samedi 7 juin 2025

« Requiem » de Gaetano Donizetti - Speranza Scappucci - Festival de Saint-Denis - 05/06/2025

 

Pour sa cinquante-septième édition, le Festival de Saint-Denis poursuit son exploration originale du répertoire classique, en proposant des ouvrages méconnus tels que le drame sacré Le Devoir du premier commandement (une œuvre de jeunesse de Mozart composée en 1767) ou le rare Requiem (1835) de Donizetti. Il faut semble‑t‑il se tourner vers la Basilique pour entendre cette messe des morts, déjà donnée en 2016 sous la baguette de Leonardo García Alarcón, dans une version volontairement « chambriste ».

Cette année, les forces conséquentes de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France (ONDIF) et du Chœur de l’Orchestre de Paris (une centaine de choristes) permettent de retrouver les couleurs originelles de cette œuvre inachevée, qui n’a pas été publiée du vivant de Donizetti. Composé pour honorer la mort de son rival et ami Bellini, ce Requiem surprend par son inspiration inégale, qui se trouve toutefois rehaussé par la direction intense de Speranza Scappucci. C’est peu dire que la cheffe italienne croit en sa valeur, en cherchant à unifier les incessantes variations d’atmosphère par son attention aux transitions. Tout l’équilibre de l’ouvrage repose sur la narration, exposée avec un sens de la respiration et des nuances, qui fait tout le prix de cette interprétation. Les forces de l’ONDIF montrent une discipline toujours éloquente sous sa battue, faisant ressortir plusieurs détails dans les piani, tandis que les tempi mesurés se jouent admirablement du temps de réverbération de l’acoustique de la Basilique. On aime ainsi tout particulièrement le raffinement de plusieurs passages à l’orchestration originale, tel que l’Offertorio pour basse solo et... trombone.

Parmi les grandes satisfactions de la soirée, le Chœur de l’Orchestre de Paris donne du plaisir à force d’investissement et de maîtrise, particulièrement dans les passages fugués. Pour ce qui est des solistes, les voix de femmes sont étonnamment moins servies que les hommes, même si Alisa Kolosova parvient à se distinguer par son timbre de mezzo chaleureux et bien projeté. C’est évidemment en ce dernier domaine que Jean Teitgen domine, avec un sens de la ligne toujours noble. Vito Priante n’est pas en reste dans l’élégance, à l’instar des magnifiques piani de Bogdan Volkov, qu’on est heureux d’entendre dans une autre prestation que son rôle fétiche d’enfant autiste du Tsar Saltane (voir récemment encore à Madrid).

dimanche 25 mai 2025

« La Flûte enchantée » de Mozart - Mathieu Bauer - Angers Nantes Opéra - Théâtre Graslin à Nantes - 24/05/2025

 

Dix ans après la reprise du spectacle de Patrice Caurier et Moshe Leiser, Angers Nantes Opéra s’offre une nouvelle production de La Flûte enchantée. Déjà présentée à Rennes début mai, cette proposition imaginée par Mathieu Bauer, dont c’est la deuxième incursion dans le domaine lyrique après The Rake’s Progress de Stravinski (toujours à Rennes, en 2022), émerveille par sa fantaisie lumineuse : en plongeant l’auditeur dans les mystères d’une fête foraine au charme d’antan, le récit s’entremêle dans les méandres des différents manèges, en un décor unique revisité avec brio.

Le metteur en scène français Mathieu Bauer (né en 1971), directeur du Théâtre de Montreuil entre 2011 et 2022, poursuit son exploration du répertoire lyrique avec bonheur, lui a qui a toujours montré une propension à inclure la musique dans ses pièces de théâtre, en n’hésitant pas à jouer de la batterie dans la plupart de ses spectacles. Si la partition de Mozart n’offre guère l’opportunité d’inclure de telles audaces, ce dont les puristes ne se plaindront guère, c’est davantage du côté théâtral que Bauer s’exprime, en cherchant à rendre plus lisible le récit, aux nombreux personnages. L’idée de présenter chacun d’entre eux au début, via le personnage de Sarastro transformé en maître de cérémonie, permet ainsi une meilleure compréhension pour le profane, tandis que le dévoilement de l’ensemble des éléments scénographiques incite à mettre à distance les artifices de la scène et mieux se concentrer sur le texte.


