jeudi 13 novembre 2025

« La Walkyrie » de Richard Wagner - Calixto Bieito - Opéra Bastille à Paris - 11/11/2025

 

En choisissant de confier à Calixto Bieito la mise en scène de son nouveau Ring, l’Opéra de Paris n’a pas joué la facilité : c’est peu dire que le trublion catalan fait rarement consensus, malgré ses incontestables qualités d’originalité et d’audace. Lors du prologue dédié à L'Or du Rhin en début d'année, tout l’univers mythologique de Wagner a ainsi été balayé d’un revers de main pour mieux se concentrer sur la dénonciation de la violence des antagonismes sociaux, tout autant que des manipulations pour conquérir le pouvoir – ici transposées à travers l’usage perverti des nouvelles technologies. Ce premier volet controversé a ainsi pu surprendre par sa vision résolument pessimiste et anxiogène, annonciatrice d’un futur peu reluisant pour l’humanité.

En plongeant le spectateur face au défi d’un mythe revisité par des considérations très actuelles, Bieito fait feu de tout bois pour donner une expression visuelle sombre et dérangeante (magnifiée par des éclairages virtuoses), capable de susciter la réflexion sur les enjeux évoqués, toujours à l’œuvre en sous-texte des événements de La Walkyrie. Tout le flot chaotique de l’imagination délirante des images projetées sur l’immense décor métallique participe de cet état d’esprit, qui incite à mettre à distance les éléments les moins reluisants du Ring, tels que le patriarcat triomphant ou la misogynie infantilisante. La dénonciation omniprésente des méfaits de la guerre est aussi au cœur de cette réflexion, à mille lieues d’un livret plus enclin à saluer l’héroïsme des combattants.

L’autre atout du spectacle réside dans sa direction d’acteur, qui fourmille d’inventivité et de détails inattendus : d’emblée le personnage de Sieglinde apparaît comme une femme-enfant aux gestes hagards et craintifs, tandis que son mari brutal affiche une puissance viriliste ostentatoire. De même, Brünnhilde se montre tout aussi peu évoluée face à son père, promenant son cheval de bois lors de son entrée, en signe d’immaturité. Son affirmation face à Wotan n’en sera que plus incisive, tant l’ambiguïté de leur rapprochement physique fait froid dans le dos : si Wotan ne s’offusque pas d’une union incestueuse entre ses propres enfants, pourquoi refuserait-il de l’envisager pour lui-même et sa fille ? Seule la dernière partie du spectacle se montre un cran en dessous, tant les intentions scéniques deviennent plus nébuleuses, notamment avec l’intervention rocambolesque des Walkyries dans les airs, puis leur ramassage de cadavres épars.

Christopher Maltman et Tamara Wilson

Bieito ayant annoncé sa présence aux saluts pour le dernier volet du Ring, il faudra donc patienter un peu pour découvrir le jugement du public à l’égard de son travail. En attendant, le triomphe acquis pour les interprètes est audible, en premier lieu pour l’Orchestre de l’Opéra de Paris : Pablo Heras-Casado tisse des lignes claires et transparentes, tout en faisant étalage de couleurs aux vents d’un raffinement inouï. Sa volonté d’allègement des textures, comme ses tempi mesurés, permettent au plateau de ne jamais être couvert. Parmi les plus belles satisfactions de la soirée, Stanislas de Barbeyrac brille en Siegmund, autant par la variété de ses phrasés, d’une noblesse de ligne et d’un engagement sans faille, que par sa capacité à surmonter les légers détimbrages dans les passages en puissance, en première partie. Remplaçant de dernière minute de Iain Paterson (qui sera présent pour les prochaines représentations), Christopher Maltman donne lui aussi une leçon de technique vocale, qui sonne comme une évidence à chaque réplique. A l’instar de Tamara Wilson, son medium parait plus neutre, mais on ne peut qu’être séduit par son impact en pleine voix, à l’autorité naturelle. Tamara Wilson n’est pas en reste dans ce concert d’éloges, affrontant tous les changements de registre sans sourciller, sans se départir d’une vérité théâtrale saisissante. Très applaudie au moment des saluts, Elza van den Heever apporte une fois encore toute sa classe interprétative à ce plateau vocal rayonnant, complété par un solide Günther Groissböck, également à la hauteur de l’événement. On l’aura compris, les chanteurs constituent l’atout décisif du spectacle, face à une proposition visuelle aux partis-pris plus clivants.

