« Keep calm and
listen to Britten » (Restez calme et écoutez Britten) clame la
malicieuse banderole qui s’étale sur le fronton de
l’Opéra de Lyon. En trois opéras très différents, cette belle
maison fait honneur à l’un des compositeurs majeurs du xxe siècle.
Peter Grimes mis en scène par Yoshi Oida |
On doit l’extension considérable du répertoire de l’Opéra de Lyon,
désormais centré sur le xxe siècle, à son directeur Serge Dorny, en
poste depuis 2003. Une longévité qui
permet de faire ses preuves au fil du temps et d’acquérir ainsi la
nécessaire confiance du public. Fort de ce capital, Dorny organise
chaque année un festival original qui met en lumière des
rapprochements inattendus. On se souvient en 2012 de Puccini plus
et sa
passionnante mise en miroir d’un opéra en un acte de Puccini avec
une autre œuvre courte d’un contemporain allemand, ou l’an passé du
festival Justice / Injustice, avec la
création mondiale d’une œuvre du compositeur français
Thierry Escaich.
Place cette année à Benjamin Britten (1913-1976), auquel ces
colonnes ont souvent porté haut sa musique (1). Rien d’étonnant tant les
opéras du compositeur anglais réunissent une
riche palette musicale fondée sur son imagination mélodique et la
subtilité de ses couleurs orchestrales, autour de livrets aussi
inventifs que surprenants. En présentant trois opéras
écrits à des époques distinctes de sa vie, l’Opéra de Lyon permet
une passionnante confrontation de l’évolution du style du compositeur,
bien réelle. Quoi de plus différent que son
Peter Grimes, premier succès qui imposa en 1945 le nom du
compositeur à travers le monde, débordant d’un lyrisme généreux marqué
par une orchestration opulente et un chœur non
moins spectaculaire, et l’austérité assumée de la parabole
d’église Curlew River, composée en 1964 en référence à une pièce japonaise de théâtre nô ?
Trois opéras à voir successivement
Entre les deux, l’intense chef-d’œuvre de 1954, le Tour d’écrou,
ne cesse de fasciner à chaque écoute tant les ambiguïtés
d’interprétation sont nombreuses (voir les critiques
précédentes à ce sujet [1]). Déjà, la présence de l’orchestre se
fait plus discrète avec la diminution – encore plus manifeste avec Curlew River –
du nombre
d’instruments, offrant des sonorités toujours plus subtiles,
réduisant toujours plus la durée des œuvres. L’admirable réussite de
cette volonté permanente de se réinventer explique la nécessité
pour le non-connaisseur de voir ces trois opéras successivement,
et de préférence dans l’ordre de composition. Une gageure d’autant plus
impérieuse que les trois productions affichent
un excellent niveau de qualité, tout en offrant des mises en scène
passionnantes, à confronter tant elles appartiennent à des logiques
différentes.
La reprise de la production de Curlew River, mis en scène
par Olivier Py en 2008 à Lyon, est une demi-surprise. Remettre à
l’affiche une œuvre aussi exigeante, tant par
l’intransigeance de sa musique aux teintes noires et grises que
par son scénario aride, constitue donc un pari risqué et courageux. Mais
la superbe scénographie en gradins, uniformément noire,
provoque un intérêt constant par les différentes perspectives
offertes au regard, par sa capacité à faire de la scène un personnage à
part entière. À la lenteur de l’action répond celle de ce
décor fascinant qui dévoile peu à peu ses atours, dans un rythme
quasi hypnotique. L’émouvante dernière scène, où la mère éplorée arrive
au terme de son douloureux voyage, trouve dans le
travail de Py un écrin majestueux. La redoutable interprétation de
la mère à la recherche de son fils offre à Michael Slattery un rôle
bouleversant, dont il se saisit avec force, se
jouant de toutes les périlleuses embûches vocales. À ses côtés, on
retiendra surtout le magnifique timbre d’Ivan Ludlow (le Voyageur) et
le convaincant William Dazeley
(le Passeur).
Une autre superbe réussite visuelle
Avec la mise en scène du Tour d’écrou par
Valentina Carrasco, on tient une autre superbe réussite visuelle, et
pourtant radicalement opposée à la précédente. Carrasco joue
sur les détails raffinés, au moyen de procédés techniques de
suspension des meubles, suggérant un univers onirique et poétique.
L’évocation du drame reste cependant un peu trop à la surface,
cette mise en scène se gardant de prendre quelques partis pris que
ce soit au-delà de l’apparente histoire de fantôme. Les aspects sombres
et ambigus du drame passent ainsi à la trappe. Un
sentiment renforcé par la direction certes colorée de Kazushi Ono,
mais qui laisse malheureusement de côté l’aspect théâtral pour une
approche un rien trop lente dans sa recherche
constante du moindre détail orchestral à révéler. Fort
heureusement, l’interprétation vocale homogène du plateau réuni convainc
pleinement. Au final, une production qui contentera assurément le
novice, mais qui pourra décevoir le mélomane plus chevronné.
Alors, si vous ne devez voir qu’un spectacle parmi les trois proposés, il vous faudra choisir en priorité le Peter Grimes
mis en scène par Yoshi Oida. Le Japonais
élabore un passionnant ballet au moyen de changements de décors
incessants et patiemment élaborés, sans rien cacher au regard attentif
du public. Les mouvements avec les différents containeurs
apparaissent comme les seuls éléments porteurs d’une touche de
modernité pour une mise en scène finalement très classique, mais dans le
bon sens du terme. Très respectueux de l’œuvre, Oida se
concentre sur sa direction d’acteur, qui procure une émotion bien
réelle à force d’attention aux détails. Préfigurant les états d’âme de
Grimes, l’immense toile en fond de scène évoque ainsi un
tableau de Zao Wou-ki qui serait en perpétuel remaniement avec
d’étonnants changements d’éclairage. Oida n’oublie pas d’offrir une
humanité à un Grimes non uniformément brutal, tandis
que la foule se déploie, ivre de toute sa hargne vengeresse et
aveugle.
Une construction en arche
On retiendra aussi la belle idée d’une scénographie construite en
arche, le prologue répondant à la dernière scène dans toute son extrême
nudité, laissant Grimes seul au milieu de sa barque.
Alan Oke (Peter Grimes), immense comédien, compense un timbre un
peu terne en couleurs par une composition vibrante. Il est bien épaulé
par la touchante Michaela Kaune
(Ellen Orford) et l’impériale Kathleen Wilkinson (Tantine). Dans
la fosse, Kazushi Ono se montre beaucoup plus à l’aise dans cette œuvre
au lyrisme opulent, déployant un geste
large et quasi romantique dans les interludes orchestraux.
L’Opéra de Lyon ayant d’ores et déjà annoncé sa nouvelle saison,
on se réjouit à l’avance d’assister l’an prochain à une production des
rares Stigmatisés de
Franz Schreker (1878-1934), le grand rival de Richard Strauss dans
les années 1910-1920. L’occasion de découvrir ce compositeur autrichien
injustement méconnu en
France (2).
(1) Outre son chef-d’œuvre le Tour d’écrou, voir aussi Owen Wingrave et plus récemment le Viol de Lucrèce.
(2) On se souvient de la production du Son lointain à Strasbourg, puis des Stigmatisés à Cologne l’an passé.
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