On se régale de la finesse et de la malice de chaque détail du décor, exploré par les personnages tout du long, tout autant que des costumes décalés, qui rendent hommage aux années 1960‑1970 (façon hôtesses de l’air pour les trois Dames ou membres du vaisseau Star Trek pour les religieux). Bauer évite de démêler les allusions maçonniques, souvent évoquées dans le double récit initiatique de Tamino et Papageno, pour privilégier une sorte d’ambiance rêveuse et bon enfant, dont l’issue favorable ne fait aucun doute. Dans cette optique, tout aspect manichéen est minoré, pour brosser le profil de méchants délicieusement inoffensifs, aux maladresses burlesques et attachantes (au début du II notamment). Bauer a aussi la bonne idée de développer la scène d’ivresse de Papageno, osant des allers‑retours savoureux dans les dialogues en français et allemand. Outre quelques clins d’œil poétiques lors d’une chorégraphie façon boîte à musique, on aime la fin en forme de concorde entre tous les personnages, chœur compris, comme si la multiplicité des trajectoires possibles pour réussir sa vie se voyait conciliée, sans privilégier celle du philosophe Tamino ou du terrestre Papageno.


Outre le plaisir visuel, la réussite du spectacle vient du plateau vocal de tout premier plan réuni à Nantes, autour de chanteurs d’une jeunesse vocale rayonnante. Ainsi d’Elsa Benoit, qui donne à sa Pamina toute l’aisance de phrasés raffinés et aériens, d’une homogénéité admirable sur toute la tessiture. On aime aussi la superbe Reine de la nuit de Lila Dufy, d’une élégance de ligne toute aussi prenante, entre souplesse et rondeur d’émission, sans jamais donner l’impression de forcer. C’est précisément en ce dernier domaine que Maximilian Mayer (Tamino) déçoit dans l’aigu, tout en se montrant très solide par ailleurs. On lui préfère toutefois le Papageno déchirant d’humanité de Damien Pass, véritable révélation de la soirée. Son aisance scénique donne beaucoup de crédibilité à son personnage mi‑adolescent, mi‑enfant, au ton toujours juste. Quel bonheur, aussi, de se délecter de la noblesse de ligne de Nathanaël Tavernier (Sarastro), au timbre suave et parfaitement projeté. Outre la délicieuse Amandine Ammirati (Papagena), Benoît Rameau s’impose dans son rôle trouble de Monostatos, à l’instar du Chœur de chambre Mélisme(s), toujours très impliqué.

Malgré quelques verdeurs en tout début d’Ouverture, l’Orchestre national de Bretagne se chauffe peu à peu pour épouser la vision chambriste du jeune chef québécois Nicolas Ellis (né en 1991), entre fluidité des transitions et mise en valeur du plateau vocal. Il faut courir applaudir ce spectacle très réussi en salle ou en plein air, qui sera retransmis gratuitement le mercredi 18 juin prochain sur pas moins de quatre‑vingt‑cinq écrans de l’ouest de la France jusqu’en Allemagne (à Sarrebruck).

jeudi 22 mai 2025

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Krzysztof Warlikowski - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 21/05/2025

Il n’est finalement pas beaucoup d’occasions d’entendre à Paris l’un des plus beaux ouvrages lyriques de Richard Strauss, Le Chevalier à la rose : en dehors de la production d’Herbert Wernicke présentée à de nombreuses reprises à l’Opéra Bastille ces dernières années, le Théâtre des Champs-Elysées avait accueilli en 2009 une version de concert dirigée par rien moins que Christian Thielemann, avec Renée Fleming dans le rôle de la Maréchale.

Place cette fois au trublion polonais Krzysztof Warlikowski (né en 1962), qui s’offre une nouvelle bronca au moment des saluts, face à un public divisé sur l’appréciation de sa mise en scène. Fallait-il pour autant se laisser aller à foncer tête baissée vers le chiffon rouge tendue par le Polonais, aux provocations nombreuses mais jamais gratuites ? L’un des partis-pris du spectacle consiste ainsi à représenter le personnage d’Octavian en femme, dès le début du I : c’est là une manière de jouer sur les ambiguïtés de Strauss et son librettiste, capables de confier ce rôle à une mezzo-soprano en travesti, là où le choix d’un ténor léger aurait pu aisément s’imposer. Dès lors, les amours lesbiens de la Maréchale s’épanouissent pendant l’interlude, lors d’une vidéo explicite sur leur relation. Si l’idée apporte une certaine confusion pour le profane, en difficulté pour comprendre les enjeux du livret, elle ne séduit pas davantage un public déjà connaisseur de l’ouvrage, tant cette modification apporte peu, en dehors d’une actualisation contemporaine sur l’identité de genre.