samedi 8 novembre 2025

« Otello » de Giuseppe Verdi - Ted Huffman - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 06/11/2025

L'avant-dernier ouvrage lyrique de Verdi fait son retour à l'Opéra du Rhin après quarante-sept années d'absence : la nouvelle production confiée à Ted Huffman joue la carte de l'épure stylisée, loin d’une note d’intention ambitieuse, et vaut surtout pour la force de conviction de son interprétation musicale, et notamment de la direction de Speranza Scappucci.

 Parmi les ouvrages emblématiques de Verdi, Otello fait figure de diamant noir, tant le renouvellement stylistique opéré au soir de sa vie, à 74 ans, surprit ses contemporains : tout amoureux du répertoire symphonique ne pourra aujourd’hui que se délecter des phrasés mouvants et sinueux du maître de Roncole, qui montrent là toute sa science de l’harmonie et des couleurs, volontairement sombres.

La cheffe italienne Speranza Scappucci se saisit d’emblée des incessantes variations d’atmosphère, en embrassant d’une vitalité rageuse les parties verticales, à même de faire ressortir en contraste les parties plus intimistes, délicatement ouvragées dans les nuances. C’est là un travail d’orfèvre à saluer, qui montre la hauteur de vue de l’interprète.

L’autre grand motif de satisfaction revient au plateau réuni, dominé par une Adriana González inouïe de facilité sur toute la tessiture, faisant vivre Desdémone, l’épouse injustement outragée, d’une vérité théâtrale sans ostentation. À ses côtés, Mikheil Sheshaberidze s’impose en Otello grâce à ses phrasés aériens et sa présence animale, même si l’émission étroite en voix de tête manque de séduction et de couleurs. 


On aime plus encore le Iago vénéneux de Daniel Miroslaw, dont la morgue et la rugosité fascinent par leur noirceur habitée. Aux côtés de seconds rôles de bonne tenue, les chœurs réunis de l’Opéra national du Rhin et de l'Opéra national de Lorraine triomphent entre précision des attaques et engagement scénique.

La mise en scène trop discrète de Ted Huffman ne se situe malheureusement pas au même niveau d’inspiration, ce qui est d’autant plus surprenant à la lecture de la note d’intention scénique, autrement ambitieuse. On serait bien en mal de trouver une illustration visuelle à la dénonciation voulue du racisme et de la misogynie, tant l’épure scénique se contente de plonger les interprètes en une sorte de huis-clos passionnel.

On regrette également que l’arrière-plan politique soit lissé (jusque dans la nécessaire différenciation sociale des costumes) : le coup de théâtre du remplacement d’Otello par Cassio en tant que général tombe ainsi à plat, alors qu’il donne à Otello de nouvelles raisons de détester son ancien lieutenant, bien au-delà de sa jalousie dévorante. Dommage. 

vendredi 7 novembre 2025

« Les Fantasticks » de Harvey Schmidt - Myriam Marzouki - Opéra national du Rhin à Colmar - 05/11/2025

Créé en 1972 pour réunir les forces conjointes des trois plus grandes villes d’Alsace, l’Opéra national du Rhin (ONR) a logiquement réparti ses fonctions principales entre Strasbourg (siège administratif et grandes productions), Mulhouse (ballet) et Colmar (Opéra Studio dévolu aux jeunes artistes). C’est précisément dans cette dernière ville que débute la reprise de la comédie musicale américaine Les Fantasticks (1960) d’Harvey Schmidt dans une adaptation française d’Alain Perroux, créée l’an passé dans plusieurs villes de la région. Il s’agit en effet d’une production labellisée « opéra volant », qui a pour objectif d’être présentée au‑delà du trio des trois cités habituelles précitées, élargissant ainsi les publics visés par l’ONR. Une initiative évidemment à soutenir, afin de contribuer à faire rayonner le répertoire lyrique avec des spectacles de qualité.

