dimanche 5 mai 2024

« La Walkyrie » de Richard Wagner - Yannick Nézet-Seguin - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 04/05/2024

Après L’Or du Rhin voilà deux ans, Yannick Nézet-Seguin poursuit son cycle dédié aux quatre ouvrages qui composent le Ring de Richard Wagner : place cette fois au deuxième et plus célèbre d’entre eux, La Walkyrie (composé en 1856, mais seulement créé en 1870), dont le thème inoubliable de la Chevauchée au III ne peut manquer de raisonner à l’oreille, à l’issue de chaque écoute.

Trois autres villes, Rotterdam, Baden-Baden et Dortmund, ont eu la chance de bénéficier du même concert, avant le tout dernier à Paris. Complet pour l’événement, le Théâtre des Champs-Elysées a offert un concert de tout premier plan, sous les vivats d’un public chaleureusement enthousiaste dès les premiers saluts à la fin du I. Et il y avait de quoi, même si la direction de Yannick Nézet-Seguin a pu en dérouter quelques-uns en fuyant la grande tradition germanique, entre effets de masse et valorisation de la mélodie principale. Rien de tout cela ici, tant le chef québécois s’évertue à alléger les textures, pour embrasser des tempi allants dans les verticalités, en contraste avec des ralentissements plus prononcés dans les parties apaisées. La volonté de transparence et de légèreté donne un ton chambriste à cette direction qui n’en oublie jamais le théâtre, en accentuant les ruptures par des attaques sèches. En fouillant la partition dans les moindres recoins, Nézet-Séguin ne tombe jamais dans une lecture analytique, grâce à ses oppositions volontairement exacerbées entre pupitres et ses phrasés d’une expressivité aérienne. Le désormais chef honoraire de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam insuffle une énergie sans pareille à son ancienne formation, de qualité, malgré quelques rares accrocs (trompettes ou cors). 
Yannick Nézet-Séguin
Ce concert sera diffusé sur France Musique le 15 juin prochain, à l’issue d’une semaine entière d’émissions consacrées au chef par Judith Chaîne, avec plusieurs entretiens inédits à la clé. Si on admire l’art du chef, force est de rendre aussi les armes devant le plateau vocal exceptionnel réuni pour l’occasion, peut-être l’un des meilleurs dont on puisse rêver de nos jours. A l’applaudimètre, Tamara Wilson (Brünnhilde) remporte tous les suffrages, du fait de son investissement scénique toujours juste, d’une délicate émotion dans les affrontements ambigus avec son père au III. Sa virtuosité sans faille, aux aigus parfois un peu tendus, se déploie harmonieusement, en une riche palette de couleurs. Mais c’est peut-être dans les parties intimistes que Wilson étonne par sa subtilité : du grand art dont on se délecte tout en gourmandise, avec elle. A ses côtés, Elza van den Heever (Sieglinde) est moins performante en ce domaine, mettant un peu de temps à se chauffer au I autour d’une émission trop serrée dans le medium. Elle convainc davantage dès lors qu’elle est en pleine voix, sans parler de ses phrasés d’une précision redoutable dans la diction. On aime aussi le tempérament volcanique de Karen Cargill, trop rare en France, qui fait vivre son personnage de Fricka comme rarement face à Wotan, accentuant la faiblesse de ce dernier.

Très émouvant tout du long, Brian Mulligan donne à son Wotan des trésors d’humanité, grâce à ses phrasés éloquents de noblesse, compensant une projection un peu juste par endroits. C’est également en ce domaine que Stanislas de Barbeyrac atteint ses limites, mais on se régale bien évidemment de son art de sculpter les mots tout de clarté et élégance, en lien avec les intentions du chef, tout en donnant à son Siegmund une hauteur d’âme très à propos. Autre atout décisif, Soloman Howard (Hunding) fait valoir un timbre non moins superbe que le chanteur français, aux phrasés certes plus raides dans les parties techniques, mais d’une force de projection superbe de résonance profonde. Le décolleté audacieux de son costume, porté à même la peau, donne une autre occasion de parler de lui, tant sa plastique de culturiste étonne, en faisant davantage penser à un acteur de films d’action qu’à un chanteur d’opéra. Enfin, les huit chanteuses engagées pour interpréter les soeurs de Brünnhilde impressionnent par leur puissance littéralement décoiffante, achevant de compléter la réussite de cette production.

