vendredi 31 mai 2019

« La Mort de Danton » de Gottfried von Einem - Josef Ernst Köpplinger - Staatsoper à Vienne - 29/05/2019


On doit à la célébration du centenaire de la naissance de Gottfried von Einem (1918-1996) l’initiative d’une nouvelle production de La Mort de Danton (1947), déjà donnée l’an passé par le Staatsoper de Vienne. La reprise en ce printemps avec un plateau vocal différent permet de découvrir cette adaptation fidèle de l’œuvre éponyme de Georg Büchner, plus fréquente sur les planches que son équivalent lyrique. En France, quelques rares maisons d’opéra ont cherché à mettre en valeur une partie du corpus lyrique du compositeur autrichien, telle Nantes avec Le Procès en 2001.

A l’instar de son parfait contemporain Alberto Ginastera, dont l’Opéra du Rhin a opportunément fait revivre Beatrix Cenci en début d’année, von Einem place une ambition élevée dans la qualité littéraire de ses livrets (ici truffé de métaphores, telle la splendide «Combien de temps les empreintes de la liberté resteront-elles des tombes?»), tout en adoptant un style musical mixte entre langage d’avant-garde et emphase néoromantique, avec un Sprechgesang toujours expressif.

L’une des plus grandes qualités de ce petit maître est précisément d’adapter son langage musical à chaque situation dramatique: on passe ainsi de l’urgence colorée et nerveuse proche de Hindemith aux scènes hautes en couleur du peuple déchaîné, où l’orchestre (le plus souvent autonome par rapport aux voix) se fait plus présent encore dans la masse sonore. Les talents d’orchestrateur de von Einem sont un délice de chaque instant, tant on se régale de la variété d’inspiration, particulièrement audible dans l’un des interludes orchestraux où domine la clarinette solo.


La mise en scène classique de Josef Ernst Köpplinger opte pour un décor unique pendant toute la représentation, ce qui resserre le drame en forme de huis clos, en phase avec la durée très courte de l’ouvrage (une heure et demie environ). Constitué d’une sorte d’immense cage de bois, le décor laisse entrevoir la foule qui guette les protagonistes par les interstices, suggérant finement le climat de suspicion générale propre aux événements révolutionnaires. Köpplinger revisite constamment la scène au moyen de superbes éclairages, tandis que les personnages habillés en habit d’époque se meuvent dans une direction d’acteur serrée et dynamique. La tension culmine avec la scène d’accusation de Danton, d’un réalisme saisissant, avant de retomber ensuite dans une certaine banalité lors d’une fin d’ouvrage malheureusement trop abrupte.

Le plateau vocal, de bonne qualité, est dominé par un exceptionnel Tomasz Konieczny (Danton), dont la projection vocale et les qualités d’articulation, autant que l’engagement physique, emportent l’adhésion tout du long. A ses côtés, Benjamin Bruns (Desmoulins) et Olga Bezsmertna (Lucile) se hissent souvent au même niveau, tandis qu’on regrette seulement le manque de puissance du Saint-Just de Peter Kellner. Le reste du plateau est à la hauteur, de même qu’un chœur parfait de cohésion et d’ivresse maîtrisée. Seule la direction de Michael Boder, certes parfaitement en place et probe, manque de variété dans l’expression des différents climats, à même de mettre en valeur les parties plus sensuelles et lyriques ou, en contraste, les attaques plus soutenues des passages verticaux.

jeudi 30 mai 2019

« La Flûte enchantée » de Mozart - Helmuth Lohner - Volksoper à Vienne - 28/05/2019


Equivalent de l’Opéra-Comique à Paris, le Volksoper de Vienne a fêté ses 120 ans d’existence l’an passé, en poursuivant une saison riche de plus de 300 représentations données en alternance. Parmi les piliers de son répertoire, on ne s’étonnera pas d’y retrouver La Flûte enchantée, créée en 1791 dans un théâtre populaire des faubourgs de Vienne. Bénéficiant de surtitres en allemand et anglais, cette reprise d’un spectacle étrenné en 2005 fonctionne bien, sans pour autant briller d’une invention particulière: essentiellement visuel, le dispositif imaginé par Helmuth Lohner repose sur un plateau tournant qui permet de dévoiler plusieurs tableaux minimalistes et symboliques, de l’arbre de la connaissance au télescope de Sarastro. Le tout est élégamment mis en valeur par les éclairages et costumes, mais ne dépasse jamais le cadre d’une illustration classique, certes idéale pour le novice, mais trop convenue pour qui veut fouiller les possibilités offertes par le livret. Trop statique, la direction d’acteur place souvent les interprètes en bord de scène pour chanter face public – sans doute pour pallier le déséquilibre acoustique qui privilégie la fosse.

Fort heureusement, la troupe du Volksoper connaît suffisamment son Mozart pour apporter de nombreuses satisfactions, tout particulièrement l’éblouissante Reine de la nuit incarnée par la Finlandaise Tuuli Takala, qui donne beaucoup de caractère à son rôle – le tout porté par une aisance confondante sur toute la tessiture. On aimerait seulement un peu plus de substance dans les vocalises, mais ce n’est là qu’un détail à ce niveau. La révélation de la soirée est peut-être plus encore celle de l’Orateur de Günter Haumer, vivement applaudi tout du long pour ses phrasés d’une noblesse éloquente, à l’articulation et aux graves mordants. La petite voix d’Anja-Nina Bahrmann (Pamina) manque quant à elle de puissance par endroits, ce qui est heureusement compensé par une grâce jamais prise en défaut. On lui préfère cependant le Papageno d’Alexandre Beuchat, qui trouve un bel équilibre entre chant radieux et nécessités comiques. Plus en retrait, JunHo You (Tamino) s’impose dès lors qu’il est en pleine voix, pour mieux décevoir ensuite dans les subtilités ou les accélérations. On soulignera enfin la belle composition de Juliette Khalil (Papagena), tandis que les trois Dames brillent davantage au niveau théâtral que vocal. Que dire, enfin, des superlatifs jeunes chanteurs de Vienne, aux interventions solides et à la justesse jamais prise en défaut? Avec l’impeccable chœur local, on tient là l’un des atouts décisifs de ce spectacle.


On conclura sur la direction nerveuse et allégée de Gerrit Priessnitz, qui donne une belle tenue à son ensemble, même si ses vifs tempi mettent parfois à mal ses chanteurs, tout en sacrifiant quelque peu les parties apaisées, un peu raides.

dimanche 26 mai 2019

Concert de l'Orchestre philharmonique de Radio France - Kazuki Yamada - Philharmonie de Paris - 25/05/2019

Kazuki Yamada

Ambiance des grands soirs à la Philharmonie dans une salle remplie à craquer, le tout en présence des caméras qui retransmettent l’événement pour Arte: le public est-il venu pour le spectaculaire Te Deum de Berlioz ou pour la création mondiale du Deuxième Concerto pour piano de Michael Jarrell (né en 1958)? A entendre les observations dubitatives de quelques spectateurs à l’entracte («Dis donc, c’est pas évident»), on pencherait évidemment pour Berlioz. Quoi qu’il en soit, force est de constater que la musique de Jarrell semble tout à fait abordable pour le novice, et ce d’autant plus que la durée assez brève du Concerto, d’environ trente minutes, permet une concentration resserrée.