Une autre idée de Warlikowski consiste à réduire la fascination pour le personnage de la Maréchale, dont la hauteur de vue finale ne doit pas faire oublier son côté sombre, entre adultère et penchants pédophiles (Octavian n’a que 17 ans). Les dernières projections vidéo, où on voit l’épouse retrouver son mari âgé, nous montrent le dur retour pour affronter la banalité du quotidien, loin de toute échappatoire. Dans le même temps, le ridicule du personnage d’Ochs (proche du Falstaff de Verdi) est ici minoré, tout en lui adjoignant un valet noir omniprésent et farfelu, volontiers danseur à ses heures. Si les notes d’intention de la mise en scène évoquent la question du racisme, la réalisation visuelle qui en est proposée au spectateur n’est pas claire.

Afin de pallier le statisme de l’action aux deux premiers actes, la scénographie somptueuse élaborée par Małgorzata Szczęśniak nous plonge dans une reproduction du Studio de la Comédie des Champs-Elysées (230 places), construit en 1913, soit deux ans après la composition du Chevalier à la rose. C’est là un prétexte pour transposer le récit dans l’univers arty de la Belle Époque, au chic superficiel et assumé, volontiers excentrique. Les costumes, également conçus par Szczęśniak, impressionnent par leur inventivité délirante, entre strass, paillettes et couleurs improbables.  Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de meubler quelques temps morts, il renforce aussi le livret sur les artifices de l’apparence, autour d’une direction d’acteurs admirablement soutenue. On notera enfin que Warlikowski évite certaines provocations souvent mal comprises (le recours aux piscines ou latrines par exemple), tout en distillant quelques détails troublants (ne faut-il pas voir dans le sweat-shirt Mickey une allusion au scandale provoqué en 2009 à Bastille pour Le Roi Roger de Szymanowski ?). Enfin, le Polonais ose quelques traits d’humour inhabituels, tel que le paquet de mouchoirs envoyé aux tourtereaux en fin de spectacle, comme une forme d’invitation à profiter d’un amour possiblement éphémère.

Face à cette mise en scène parfois confuse mais toujours passionnante, le public réserve un accueil chaleureux au plateau vocal, parmi les meilleurs du moment. Ainsi du vétéran Peter Rose, qui apporte toute sa science de la ligne pour donner à son Ochs des trésors de raffinement, sans jamais surjouer le côté comique, malgré quelques approximations au niveau de la justesse, notamment pour conclure le II. On aime plus encore la Maréchale d’une élégance suprême de Véronique Gens, qui fait oublier une puissance réduite dans les ensembles, par son amour des mots, toujours sculptés avec éloquence et précision. Jean-Sébastien Bou n’est pas en reste en Faninal, en donnant beaucoup de plaisir par son engagement sans ostentation, d’une grande justesse dramatique. La jeunesse vocale rayonnante de Niamh O’Sullivan dévoue à son Octavian des couleurs splendides sur toute la tessiture, autour d’une projection charnue. On se régale aussi de la Sophie de Regula Mühlemann, au timbre délicieusement orné dans les aigus, tout en offrant une belle présence scénique. Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à l’instar du superlatif Francesco Demuro en chanteur italien ou du solide commissaire de Florent Karrer.

On ne saurait non plus imaginer un Chevalier à la rose réussi sans un chef à la hauteur, ce dont s’acquitte Henrik Nánási : à la tête d’un Orchestre national de France admirable de couleurs (au niveau des vents surtout), le Hongrois se joue des variations d’atmosphère avec un sens des transitions fluide et félin. Du grand art pour cet ouvrage délicieux, que l’on se plait toujours à retrouver, qui plus est dans l’écrin idéal du Théâtre des Champs-Elysées.

mardi 13 mai 2025

« Giuditta » de Franz Lehar- Opéra national du Rhin à Strasbourg - 11/05/2025

Directeur général de l’Opéra national du Rhin depuis 2020, Alain Perroux créé une nouvelle fois l’événement en montant Giuditta (1934), une rareté jamais présentée en Alsace : l’ultime ouvrage lyrique de Franz Lehar émerveille par son inspiration crépusculaire, d’un raffinement orchestral proche de son ami et rival Puccini, sans parler de l’inventivité mélodique toujours aussi étourdissante. La production joyeusement loufoque imaginée par Pierre-André Weitz n’atteint pas au même génie, loin s’en faut, mais préserve l’essentiel par ses qualités scénographiques.