samedi 4 mai 2024

« Le Triptyque » de Giacomo Puccini - Barry Kosky - Opéra d'Amsterdam - 03/05/2024

Après Tosca et Turandot donnés successivement en 2022 et 2023, l’Opéra d’Amsterdam poursuit sa collaboration avec l’inventif et imprévisible Barrie Kosky : le metteur en scène australien propose d’emblée une scénographie épurée afin d’imposer la concentration sur les interprètes, autour d’une direction d’acteur haute en couleur. De quoi permettre aux trois ouvrages en un acte, qui constituent Le Triptyque (1918) de Giacomo Puccini, de s’épanouir dans une vitalité bienvenue, à même de minorer le statisme des deux premiers ouvrages (Il tabarro et Suor Angelica), plus faibles de ce point de vue.

 Le travail sur les éclairages est admirable de bout en bout, tant Kosky s’amuse à jouer avec les ombres de ses personnages, qui envahissent les deux immenses panneaux de bois, en fond de scène. Après les scènes ostensiblement populaires du début entre Giorgetta et Frugola, les ambiances vénéneuses d’Il tabarro accentuent les chatoiements furtifs de ces ombres, de plus en plus élaborés, comme pour figurer les faux-semblants entre les trois personnages. Un coup de théâtre final vient rétablir le double meurtre imaginé par la pièce dont est issu l’opéra, assombrissant plus encore ce bijou noir de Puccini. Si Kosky refuse ensuite le happy end pour l’ouvrage suivant, c’est surtout la modification de la scène du docteur de Gianni Schicchi, réduit à un vieux gâteux incapable d’articuler, qui apparaît la plus contestable.

La clarté envahit ensuite la scène pour dévoiler un escalier monumental, où dévalent joyeusement les nonnes de Suor Angelica, tandis que trône tout en bas une étagère mobile, remplie de fleurs. Ce signe annonciateur du choix final funeste de l’héroïne ne peut manquer de troubler ceux qui connaissent déjà l’issue tragique de l’empoisonnement. La volonté d’épure est plus encore perceptible pour Gianni Schicchi, où la valse endiablée des interprètes envahit tout le plateau, en un début particulièrement hilarant pour figurer la mort et les tentatives de réanimation du vieillard Buoso Donati.

Si le travail de Kosky est globalement moins impressionnant que celui de l’année précédente, avec une Turandot d’une noirceur peu commune, le spectacle s’avère également en deçà des attentes en raison de la direction un rien trop doucereuse de Lorenzo Viotti : le chef suisse peine ainsi à exalter les contrastes rythmiques d’Il tabarro (une des partitions les plus modernes de Puccini), sans parler des lignes plus claires de Suor Angelica, trop évanescentes ici, ou des traits humoristiques un rien timides de Gianni Schicchi (où Viotti réussit, en revanche, les parties éperdues de lyrisme entre les tourtereaux). On se délecte heureusement de l’élégance des phrasés, du geste fluide et des textures allégées, le tout servi par un orchestre de grande classe, mais il semble que ces partis pris interprétatifs fonctionnent mieux dans les ouvrages plus fournis et dramatiques, comme Tosca ou Turandot.

La grande satisfaction de la soirée revient au plateau vocal de haute volée réuni pour l’occasion : malgré quelques imperfections de détail (légers décalages avec la fosse par endroits), Leah Hawkins impose une Giorgetta au fort tempérament, dotée d’une voix chaude et velouté, très bien projetée. A ses côtés, Raehann Bryce-Davis (Frugola) et ses graves délicieusement mordants donnent une présence scénique savoureuse, autant dans les réparties comiques que les raideurs aristocratiques de son rôle de la Princesse (Soeur Angelica). On aime aussi la précision et l’articulation des phrasés d’Elena Stikhina, malgré quelques rugosités de timbre. Daniel Luis de Vicente se montre plus inégal en proposant un Schicchi trop scolaire, là où les aspects plus noirs du meurtrier, en début de soirée, convenaient davantage à ses graves ténébreux. Impeccable de bout en bout, Joshua Guerrero apporte quant à lui un rayonnement solaire à son double rôle, mettant à profit son timbre chaleureux et ses envolées ardentes.