Des scansions initiales, entêtantes et inquiétantes, émergent peu à peu une mélodie qui se dégage de ce flot tumultueux: le jeu sur les sonorités embrase tout l’orchestre, très sollicité à l’instar du pianiste – ce dernier est souvent soutenu par le carillon tubulaire en fin de phrasés. Le climat général s’apaise ensuite, en un statisme étrange et envoûtant, marqué par quelques glissandi et brefs tutti. Ces variations d’intensité conviennent bien au piano véloce et précis de Bertrand Chamayou, très investi tout du long. La fin du mouvement voit le rythme ralentir plus encore, tandis que soliste et orchestre cessent de s’opposer pour tendre vers une fusion des timbres. Kazuki Yamada demande manifestement aux cordes de ne pas donner trop de nerf à cette dernière partie, avec un beau sens de la respiration aérienne.

Le court mouvement lent, volontairement hésitant et répétitif en son début, donne à entendre des cuivres aux sonorités morbides en arrière-plan, installant un certain suspens: on peine à deviner ce qui suit. Le piano semble désormais prendre le dessus sur l’orchestre, plus décoratif, avant d’entamer une course à l’abîme dans le mouvement conclusif aux nombreuses scansions. On pense parfois à l’art de Witold Lutoslawski, tandis que la fin un peu abrupte explique pourquoi le public met un peu de temps à lancer la salve d’applaudissements.


Bertrand Chamayou
Après l’entracte, on ne peut s’empêcher de s’ébahir du nombre d’interprètes en présence pour le Te Deum de Berlioz (composé en 1849 d’après sa Messe solennelle de 1824): outre l’orchestre pléthorique et ses pas moins de onze contrebasses, huit harpes, quatre cymbales, la totalité des chœurs emplit l’arrière-scène, soit environ 250 chanteurs – un chiffre conséquent mais finalement bien éloigné des 800 chanteurs réunis par Berlioz lors de la première représentation de l’ouvrage en 1855. On ne peut une fois encore que se féliciter de l’existence de la Philharmonie, qui permet de réunir ces effectifs, là où la salle Pleyel ne disposait pas de la place requise sur scène. Après François-Xavier Roth en 2015, c’est la deuxième fois que le Te Deum résonne ici, là où la Grande Messe des morts (Requiem, 1837) du même Berlioz – aux effectifs plus fournis encore – a été entendue plus souvent dans cet écrin (voir notamment en 2018 et en 2019).

Kazuki Yamada donne un geste lyrique à sa direction dont les tempi apaisés permettent une belle tenue d’ensemble: il est vrai que ce Berlioz monumental se montre ici moins aventureux qu’ailleurs dans les ruptures rythmiques, donnant souvent à entendre un chœur à l’unisson. D’où l’impression d’une musique très germanique, fidèle au modèle beethovénien et annonçant par endroits le Requiem allemand (1868) de Brahms. Yamada évite fort heureusement toute emphase, particulièrement dans les parties apaisées et plus chantantes, tout en respectant scrupuleusement les nombreuses nuances de la partition. Avec le «Te ergo quaesumus», l’unique intervention soliste du ténor Barry Banks est un enchantement baigné de lumière, tant il est vrai que le Britannique montre une aisance superlative sur toute la tessiture. Seul Thomas Ospital déçoit quelque peu dans ses interventions trop évanescentes. Le concert se conclut avec l’hymne du «Judex crederis», en un finale martial dont les dernières notes font croire au public la fin de l’œuvre: les applaudissements font rapidement place à la ravissante Marche pour la présentation des drapeaux et ses huit harpes déchaînées, achevant ce superbe concert sous les congratulations réciproques de l’ensemble des chœurs, manifestement heureux de l’achèvement de ce projet ambitieux.

« Symphonies n° 1 à 7 » de Charles Villiers Stanford - Vernon Handley - Disque Chandos


On serait bien en peine de trouver la musique de Charles Villiers Stanford (1852-1924) dans les programmes de concert de nos jours: pour autant, les notices de ces programmes font souvent référence à ce compositeur prolifique en tant qu’illustre professeur, admiré et respecté, d’une génération autrement plus prestigieuse que la sienne – le grand Edward Elgar excepté. D’Arthur Bliss à John Ireland, en passant surtout par Gustav Holst et Ralph Vaughan Williams, toute la génération active au début du XXe siècle a été, de près ou de loin, influencée par ce musicien conservateur, ancien élève de Carl Reinecke à Leipzig notamment. Son legs symphonique, enregistré par Vernon Handley à la fin des années 1980 et au début des années 1990, a été opportunément réuni par Chandos en un coffret constamment réédité depuis 1994. On regrettera cependant que les compléments symphoniques, notamment les six Rhapsodies irlandaises, doivent faire l’objet d’un achat séparé, mais là encore imparfait du fait de l’absence du Concerto pour clarinette enregistré par Handley au cours de ce cycle.

Quoiqu’il en soit, cette somme s’impose pour tout amateur de la musique de Brahms, avec laquelle Stanford entretient de nombreuses parentés. C’est particulièrement marquant dans la Première Symphonie (1877), d’une transparence et d’une légèreté diaphanes qui rappelle aussi les premières symphonies de Dvorák dans les ruptures et l’aspect séquentiel. Si Stanford n’évite pas un Scherzo assez décoratif, il convainc davantage dans la noblesse sereine de la fin du mouvement lent, placé en troisième position – une constante chez Stanford, qui fait ce choix dans pas moins de cinq de ses sept symphonies. Le finale séduit quant à lui par la sincérité de son élan et son thème resserré, concluant de fort belle manière la symphonie la plus longue de son auteur – un peu plus de 46 minutes.


La Deuxième Symphonie «Elégiaque» (1882) apparaît encore plus fluide que la précédente, se rapprochant de Schumann par la majestueuse conduite de son inspiration mélodique, tout autant que dans le caractère sous-jacent dans les différents mouvements. Avec la Troisième «Irlandaise» (1887), on découvre l’ouvrage qui fit largement connaître Stanford en Angleterre et en Allemagne, lui permettant de créer sa symphonie suivante à Berlin. Les motifs lyriques s’enchaînent naturellement à l’instar de son mouvement lent, le plus connu, inspiré d’un thème populaire irlandais également utilisé précédemment par Brahms dans sa Quatrième Symphonie. Stanford n’hésite pas à recourir à une emphase inhabituelle pour lui, annonçant la fougue d’un Holst, pour très vite revenir à un lyrisme plus proche de l’habituel modèle brahmsien. En dehors de son début qui rappelle Elgar dans la peinture en demi-teinte subtile des sentiments et des caractères, on pense encore globalement à Schumann tout au long de la Quatrième Symphonie de 1889, malheureusement un rien en retrait au niveau de l’inspiration mélodique.


Avec la Cinquième Symphonie (1895), on tient là l’une des œuvres les plus réussies de son auteur avec celle qui suit. Un souffle nordique proche de Grieg irradie les superbes deux premiers mouvements, d’une grâce mélodique inspirée qui résonne aisément dans la tête après l’écoute. Plus inégaux, les deux derniers mouvements comportent néanmoins de beaux passages. La Sixième «In Memoriam G. F. Watts» (1905) séduit quant à elle par un tempérament plus affirmé, incarné par l’usage plus vigoureux des cuivres, mais qui reste arrimé à cette volonté de séduction mélodique, fidèle en cela aux maîtres anciens. Le mouvement lent se montre une fois encore inégal, heureusement compensé par un finale superbe, au souffle romantique. Retour à Brahms dans la dernière symphonie (1912), qui ne brille donc pas par sa modernité, mais reste plaisante pour son ton lyrique, se rapprochant quelque peu des orages de la Septième Symphonie de Dvorák dans les Variations - Andante, véritable sommet de la partition.