Découvrir cette production dans le cadre du splendide Théâtre municipal de Colmar est déjà en soi un privilège, tant cette salle à l’italienne, construite en 1849 et agrandie en 1902, charme par son raffinement sans ostentation, à même de mettre en valeur son lustre et son plafond au décor mythologique. L’intimité de cette salle de 750 places sied admirablement à l’esprit de la comédie musicale de Schmidt, elle‑même créée dans l’un des théâtres de poche de Broadway, de moins de 200 places. Plus grand succès en terme de longévité à New York, avec quarante‑deux ans de représentation sans discontinuer, l’ouvrage a également été rapidement repris dans une multitude de petites salles, du fait de son économie de moyens : cinq chanteurs, trois comédiens et deux musiciens sont en effet nécessaires pour monter ce spectacle. Une démocratisation et un succès populaire qui fait indéniablement penser aux opéras de chambre de Britten, eux‑mêmes composés lors de cette période pour pouvoir être montés un peu partout et échapper au monopole des grandes institutions.


Parmi les atouts du spectacle, son livret parle à toutes les générations, en racontant les fantasmes et les illusions liés au désir amoureux : la parodie de Roméo et Juliette en première partie s’avère ainsi délicieuse, en mêlant plusieurs autres extraits des pièces de Shakespeare. On retrouve ainsi l’esprit désopilant et volontiers burlesque des grandes comédies du dramaturge, avec un mur interprété par un acteur muet. Visuellement, la mise en scène de Myriam Marzouki joue la carte de la finesse et de l’élégance, en plongeant les interprètes dans l’univers des années 1960. On aurait sans doute aimé voir davantage de folie dans ces tableaux agencés rapidement sous nos yeux, afin d’y déceler quelques réminiscences du surréalisme de Magritte ou percevoir, derrière certains costumes stricts, la facétie des plasticiens Gilbert et George. Quoi qu’il en soit, Marzouki préfère en rester à une simplicité sans gags surchargés, autour des délicieuses chorégraphies imaginées par Christine vom Scheidt.

De ce spectacle consensuel et finalement trop sage, se dégage un charme au parfum suranné, qui repose en grande partie sur l’énergie des interprètes : il faudra certainement encore un peu de rodage pour nous emporter pleinement dans le tourbillon du I, alors que la seconde partie, plus sombre, fonctionne mieux, face aux interrogations existentielles des protagonistes. Parmi les grandes satisfactions vocales de la soirée, Jessica Hopkins et Inès Prevet rivalisent de brio scénique et de fraîcheur vocale, tandis qu’Artus Maël (seul non membre de l’Opéra-Studio) fait entendre quelques rudesses dans les changements de registre. Son timbre solaire fait oublier une technique encore à parfaire, heureusement compensée par une aisance dramatique bienvenue. Outre le solide Pierre Romainville, on aime la prestance d’Eduard Ferenczi Gurban en maître de cérémonie, malgré un manque de graves par endroits. Les comédiens Benoit Moreira Da Silva et Yann Del Puppo se montrent encore un peu tendres dans leur reparties comiques : là encore, on attend davantage de prises de risque pour ces rôles parlés. On regrette aussi que les musiciennes Katia Vassor et Anaëlle Reitan ne soient pas visibles sur le plateau, ce qui aurait permis de jouer davantage sur les allusions musicales de la partition, en lien avec l’action.