vendredi 3 mai 2024

« Le tour d’écrou » de Benjamin Britten - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 02/05/2024

Le retour à Bruxelles du Tour d’écrou (1954), l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Benjamin Britten, est un événement à saluer, tant son livret énigmatique fascine toujours autant par l’éventail multiple de ses interprétations. Déjà montée ici-même en 2021, la production d’Andrea Breth plonge d’emblée les protagonistes dans un labyrinthe cauchemardesque d’une beauté aussi saisissante que glaciale, malheureusement un rien répétitive pour affronter la totalité du spectacle (1h50 sans entracte).

La metteuse en scène allemande choisit de placer au centre de l’attention le personnage trouble de la gouvernante, en montrant son désir manifestement frustré, d’abord tourné vers le tuteur des enfants, avant les élans à peine voilés vers Miles, en fin d’ouvrage. L’éveil de la sexualité est ainsi mis en miroir du chemin initiatique du jeune garçon, qui avance vers les rives complexes de l’adolescence. On peut toutefois regretter que les enfants soient montrés dès la première rencontre comme deux éléments pour le moins dérangés, particulièrement Miles et son couteau brandi en forme de défi : en déniant toute ambiguïté à l’innocence initiale supposée des enfants, la mise en scène amoindri le suspense que le livret distille peu à peu pour animer ce huis-clos étouffant.
 
Andrea Breth cherche à brouiller les pistes en une ambiance surréaliste, entre apparition de personnages incongrus (parfois dignes d’un tableau de Magritte ou Dali) et mouvements inattendus des décors (rétrécis ou agrandis pour créer des chatoiements volontiers cubistes). Dès lors, on ne sait plus trop ce qui relève de la réalité ou du cauchemar : les enfants sont-ils hantés par des mauvais esprits ou bien ceux-ci évoquent-ils la part sombre de leurs désirs ? La gouvernante représente-t-elle une sorte de Barbe-Bleue, comme le laisse à supposer les enfants morts cachés dans un placard ?
Si ce travail se montre un rien répétitif sur la durée, quelques maladresses comme l’aspect figé des interprètes (surtout au début), viennent accentuer le statisme de l’action. De même, on regrette qu’Andrea Beth fasse plusieurs fois chanter Miles dos au public, voire en coulisse, ce qui nuit considérablement à la force dramaturgique des dernières scènes, censées représenter le paroxysme de ses hésitations entre la gouvernante et Peter Quint.
 
Le plateau vocal réuni apporte beaucoup de satisfaction, à l’exception notable du rôle de la gouvernante, il est vrai écrasant. Sally Matthews y souffle le chaud et le froid, du fait de son vibrato envahissant pour atteindre les cimes de la tessiture, au détriment de la beauté du timbre. Elle se rattrape par son sens dramatique, mais on lui préfère les graves mordants de Carole Wilson (Mrs Grose), à l’émission souple et naturelle, de même que la flamboyante et vénéneuse Miss Jessel d’Allison Cook. Une autre grande prestation est à mettre à l’actif de Julian Hubbard (Peter Quint), aussi inquiétant que subtilement émouvant dans les scènes finales, à force de clarté du timbre, toujours au bénéfice du sens. Parmi les enfants, Katharina Bierweiler (Flora) se distingue par sa projection éloquente, là où les deux jeunes garçons appelés à chanter Miles sont plus timides en comparaison.
 
Enfin, Antonio Mendez joue la carte du narratif et de la respiration harmonieuse, en faisant valoir les sonorités audacieuses de Britten : on reste toujours autant bluffé par les formidables capacités d’orchestrateur du compositeur britannique, à même de tisser une myriade de timbres inattendus, avec une formation volontairement chambriste. Pour les prochaines représentations, on aimerait toutefois que le chef espagnol soit un tout petit plus nerveux dans les scènes verticales, afin de donner davantage de caractère et de variété à sa battue.