Ce coffret hautement recommandable bénéficie avant tout de la direction constamment inspirée de Vernon Handley à la tête d’un excellent Orchestre de l’Ulster, qui respire sans jamais s’appesantir, en individualisant chaque pupitre au bénéfice d’un festival de couleurs. Le tout est parfaitement rendu par une excellente prise de son, hormis une certaine résonance pour la Troisième Symphonie, enregistrée au tout début du cycle, en 1986. Enfin, on relèvera une notice intéressante de Lewis Foreman, maladroitement traduite en français.

samedi 25 mai 2019

« Ein Lämmlein geht und trägt die Schuld » de Gottfried Heinrich Stölzel - György Vashegyi - Disque Glossa


Depuis la parution en 2015 de son disque consacré à Adrien de Méhul, le chef hongrois György Vashegyi a continué de manifester son intérêt pour le répertoire français en éditant plusieurs disques consacrés à Rameau et Mondonville (voir le compte rendu d’Isbé, donné à Budapest avant la sortie du disque en 2017), tous très réussis. On regrette de ne pas avoir pu entendre ces ouvrages dans l’écrin idéal de l’Opéra de Versailles, en lieu et place du pot-pourri Un opéra pour trois rois, plus ou moins convaincant, présenté en 2016. Quoi qu’il en soit, le disque permet de pallier le voyage à Budapest, incontournable pour profiter de l’excitation du spectacle vivant.

György Vashegyi s’intéresse cette fois au répertoire germanique en faisant honneur à la figure méconnue du prolifique Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749), dont les ouvrages religieux sont défendus avec constance par les éditeurs CPO et MDG depuis plusieurs années, sans parler des pièces pour trompette redécouvertes jadis par Maurice André ou... Carl Schuricht. On ne s’étonnera pas de l’intérêt de Vashegyi pour ce compositeur admiré par Jean-Sébastien Bach, tant son élégance raffinée et son refus de la virtuosité le rapprochent de la musique française: des caractéristiques particulièrement audibles dans ce disque consacré à l’oratorio Un agneau passe et porte la faute, créé en 1720 et repris ensuite, notamment en 1734 à Leipzig à l’initiative et sous la direction, très probablement, de Bach. Ce dernier se verra longtemps attribuer à tort l’aria «Bist du bei mir», pourtant tiré de l’opéra Diomède (1718) de Stölzel.


De quoi donner une idée de l’inspiration de Stölzel, véritable maître de la miniature sereine, gracieuse et expressive: aucun des quarante morceaux qui composent cet oratorio
(ici donné dans sa version de 1731, plus courte que la version de la création) ne dure plus de 4 minutes. On aimerait bien entendu que les plus réussis d’entre eux (notamment le choral «Mein Jesus stirbt») soient plus développés, mais on s’habitue bien vite au style concis de ce compositeur. On notera aussi la capacité à varier les climats, avec un chœur très présent: il est vrai que le superlatif Chœur Purcell n’est pas pour rien dans cette impression, d’autant plus que les phrasés aériens de Vashegyi séduisent tout du long par leur justesse de ton. Tous les solistes réunis se montrent d’un bon niveau homogène, hormis le perfectible Zoltán Megyesi, à l’aigu forcé. Un disque chaleureusement recommandé, malgré cette réserve.

vendredi 24 mai 2019

« Les Huguenots » de Giacomo Meyerbeer - L’Avant-Scène Opéra n° 305


A l’occasion de la nouvelle production controversée des Huguenots, donnée l’an passé à l’Opéra Bastille dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg, l’Avant-Scène Opéra a réédité son ancien numéro, paru en 1990: la quasi-totalité des articles a été revue par les auteurs, le tout bénéficiant d’une charte graphique modernisée et richement illustrée, notamment des productions mémorables récentes, d'Olivier Py à Bruxelles en 2011 à David Alden à Berlin en 2016.

La revue a relevé le défi de proposer un guide d’écoute commenté par Gérard Condé qui comporte «tout ce qui a été chanté à la création et par la suite du vivant du compositeur», et ce en l’absence d’édition définitive de l’ouvrage. Si ce travail s’appuie sur la partition piano-chant établie par Philippe Maquet, il est également enrichi de l’ajout (en une couleur différente) des suppressions importantes réalisées par Meyerbeer sur le livret de Scribe. On ne pourra que souligner le souci du détail et de la mise en perspective du travail considérable de Condé (pas moins de la moitié de la revue est consacrée à ce guide), dont l’érudition claire et accessible n’en oublie pas de porter quelques griffes aux facilités et trivialités de l’inspiration de Meyerbeer.


Les autres articles traitent eux aussi avec force précision de la partition dans tous ses aspects, aussi bien le livret perfectible de Scribe, entre influences littéraires et invraisemblances historiques, que la difficulté à réunir les «sept étoiles». Tandis que David Charlton tente de cerner la notion de «Grand Opéra», Pierre Enckell s’interroge sur l’évolution du protestantisme en France et l’apparition du terme «huguenot». Les conditions de la création et la postérité scénique de l’ouvrage sont traitées par Marie-Hélène Coudroy-Saghaï, avant une passionnante confrontation entre les critiques contrastées de Berlioz et Schumann, deux observateurs sans concession. Outre quelques extraits littéraires, on se félicitera des habituels et indispensables comparatifs discographiques et vidéographiques dus respectivement aux spécialistes Didier van Moere et Jean-Charles Hoffelé.


C’est là un paradoxe: aujourd’hui principalement reconnu pour ces trois grands opéras parisiens, Meyerbeer semble avoir perdu la notoriété acquise en Italie, qui justifia alors son changement de prénom. On ne pourra toutefois qu’inciter le lecteur à rejoindre cet été le festival de Bad Wildbad, qui donne le rare Romilda e Costanza, créé à Padoue en 1817.

samedi 18 mai 2019

Spectacle Planquette / Henrion - Studio Marigny à Paris - 17/05/2019



On doit à l’imagination du Palazzetto Bru Zane la réunion de ces petits bijoux d’humour dus à Robert Planquette (1848-1903) et Paul Henrion (1819-1901): produit et imaginé dans le cadre de la saison des «Bouffes de Bru Zane», ce spectacle est donné au Studio Marigny – la petite salle du théâtre du même nom, d’environ 300 places, qui offre un rapport idéal avec les artistes. On regrette seulement l’absence de climatisation alors que l’ensemble du complexe a été modernisé suite à sa fermeture pour travaux entre 2013 et 2018.

Le spectacle débute dans une chaleur étouffante avec le premier solo du pianiste français d’origine italienne David Violi (né en 1982), qui apporte ensuite une malice bienvenue à ces quelques interventions parlées, tout en accompagnant de son geste félin la soprano.

De tempérament, Ingrid Perruche en a à revendre! On avoue cependant être peu sensible à son jeu théâtral trop caricatural, pourtant si décisif pour faire revivre harmonieusement ces deux «opérettes-récital» d’environ trente minutes chacune. C’est d’autant plus regrettable que la soprano se montre irrésistible d’aisance au niveau vocal, faisant valoir une émission agile et un timbre velouté, plus en retrait dès lors qu’elle force le trait dans l’accent populaire. Le débit beaucoup trop vif laisse souvent place à l’outrance, avant de se ralentir quelque peu en fin de représentation: peut-être le trac a-t-il eu raison de l’équilibre demandé par ces petites pièces redoutables, entre ton juste au niveau théâtral et ivresse vocale. Même si on a bien conscience des petits moyens en présence, on aurait aimé également que la mise en espace imaginée par Pierre-André Weitz demande à Ingrid Perruche un jeu davantage en sobriété, plutôt qu’une mise en valeur de quelques accessoires et costumes, assez répétitive dans la durée.

« Missa solemnis » de Beethoven - Frieder Bernius - Disque Carus


On se réjouit toujours autant de découvrir les enregistrements du prolifique Frieder Bernius, qui nous a déjà tellement gâtés avec son édition Mendelssohn ou ses nombreuses raretés patiemment révélées depuis 1976 et ses plus de cent disques gravés, la plupart chez Carus. Après la Messe en ut majeur (Carus, 2013), c’est la deuxième fois que le chef allemand s’intéresse à Beethoven, toujours avec le même bonheur: place cette fois à la Missa solemnis, dans ce qui constitue manifestement la version la plus rapide de toute la discographie – respectivement 13 et 4 minutes de moins par rapport à Harnoncourt et Gardiner, pour ne parler que de ses deux rivaux éminents sur instruments d’époque.

Quel prodige Frieder Bernius réussit-il ici? Malgré ces tempi dantesques, on n’a jamais l’impression d’une direction précipitée: bien au contraire, la sensation d’urgence imprimée tout au long des mouvements parcourt l’ouvrage comme une déflagration, portée par le sens habituel de la transparence et du refus du vibrato propre à son geste. Le niveau homogène des solistes réunis participe de la réussite de cette vision qui ne cherche pas à mettre en avant la virtuosité individuelle, le tout en une prise de son admirable de définition et de clarté. On tient là l’un des plus beaux disques entendus depuis plusieurs années, à même de justifier un Must de ConcertoNet des plus mérités.

« Le Tribut de Zamora » de Charles Gounod - Hervé Niquet - Livre-disque Palazzetto Bru Zane


Avec Le Tribut de Zamora, le Palazzetto Bru Zane poursuit son hommage à Charles Gounod (1818-1893), après le double disque consacré début 2018 à ses cantates et sa musique sacrée. C’est à nouveau Hervé Niquet qui nous révèle ce Gounod méconnu, cette fois avec les forces du Chœur de la Radio bavaroise et de l’Orchestre de la Radio de Munich. On ne dira jamais assez la splendeur vocale de ce chœur à la cohésion et à l’impact physique audibles dès les premières interventions. Niquet conduit son petit monde avec une attention bienvenue dans les parties apaisées, plus tranchant dans les verticalités, le tout sans vibrato et en des tempi équilibrés. Las, on retrouve ici le ténor Edgaras Montvidas, dont on apprécie toujours aussi peu l’émission chargée de vibrato dans l’emphase, en un style très daté, à l’aigu forcé.

C’est d’autant plus regrettable que le reste du plateau vocal réuni force l’admiration. On citera tout particulièrement Judith van Wanroij qui trouve enfin un rôle à sa mesure dans le répertoire du XIXe siècle, faisant valoir son timbre superbe et ses qualités d’articulation, tandis que Tassis Christoyannis, malgré quelques couleurs absentes, nous emporte par la vaillance et la noblesse de la ligne vocale. Que dire aussi du superbe Alcade d’Artavazd Sargsyan, qui fait valoir son beau timbre clair, ou de la profondeur d’incarnation du Roi de Jérôme Boutillier? On citera enfin l’impeccable Juliette Mars, dont les phrasés rappellent souvent l’élégance de style de Véronique Gens.

Des conditions quasi idéales au service d’un ouvrage malheureusement inégal – le tout dernier composé par Gounod en 1881. Outre un livret aux rebondissements peu crédibles, ce Tribut de Zamora tourne le dos aux novations musicales de son temps, notamment celles de Wagner, ou encore de Bizet dans la caractérisation exotique, pratiquement absente de l’ouvrage. Toutefois, Gounod séduit toujours autant par un raffinement jamais pris en défaut, hormis dans les passages spectaculaires, peu convaincants (deux disques et un livre Bru Zane BZ 1033)

vendredi 17 mai 2019

« Dante » de Benjamin Godard - Ulf Schirmer - Livre-disque Palazzetto Bru Zane


Après la musique de chambre et quelques œuvres orchestrales (voir notamment ici), la redécouverte du catalogue de Benjamin Godard (1849-1895) se poursuit avec bonheur avec l’édition de son cinquième opéra, Dante (1890). C’est là un véritable événement tant les disques de ce compositeur trop tôt disparu permettent à chaque fois une réévaluation de sa place dans l’histoire musicale de la fin du XIXe siècle. Fidèle à l’opéra français, davantage qu’au wagnérisme, cette partition foisonnante bénéficie de climats admirablement variés, portés par un début guerrier rapidement contrasté avec les interventions féminines plus bucoliques, tandis que l’orchestre tient une place prépondérante, révélateur du goût de l’auteur en ce domaine. Il ne faudra pas hésiter à écouter plusieurs fois l’ouvrage pour en saisir pleinement tous les trésors d’invention.

Il faut dire que l’ensemble des forces réunies par les équipes du Palazzetto Bru Zane ne laissent pas de convaincre par leur sérieux et leur investissement, même si l’on pourra être agacé par le style du rôle-titre Edgaras Montvidas, à l’aigu en force et aux r roulés au moyen d’un vibrato peu distingué. Tous les autres chanteurs offrent un niveau superlatif à ce Dante hautement recommandable, qui baigne de la lumière radieuse de Véronique Gens, très à l’aise dans ce répertoire. On se félicite aussi de la direction toujours aussi équilibrée d’Ulf Schirmer, tandis que l’enregistrement bénéficie d’une excellente prise de son. L’Opéra de Saint-Etienne a permis de découvrir sur scène cet ouvrage en mars dernier, avec des interprètes différents (deux disques et un livre Ediciones singulares ES 1029)

« La Reine de Chypre » de Fromental Halévy - Hervé Niquet - Livre-disque Palazzetto Bru Zane


L’heure de la renaissance de Fromental Halévy (1799-1862) a-t-elle sonné? Il reste aujourd’hui pour le grand public et la quasi-totalité des mélomanes l’homme d’un seul opéra, La Juive (1835). Cet immense succès «de jeunesse» allait en faire un des compositeurs les plus en vue, avant la longue éclipse que l’on connaît encore aujourd’hui, hormis, donc, La Juive. C’est donc un événement que de découvrir son grand opéra La Reine de Chypre (1843), où l’on retrouve ses talents d’orchestrateur, tendre et gracieux, au service de la primauté du chant. Cette simplicité aux allures presque mozartiennes par endroit lui a été reprochée, même si on note aussi quelques passages plus verticaux, tels que le superbe finale de l’acte I avec la présence notable des chœurs, ou en un acte IV un peu raide et répétitif.

Le présent enregistrement (sans les ballets) a été réalisé au Théâtre des Champs-Elysées, deux jours avant le concert. C’est là l’un des points faibles de ce double disque, tant l’acoustique perfectible de la célèbre salle parisienne place les interprètes en une sorte de halo lointain. Le disque bénéficie en revanche de la présence de Cyril Dubois, dont la pharyngite allait le contraindre à renoncer ensuite au concert. On note d’emblée une fragilisation de son timbre, moins apollinien qu’à l’habitude, mais qui ne nuit en rien à la caractérisation du rôle, lui donnant une aspérité bienvenue. A ses côtés, on retrouve les impeccables Véronique Gens et Etienne Dupuis, tandis que la direction d’Hervé Niquet semble avoir gagné ici en modulations et en variété, en comparaison du concert (deux disques et un livre Glossa ES 1032).

jeudi 16 mai 2019

« Guys and Dolls » de Frank Loesser - Théâtre Marigny à Paris - 15/05/2019


Il faut se précipiter pour les dernières représentations de la création française du musical Guys and Dolls (1950), à l’affiche du Théâtre Marigny jusqu’au 1er juin, dans l’une des productions les plus réjouissantes du moment : il est vrai que son directeur Jean-Luc Choplin n’a pas ménagé à la dépense pour réunir la fine fleur du chant anglophone d’aujourd’hui, autant à l’aise dans les parties théâtrales que chantées. On s’associe d’emblée au concert de louanges dont jouit cet immense succès de Frank Loesser (1910-1969), qualifié de « meilleur comédie musicale de tous les temps » par le New York Times ou de « chef d’oeuvre absolu » par Alain Perroux (La Comédie musicale, mode d’emploi, Edition L’Avant-Scène Opéra, novembre 2009).

D’abord parolier et auteur pour Hollywood, Loesser a eu la bonne idée d’adapter deux nouvelles gouailleuses de Damon Runyon, qui nous plongent dans la pègre new yorkaise des années de la prohibition avec un réalisme aussi saisissant que truffé de scènes d’humour. Loesser n’a pas son pareil pour jongler avec des couplets inattendus et hilarants, tel le leitmotiv du rhume de Miss Adelaïde, source farfelue et inépuisable de ses déboires sentimentaux. Autour de la description d’un Broadway moins idyllique qu’à l’accoutumée, avec ses méchants d’opérette au coeur tendre, le livret combine habilement les doutes amoureux – en apparence opposées – de la cocotte Adelaïde et de la fervente et rigide Sarah, toutes deux éprises de voyous flamboyants. Un univers qui ne manquera pas d’inspirer Leonard Bernstein en 1953 avec son musical Wonderful Town. Musicalement, Loesser donne à entendre la finesse de ses talents d’orchestrateur, en des scènes admirablement variées qui swinguent avec bonne humeur, entre music hall et cabaret. Les cuivres ont souvent la part belle, tout comme la batterie et le piano, tandis que les parties vocales sont peu virtuoses pour les interprètes.

Si l’on peut regretter une sonorisation légèrement excessive pour l’orchestre, bien caché dans la petite fosse de Marigny, celui-ci ne ménage pas son engagement pour donner un soutien admirable d’intensité aux chanteurs. Le geste ductile et précis de son chef James McKeon n’y est sans doute pas étranger, donnant un soutien vibrant aux nombreuses scènes chorégraphiées : elles bénéficient de l’énergie survitaminée de la douzaine de danseurs réunis pour l’occasion. Très variées, ces différentes scènes font revivre les années 1920 avec un réalisme fort à propos, bien rendus par des costumes superbes et une scénographie minimaliste en contraste. Le metteur en scène et chorégraphe Stephen Mear choisit en effet de s’appuyer sur une multitude d’encadrements lumineux qui évoquent les miroirs de maquillage des comédiens : les changements de couleurs, comme les variations d’éclairage indirects, permettent de bien différencier les tableaux, dont on retient tout particulièrement la scène cubaine et sa chorégraphie virevoltante.

On l’a dit, le plateau vocal n’appelle que des éloges par sa formidable homogénéité dans l’excellence, aussi bien au niveau théâtral que vocal. Ainsi de la touchante Sarah de Clare Halse, qui sait faire évoluer son personnage de la rigidité à l’élan amoureux, autour d’une voix idéale d’agilité dans toute la tessiture. La grande classe de l’impayable Ria Jones (Adelaide) bénéficie de la truculence nasillarde de son émission à nulle autre pareille, élevant son rôle au rang de l’héroïne tragi-comique attendue. Si Matthew Goodgame (Sky) a pour lui un délicieux timbre de crooner à la Sacha Distel, on aimerait aussi le voir davantage fendre l’armure dans l’éclat. Christopher Howell compose quant à lui un Nathan délicieux de fourberie attendrissante, tandis que les superlatifs Barry James (Arvide Abernaty) et Matthew Whennell-Clark (Benny Southstreet) se distinguent dans leurs petits rôles avec une aisance confondante.

Courrez vite au Théâtre Marigny, vous n’y serez pas déçus ! On ne manquera pas aussi la reprise en juin prochain de l’excellente opérette d’Hervé, Mam’zelle Nitouche, qui achèvera là sa vaste tournée à travers la France.

mercredi 15 mai 2019

« Iolanta / Casse-Noisette » de Tchaïkovski - Dmitri Tcherniakov - Opéra Garnier à Paris - 13/05/2019


On connait l’histoire : composés par Tchaïkovski pour être donnés en une seule et même soirée, son ultime ballet Casse-Noisette et son dernier opéra Iolanta ont rapidement vu leurs trajectoires se séparer, et ce compte tenu des critiques plus favorables émises pour le ballet dès la création en 1892. Voilà trois ans, l’Opéra de Paris a choisi de réunir les deux ouvrages pour la première fois ici, ce qui permet dans le même temps à Iolanta de faire son entrée au répertoire de la grande maison : un regain d’intérêt confirmé pour cet ouvrage concis (1h30 environ), souvent couplé avec un autre du même calibre (récemment encore avec Mozart et Salieri à Tours ou avec Aleko à Nantes).

Confiée aux bons soins de l’imprévisible trublion Dmitri Tcherniakov, la mise en scène a la bonne idée de lier les deux ouvrages en donnant tout d’abord une lecture assez fidèle de Iolanta, dont l’action est transposée dans un intérieur bourgeois cossu typique des obsessions du metteur en scène russe – observateur critique des moindres petitesses d’esprit des possédants, comme ont pu le constater les parisiens dès 2008. La seule modification apportée au livret consiste à ajouter d’emblée le personnage muet de Marie, qui obtient pour cadeau d’anniversaire la représentation scénique de Iolanta. Dès lors, on comprend très vite que la jeune fille sera le personnage principal du ballet Casse-Noisette, dont l’histoire a été entièrement réécrite par Tcherniakov pour prolonger le conte initiatique à l’œuvre dans Iolanta.


A la peur du monde adulte symbolisée par l’aveuglement de Iolanta succède ainsi trois tableaux admirablement différenciés, qui nous permettent de plonger au cœur des craintes et désirs de l’adolescente, entre fantasme onirique et réalité déformée. On se régale des joutes mondaines qui dynamitent le début de Casse-Noisette en un ballet virevoltant, tout en rendant hommage aux jeux bon enfant d’antan, le tout chorégraphié par un Arthur Pita inspiré : à minuit passé, la même jeunesse dorée revient hanter Marie avec des mouvements saccadés inquiétants, avant qu’elle ne découvre la mort de son cher Vaudémont.

Tcherniakov mêle avec finesse la crainte de la perte de l’être aimé, l’expérience de la solitude dans une forêt sinistre, puis la révélation de la misère humaine et de ses inégalités. Il revient cette fois à Edouard Lock et Sidi Larbi Cherkaoui de chorégraphier ces parties saisissantes de réalisme, qui s’enchainent à un rythme sans temps mort. Faut-il expliquer le délire de Marie par sa capacité à pressentir la fin du monde proche ? C’est ce que semble suggérer la météorite qui envahit tout l’écran en arrière-scène peu avant la fin, rappelant en cela le propos de l’excellent film Melancholia (2011) de Lars von Trier.


Au regard de cette richesse d’invention qui semble inépuisable, qui peut encore douter du génie de Tcherniakov ? On conclura en mentionnant la parfaite réalisation au niveau visuel qui donne un écrin millimétré aux protagonistes, et ce dans les différents univers dévoilés. Si les deux danseurs principaux, Marine Ganio (Marie) et Jérémy-Loup Quer (Vaudémont), brillent d’une grâce vivement applaudi par le public en fin de représentation, le plateau vocal de Iolanta (entièrement revu depuis 2016, à l’exception des rôles de Bertrand et Marthe) se montre d’un bon niveau, sans éblouir pour autant. Le chant bien conduit et articulé de Krzysztof Bączyk (René) lui permet de s’épanouir dans un rôle de caractère, en phase avec ses qualités dramatiques, tandis que la petite voix de Valentina Naforniţă donne à Iolanta la fragilité attendue pour son rôle, le tout en une émission ronde et souple. Dmytro Popov (Vaudémont) rencontre les mêmes difficultés de projection, essentiellement dans le médium, ce qui est d’autant plus regrettable que le timbre est séduisant dans toute la tessiture. Deux petits rôles se distinguent admirablement par leur éclat et leur ligne de chant d’une noblesse éloquente, les superlatifs Robert d’Artur Ruciński et Bertrand de Gennady Bezzubenkov.

Enfin, le geste équilibré de Tomáš Hanus, ancien élève du regretté Jiři Bělohlávek, n’en oublie jamais l’élan nécessaire à la narration d’ensemble, tout en demandant à ses pupitres des interventions bien différenciées. On a là une direction solide et sûre, très fidèle à l’esprit des deux ouvrages.

mardi 14 mai 2019

« Les Hauts de Hurlevent » de Bernard Herrmann - Opéra national de Lorraine à Nancy - 12/05/2019


Alors que la création française de l’ultime ouvrage lyrique de Korngold, Die Stumme Serenade (La Sérénade muette), a eu lieu à Levallois ce week-end, on peut constater le regain d’intérêt dont jouissent les compositeurs de musique de film qui ont triomphé à Hollywood au milieu du XXème siècle. L’Opéra national de Lorraine propose en effet de son côté de découvrir la création française en version scénique de l’unique opéra de Bernard Herrmann (1911-1975), Les Hauts de Hurlevent (1951). De son vivant, le grand rival de Korngold ne put malheureusement obtenir la création de cette adaptation du roman d’Emilie Brontë, refusant les adaptations demandées, à savoir coupures et modification de la fin de l’ouvrage.

Il est vrai que cet opéra souffre d’un livret inégal, qui se tient à peu près dans la première partie de l’ouvrage, mais qui déçoit ensuite du fait de plusieurs maladresses : des scènes inutilement longues contrastent ainsi avec des accélérations subites du récit. D’où l’impression de raccourcis dramatiques et de personnages peu crédibles dans leurs comportements. On pense par exemple à l’amour d’Isabelle Linton pour Heathcliff, qui prête à sourire tant il est soudain : la cohérence aurait voulu que soit accordée une présence plus soutenue à ce personnage en première partie d’ouvrage. On regrette aussi la suppression de la scène du jeu, qui explique dans le roman comment Heathcliff se venge de son rival et devient maître des Hauts de Hurlevent à son retour d’exil. Le maintien de cette scène aurait notamment permis à Bernard Herrmann de donner davantage de variété à son inspiration musicale, qui alterne entre les ambiances sombres et morbides du prologue et du finale, avec des airs plus hollywoodiens et sucrés, souvent dévolus aux personnages féminins. D’une grande maitrise orchestrale, ces airs séduisent par leur perfection formelle d’inspiration néo-romantique, mais sans marquer les esprits au niveau mélodique. Alors que le chœur n’intervient qu’une fois brièvement en coulisse, on notera une absence résolue de tout recours aux ensembles, ce qui provoque une alternance monotone sur la durée entre scènes de parlés-chanté et airs. Enfin, on regrettera que la scène finale, beaucoup trop longue, refuse la réminiscence mélodique des émois passés de Cathy et Heathcliff, se contentant de mettre en valeur l’interminable agonie de l’héroïne.


Malgré ces défauts, force est de reconnaître que Nancy a mis les petits plats dans les grands pour offrir un écrin quasi idéal à cette production. La mise en scène d’Orpha Phelan séduit en effet tout du long par sa direction d’acteur serrée, toujours au plus près des inflexions musicales, tout en bénéficiant de la scénographie splendide de Madeleine Boyd. Le décor admirablement varié par les éclairages choisit d’opposer le temps de l’enfance, symbolisé par les errances heureuses dans la nature, avec le nécessaire apprentissage des obligations du monde adulte, incarné par le confort d’un intérieur bourgeois : un parquet déformé figure ainsi autant les deux espaces, permettant des mouvements dynamiques sur tout le plateau. Face à cette réussite visuelle, le plateau vocal réuni parvient à un sans-faute, donnant à entendre la fine fleur des jeunes chanteurs anglophones d’aujourd’hui. Layla Claire (Cathy) s’impose ainsi à force d’impact dramatique : véritable rayon de soleil vocal, elle donne beaucoup de vérité à son rôle qui oscille entre naïveté et colère. C’est peut-être plus encore Rosie Aldridge qui se distingue en Nelly Dean, par ses qualités d’articulation et ses remarquables couleurs. John Chest (Heathcliff) n’est pas en reste avec un timbre splendide, par ailleurs bien projeté. On notera enfin les seconds rôles superlatifs, tout particulièrement la noirceur perfide bienvenue de Thomas Lehman (Hindley Earnshaw) ou le chant noble d’Alexander Sprague (Edgar Linton). Enfin, Kitty Whately (Isabella Linton) donne une touche lumineuse et aérienne à son court rôle, le tout sous la baguette flamboyante de Jacques Lacombe, très à l’aise pour mettre en valeur la variété de climats ici à l’œuvre.

Si l’on excepte les faiblesses de l’ouvrage, on ne peut que s’associer à l’accueil chaleureux du public nancéen en fin de représentation, justement convaincu par la somme des talents réunis par cette production.

lundi 13 mai 2019

« Les Pêcheurs de perles » de Georges Bizet - David Reiland - Grand-Théâtre de Luxembourg - 10/05/2019


Conçue par l’Opéra des Flandres en fin d’année dernière, la nouvelle production des Pêcheurs de perles de Georges Bizet (1838-1875) fait halte à Luxembourg en ce début de printemps avec un plateau vocal identique. Il est à noter que ce spectacle de très bonne tenue sera repris début 2020 à l’Opéra de Lille avec des chanteurs et un chef différents : une excellente initiative, tant s’avère réjouissant le travail du collectif théâtral anversois « FC Bergman », dont c’est là la toute première mise en scène lyrique. 

Ce collectif créé en 2008 a en effet la bonne idée de transposer l’action des Pêcheurs de perles dans une maison de retraite, ce qui permet au trio amoureux de revivre les événements les ayant conduits à l’impasse : des doubles de Leïla et Nadir, interprétés par deux jeunes danseurs, revisitent ainsi le superbe décor tournant, constitué d’une immense vague figée qui symbolise les illusions perdues des protagonistes. Le travail de FC Bergman fourmille de détails savoureux, distillant quelques traits humoristiques bienvenus pour corser l’action : ainsi du chœur des retraités aussi farfelu qu’attentif au respect de « l’ordre moral ». Pour autant, la mise en scène n’en oublie pas de dénoncer le tabou de la mort dans les maisons de retraite, donnant à voir la fin de vie dans toute sa crudité. On rit jaune, mais on s’amuse beaucoup de ce second degré qui permet d’animer un livret parfois redondant et statique : de quoi compenser les faiblesses d’inspiration de ce tout premier ouvrage lyrique d’envergure de Bizet, créé en 1863, soit douze ans avant l’ultime chef d’œuvre Carmen. On notera également quelques traits de poésie astucieusement traités au niveau technique, tels ces doubles figés comme des statues aux poses acrobatiques improbables, qui défient les lois de l’attraction terrestre. De même, le ballet des tourtereaux en tenue d’Eve est parfaitement justifié au niveau théâtral.