Tout dernier maître de l’opérette viennoise, Franz Lehar (1870-1948) a fait sa célébrité des rythmes de valse revisités à l’envie, avec une imagination jamais prise en défaut. Trop souvent réduite en France à son chef d’oeuvre La Veuve joyeuse (1905), la musique de Léhar a su progressivement évoluer vers davantage de profondeur, osant en fin de carrière des livrets à l’issue malheureuse, comme c’est le cas pour Giuditta. Promis à une inédite et prestigieuse création par l’Opéra de Vienne, cet ouvrage figure parmi les plus ambitieux de son auteur, ce qui explique pourquoi Lehar a travaillé son orchestration dans les moindres détails, offrant des harmonies mouvantes et chatoyantes, d’une superbe variété. Le livret, malgré ses aspects bavards, inspire le compositeur par l’évocation d’atmosphères locales au parfum truculent, du sud de l’Europe aux confins de la méditerranée. Il est à noter que la version française, ici présentée, modifie le nom des personnages comme des lieux représentés, qui nous transportent du midi français au Yemen, en passant par le Maroc.

Adapté du film Coeurs Brûlés (1930), avec Marlene Dietrich et Gary Cooper, le livret navigue entre plusieurs contrées comme un roman d’aventures, prétexte à une coloration délicieuse de l’action, admirablement rendue par le chef Thomas Rösner (né en 1973). En maître des transitions, l’Autrichien se joue des ambiances foraines initiales, avant d’embrasser les parfums orientaux d’une sensualité féline, sans parler des dernières scènes de cabaret, tout aussi pittoresques dans leur évocation. Si Lehar garde toujours le cap d’une bonne humeur revigorante, à rebours d’un livret plus mélancolique, il sait toutefois offrir quelques scènes d’une hauteur d’inspiration tendre et désabusée, à l’instar des solos réservés à Octavio. 


La mise en scène de Pierre-André Weitz, plus connu comme scénographe habituel d’Olivier Py, déçoit par sa conception trop tournée vers l’évocation visuelle, des cartes postales exotiques aux ambiances festives, à l’énergie roborative. Le recours omniprésent à la farce, surtout pour les seconds rôles, tourne en rond à force d’outrance et d’exagération, sans parvenir à faire rire. La direction d’acteur ne trouve jamais le ton juste entre caricature et cabotinage, à l’image de la tonitruante comédienne Sissi Duparc, faisant passer au second plan les interrogations liées aux amours contrariés de Giuditta et Octavio. On pense ainsi au retournement soudain de Giuditta à la fin du troisième tableau, lorsque l’héroïne se met à danser après avoir été délaissée par son promis dans le désert : aucune amertume ou ambivalence ne vient nuancer l’acceptation de l’échec de sa relation trop fusionnelle, ni souligner l’avènement de sa nouvelle carapace, celle d’une femme désormais fière de sa liberté chèrement acquise.  

Peu aidée par cette mise en scène qui laisse les chanteurs à eux-mêmes dans des situations redondantes, Melody Louledjian (Giuditta) peine à rendre crédible l’évolution de son personnage, de la beauté initialement prisonnière de son mari vieillissant à l’égérie de cabaret, désormais forte de sa célébrité. Vocalement, sa présence manque de charisme pour faire oublier un médium insuffisamment audible. Fort heureusement, la chanteuse française d’origine arménienne assure l’essentiel par ses phrasés à la ligne toujours bien dosée. On préfère toutefois le chant incarné de Thomas Bettinger (Octavio), qui perd en substance dans les hauteurs de l’aigu, mais parvient à toucher au cœur par sa sincérité dans les passages doux-amers. Habituellement plus à l’aise, Sahy Ratia (Séraphin) ne parvient pas à s’imposer dans un rôle en grande partie comique, qui demande un débit à la diction millimétrée. