mardi 23 janvier 2018

« Le Cercle de craie » d'Alexander von Zemlinsky - Richard Brunel - Opéra de Lyon - 20/01/2018


Après la superbe Cenerentola donnée durant les fêtes dans la production imaginative et survitaminée de Stefan Herheim, c’est à nouveau à un spectacle de tout premier plan qu’il nous est donné d’assister à l’Opéra de Lyon. Il s’agit de la troisième incursion lyonnaise dans le répertoire lyrique de Zemlinsky, après ses deux ouvrages les plus connus, Une tragédie florentine et Le Nain, tous deux adaptés d’après des nouvelles d’Oscar Wilde, donnés en 2007 puis en 2012. C’est cette fois une inspiration théâtrale qui est à l’origine du Cercle de craie (1933), tiré de la pièce éponyme de Klabund, elle-même adaptée d’un poème chinois ancien de Li Sing-Tao. Bertolt Brecht lui-même s’en inspirera pour sa pièce Le Cercle de craie caucasien en 1944.

Le livret, des plus intéressants, s’attaque à la justice corrompue autour de l’histoire tragique de Tschang Haitang, vendue par sa mère dans un cabaret sordide, puis rachetée par le puissant Monsieur Ma, son ennemi juré. Les événements se précipitent lorsque Haitang se retrouve aux prises avec la jalousie de la première femme de Ma qui l’accuse de l’empoisonnement de son mari et du vol de son enfant, avant de lui faire subir une parodie de procès – l’ensemble des témoins ayant été achetés. C’est l’épreuve ultime du cercle de craie qui saura faire tomber les masques et dévoiler qui des deux est la vraie mère.


Le directeur Serge Dorny poursuit ainsi l’exploration de l’œuvre lyrique d’Alexander von Zemlinsky (1871-1942), un contemporain et ami de Mahler, mais également professeur et beau-frère d’Arnold Schönberg – dont il ne suivit cependant pas la voie dodécaphoniste. Pour autant, les activités de chef d’orchestre de Zemlinsky lui permirent de défendre avec constance la musique de ses contemporains les plus audacieux – Schönberg, Krenek ou Weill. Malgré sa redécouverte progressive, le compositeur viennois reste encore trop peu connu en France: aucune monographie ne lui est ainsi consacrée dans notre langue, tandis que certains de ces ouvrages sont encore inédits dans l’Hexagone, tel Le Cercle de craie. Cette création française est donc particulièrement attendue, d’autant plus que l’ultime opéra entièrement achevé par Zemlinsky fait aussi figure de rareté ailleurs (notamment la production zurichoise donnée en 2003), tout en permettant de découvrir un compositeur au faîte de ses moyens.


Si l’on peut comprendre que l’usage du parlé-chanté (Sprechgesang), essentiellement en première partie d’opéra, déroute les moins habitués à cette déclamation plus proche du théâtre, il faudra résolument se concentrer sur l’accompagnement orchestral d’un raffinement inouï, où Zemlinsky mêle plusieurs influences avec bonheur: une orientalisation discrète inspirée de Turandot, ou des effets jazzy et cabaret proches de Krenek et Weill, par exemple. La dernière partie de l’ouvrage fait davantage de place à l’épanchement lyrique, aussi bien au niveau vocal que pour le traitement de l’orchestration: les cordes reprennent ainsi le dessus face aux vents, omniprésents au I. Le livret lui-même prend davantage de saveur après l’épisode initial du cabaret: en nous plongeant dans l’enfermement de la maison de son mari Ma, le huis clos devient aussi étouffant que passionnant.


La scène du cabaret au I est la seule déception de la soirée: la direction timorée de Lothar Koenigs dans les passages verticaux lisse par trop les arêtes, ôtant beaucoup du piquant et de l’énergie rythmique propres à cet épisode. C’est d’autant plus regrettable que le chef allemand fait preuve d’une tendresse infinie dans les passages plus modérés, faisant valoir admirablement l’orchestration de Zemlinsky. La mise en scène de Richard Brunel fait également preuve d’une prudence trop grande lors du premier tableau, englué dans une scénographie aux tons blanchâtre et pastel qui peine à faire ressortir l’atmosphère sulfureuse du cabaret, tandis que la transposition contemporaine ne convainc qu’à moitié, et ce malgré les beaux costumes des prostituées. Si l’idée d’un karaoké en lieu et place des déhanchements sexy peut se concevoir, elle est maladroitement traduite au niveau visuel, tout comme la stylisation des scènes d’orgies en arrière-scène, dont les effets de ralenti sont mal rendus par les comédiens. On retrouve là le goût du metteur en scène français pour l’épure visuelle – un parti pris qui fonctionne mieux ensuite, dès lors que le drame pénètre au cœur de la psychologie de l’héroïne. On notera ainsi la direction d’acteurs éloquente lors des scènes de groupe (le procès ou l’audience de l’empereur) où chaque protagoniste fait corps avec la scène, tandis que Brunel cherche à renforcer l’interaction théâtrale, sans aucun temps mort. On pense par exemple aux interludes orchestraux «chorégraphiés» ou au drôlissime monologue du juge, admirablement interprété par Stefan Kurt, qui se retrouve aux prises avec quelques filles de joie pour le distraire de sa charge.


L’autre grand défi de cet ouvrage est constitué par le nombre considérable de protagonistes en présence. On aura rarement entendu un plateau vocal d’une telle homogénéité, sans aucune faille. Celui-ci est dominé de la tête et des épaules par Ilse Eerens (Tschang Haitang), touchante de bout en bout dans son rôle de mère courage face au destin qui l’accable, admirable dans la diction comme dans la souplesse d’émission. A ses côtés, Nicola Beller Carbone (Yü-Pei) se distingue dans chacune de ses interventions à force d’intention dramatique, faisant valoir un timbre dur et tranchant parfaitement en phase avec le rôle. Martin Winkler (Ma) donne toute la noirceur nécessaire à son personnage, tandis que Lauri Vasar (Tschang Ling), pourtant annoncé souffrant, fait preuve d’une belle vaillance. On mentionnera encore le parfait Stephan Rügamer en Prince Pao ou la pénétrante composition de Hedwig Fassbender en Sage-femme.


Assurément un spectacle réussi, à découvrir pour aller plus loin encore dans la connaissance de Zemlinsky et sa musique délicieusement raffinée.

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