Face à cette mise en scène réussie, le plateau vocal réuni se montre plus inégal en comparaison. Ainsi du décevant Zurga de Stefano Antonucci, dont le placement de voix et la justesse sont mis à mal par les redoutables changements de registres. Le chant manque de l’agilité requise, avec une émission étroite dans l’aigu, et plus encore étranglée dans le suraigu : le public, chaleureux en fin de représentation, ne semble pas lui en tenir rigueur pour autant. Il est vrai que le chant idéalement projeté d’Elena Tsallagova (Leïla) emporte l’adhésion d’emblée par une diction au velouté sensuel, d’une aisance confondante dans l’aigu. Il ne lui manque qu’un grave plus affirmé encore pour faire partie des grandes de demain. A ses côtés, Charles Workman (Nadir) assure bien sa partie malgré un timbre qui manque de couleurs. On aime son jeu et sa classe naturelle qui apportent beaucoup de crédibilité à son rôle. A ses côtés, le Chœur de l’Opéra des Flandres manque sa première intervention, manifestement incapable d’éviter les décalages dans les accélérations, avant de se reprendre ensuite dans les parties plus apaisées.

L’une des plus belles satisfactions de la soirée vient de la fosse, où David Reiland (né en 1979) fait crépiter un Orchestre de l’Opéra des Flandres admirable d’engagement. Récemment nommé directeur musical de l’Orchestre national de Metz (en 2018), le chef belge n’a pas son pareil pour exalter les contrastes et conduire le récit en un sens dramatique toujours précis et éloquent. David Reiland fait désormais parti de ces chefs à suivre de très près.

samedi 11 mai 2019

« Barbe-Bleue » - L’Avant-Scène Opéra n° 303


A l’occasion de la reprise à l’Opéra Garnier du Château de Barbe-Bleue mis en scène par Krzysztof Warlikowski, L’Avant-Scène Opéra a opportunément réédité l’un de ses plus beaux numéros consacré au mythe de Barbe-Bleue, reprenant la totalité des articles écrits en 1992 hormis les discographies comparées, revues et augmentées par Didier van Moere. La mise en page modernisée, l’apport de la couleur, tout autant que les choix iconographiques variés (notamment les mises en scène récentes), apportent un confort visuel splendide, tandis qu’on se délecte de la mise en miroir féconde des deux plus belles adaptations de ce récit. Elles ont notamment pour point commun de donner un prénom à l’héroïne: la figure mythologique d’Ariane est choisie par Maurice Maeterlinck, tandis que Judith figure une allusion biblique tout aussi intéressante chez Béla Balázs. Pour ce dernier, on notera la correction bienvenue d’une coquille malheureuse dans l’orthographe de son nom, preuve du soin apporté dans la nouvelle édition de cette revue, à la réputation éminente toujours aussi fondée. On retrouve par ailleurs les textes admirables de Paul Dukas et Olivier Messiaen, l’un sur le conte de Perrault, l’autre sur le chef-d’œuvre lyrique de son ancien professeur de composition, tandis que Zoltán Kodály nous éclaire sur la réception de l’unique ouvrage lyrique de Bartók. La prose de ce dernier est également reproduite dans un court article consacré aux rapports entre les musiciens hongrois et la France.

Si l’on peut se féliciter de découvrir cet excellent numéro remis au goût du jour, il nous reste à espérer que soient davantage traités les compositeurs encore trop délaissés de nos jours par L’Avant-Scène Opéra. Il en va ainsi de la triade Auber-Adam-Hérold, qui ne bénéficie que d’un seul numéro (La Muette de Portici, ASO n° 265), alors que l’Opéra-Comique porte ce répertoire avec succès depuis plusieurs années. Pourquoi aussi ne pas s’appuyer davantage sur le formidable travail réalisé par le Palazzetto Bru Zane et ses réhabilitations de raretés? On gagnerait, par exemple, davantage de numéros consacrés à Saint-Saëns, aujourd’hui seulement traité avec l’incontournable Samson et Dalila (ASO n° 293), là où Massenet triomphe avec ses huit numéros à ce jour.

lundi 6 mai 2019

« Cendrillon » de Nicolas Isouard - Julien Chauvin - Opéra de Saint-Etienne - 05/05/2019


On doit à Richard Bonynge d’avoir redonné une relative notoriété au compositeur français d’origine maltaise Nicolas Isouard (1773-1818), en publiant en première mondiale l’enregistrement live (Olympia, 2000) de son plus célèbre ouvrage lyrique Cendrillon (1810). Reconnu en son temps, Isouard était déjà en grande partie oublié en 1845, lorsque un heureux concours de circonstance permit de remonter Cendrillon à l’Opéra-Comique – là même où Isouard avait obtenu ses plus grands succès avec l’appui de son ami Rodolphe Kreutzer (1766-1831), dédicataire de la Neuvième Sonate pour piano et violon de Beethoven.

L’Opéra de Saint-Etienne et les équipes du Palazzetto Bru Zane nous permettent aujourd’hui de découvrir le chef-d’œuvre d’Isouard dans sa version de 1845, réorchestrée et augmentée d’un air pour le rôle-titre par Adolphe Adam (1803-1856). D’où l’impression immédiate d’un soyeux et d’une perfection orchestrale dignes de l’auteur de Giselle, tandis qu’Isouard charme par son évident talent mélodique et sa fine caractérisation musicale: dès l’Ouverture, les appels de cor symbolisent l’appel de la nature en contraste avec le confort intérieur incarné par la harpe. C’est là la principale originalité de cette adaptation due à Charles Guillaume Etienne (qui sera lui-même adapté, avec moins de talent, par le librettiste de Rossini), qui fait de ce conte un récit d’apprentissage où le Prince cherche l’amour sincère pour mieux fuir les courtisanes ambitieuses. Avec beaucoup de finesse, le livret centre ainsi l’action sur les trois sœurs qui incarnent chacune l’un de ces rôles – écartant du récit toute magie.

Riccardo Romeo et Jérôme Boutillier
Le metteur en scène Marc Paquien (déjà très en forme en début d’année avec Le Monde de la lune de Haydn présenté au Conservatoire de Paris) choisit précisément de réintroduire quelques éléments d’illusion et de merveilleux, d’une délicate simplicité, à même de provoquer le rire parmi toutes les tranches d’âge du public venu en nombre dans le cadre du week-end «Tous à l’Opéra». On pense par exemple à ce balai qui bouge tout seul pendant que Cendrillon somnole ou à ces citrouilles qui la surélèvent légèrement: des détails qui viennent animer une direction d’acteur bien enlevée, par ailleurs rehaussée de moments de poésie bienvenus avec le prélude enneigé, baigné d’une lumière délicate. Avec les costumes farfelus de Claire Risterucci et un décor tournant astucieusement revisité, cette production est une réussite qui sera opportunément reprise à l’Athénée, Caen et Massy, en des versions un peu plus longues. En effet, l’adaptation présentée à Saint-Etienne a malheureusement réduit l’ouvrage de moitié, supprimant notamment l’ensemble des chœurs de la partition.

Avec l’absence d’enregistrement discographique, c’est là le principal reproche adressé à cette production, par ailleurs très bien servie par le plateau vocal réuni, d’un très bon niveau global. Outre les deux rôles parlés interprétés par les irrésistibles Christophe Vandevelde (Dandini) et Jean-Paul Muel (Montefiascone), Jérôme Boutillier se distingue dans son rôle d’Alidor par un timbre velouté et une noblesse de chant éloquente. A ses côtés, quel plaisir aussi de profiter des joutes piquantes de Jeanne Crousaud (Clorinde) et Mercedes Arcuri (Tisbé), idéales de souplesse dans leur chant raffiné. Seule la Cendrillon d’Anaïs Constans montre quelques faiblesses dans les passages de registre des parties apaisées, du fait d’une voix trop puissante. Elle est plus à l’aise dans les airs de caractère, où elle a cependant tendance à couvrir la petite voix de Riccardo Romeo (Ramiro), admirable de style mais qui manque par trop de projection.


L’autre grande réussite de la représentation vient de la direction inspirée de Julien Chauvin, qui donne le meilleur d’une Académie d’orchestre pour le moins étonnante à ce niveau: à part quelques verdeurs aux cordes et petites imperfections au cor solo, on n’est pas loin d’un sans faute, chaleureusement applaudi en fin de représentation. Bravo!

dimanche 5 mai 2019

Oeuvres de Dvorák, Nielsen et Ligeti - Ensemble Ouranos - Disque NoMadMusic


Créé en 2014 à l’initiative du clarinettiste Amaury Viduvier, l’Ensemble Ouranos a dès ses débuts reçu le soutien de la fondation Singer-Polignac (où il est toujours en résidence), avant de se produire régulièrement au festival de Deauville (notamment en 2015, 2017, et 2019). Aujourd’hui, l’ensemble réalise son tout premier disque autour d’un programme très bien construit qui met en valeur les Bagatelles (1953) de Ligeti en début de disque. Ces courtes pièces d’à peine plus de 3 minutes dévoilent une rythmique entêtante au début, avant une raréfaction du tissu dramatique qui confère une ambiance énigmatique. Dans cette œuvre de jeunesse, Ligeti fait preuve d’une inspiration variée, s’appuyant sur un sens mélodique savoureux tout autant qu’un esprit facétieux bienvenu, le tout parfaitement rendu par la verve et les détails piquants révélés par les Ouranos, par ailleurs idéalement enregistrés.

Avec le Quintette (1922) de Nielsen, on retrouve l’un des chefs-d’œuvre les plus accomplis de son auteur, très fécond à cette époque qui est aussi celle de sa Cinquième Symphonie. Les Ouranos se distinguent par les dialogues incisifs entre instruments, tout particulièrement dans le dernier mouvement, très élaboré. Son introduction sombre et mystérieuse trouve ici un écrin idéal, avant le retour à davantage de facétie légère, en un ton clair et limpide: la suite de variations ainsi révélée permet à chacun de démontrer ses qualités individuelles.

Le disque se conclut avec l’un des plus beaux quatuors de Dvorák, le Douzième «Américain», ici transcrit pour ensemble à vents par David Walter. Les Ouranos font preuve d’une même maîtrise aérienne et piquante, aux phrasés irrésistibles et passionnants. Assurément un très beau premier disque pour ces Ouranos qui s’installent d’emblée aux premières loges des ensembles de musique de chambre.

« Médée » de Marc-Antoine Charpentier - Leonardo García Alarcón - Opéra de Genève - 03/05/2019



Après la Médée de Cherubini donnée en 2015 et Il Giasone de Cavalli en 2017, l’Opéra de Genève présente la Médée de Charpentier modernisée par David McVicar en 2013 pour l’English National Opera : servi par une Anna Caterina Antonacci en grande forme dans le rôle-titre, le tourbillon visuel du trublion écossais n’a pas pris une ride.

La production du Couronnement de Poppée avait été diversement appréciée lors de sa présentation au Théâtre des Champs-Élysées en 2004 : quelques années plus tard, David McVicar adopte le même parti-pris sulfureux dans la Médée de Charpentier, aujourd’hui reprise à Genève avec bonheur, tant l’Écossais surprend par sa capacité à dépoussiérer le mythe en lui donnant un écrin visuel d’une vibrante actualité. Ainsi des décors splendides de Bunny Christie qui transpose l’action en temps de guerre au milieu du XXe siècle, plongeant les interprètes dans un huis-clos étouffant bien mis en valeur par les ambiances tamisées des éclairages de Paule Constable.

Pour autant, si McVicar sait se faire minimaliste lorsque la situation dramatique l’exige, il n’a pas son pareil pour animer le plateau dans les divertissements, les liant parfaitement à l’action. Outre l’absence de prologue, on pourra bien évidemment regretter que le metteur en scène force un peu le trait ici et là, mais force est de constater que sa modernisation reste parfaitement dans l’esprit de l’ouvrage. Les danseurs sont ainsi particulièrement sollicités, apportant une verve et une énergie bienvenues dans les acrobaties, à même de défier le statisme du livret de Thomas Corneille, cadet de son frère Pierre.

Plus intéressante que celle réalisée pour Cherubini, l’adaptation de Corneille confine les héros dans un drame familial et amoureux qui surprend dans les deux premiers actes, tant Médée y paraît faible et pleurnicharde, bien éloignée en cela de la magicienne flamboyante d’Euripide. Sa personnalité se révèle ensuite dans le désespoir de l’acte III, sommet de la partition, avant de déchaîner sa fureur et sa vengeance en des climats admirablement variés aux IV et V : Leonardo García Alarcón, en maître des émotions, s’en saisit avec sa maestria coutumière, toute de légèreté et de vivacité.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, l’un des meilleurs qu’il nous ait été donné d’entendre, lui répond avec une cohésion admirable dans la déclamation. Son excellent directeur Alan Woodbridge n’est sans doute pas étranger à ce tour de force particulièrement bienvenu dans ce répertoire : Charpentier n’y annonce-t-il pas les audaces harmoniques de Rameau, tout en dépassant Lully, incontournable modèle, dans les climats dramatiques ?

Pas de réussite de Médée sans un rôle-titre d’envergure : Anna Caterina Antonacci fait depuis longtemps partie des interprètes d’exception, mais on croit pourtant encore la redécouvrir ici, tant le jeu animal demandé lui fait dépasser le seul confort vocal d’une émission ronde et puissante. Elle endosse avec un bel engagement les habits de la tragédienne dans les trois derniers actes, le tout dans une diction parfaite. À ses côtés, Cyril Auvity (Jason) impose son timbre clair et son émission aérienne, dont on regrette seulement un manque de substance dans la puissance du suraigu.

L’aisance vocale de Keri Fuge (Créuse) force l’admiration, même si d’aucuns pourront trouver la voix trop lourde pour le rôle : l’étendue de la beauté du timbre, gorgé de couleurs, sans parler de la facilité de projection, devraient pourtant recueillir tous les suffrages. Même s’il semble fatiguer en fin de soirée, Charles Rice (Oronte) impose un beau tempérament, tandis que Willard White (Créon) surprend encore par ses nobles phrasés comme son autorité naturelle, et ce malgré un timbre de plus en plus fatigué. Les seconds rôles se montrent à la hauteur mais ne soulèvent pas l’enthousiasme pour autant : pas de quoi gâcher la fête d’une soirée menée tambour battant par le trio de rêve Antonacci-Alarcon-McVicar.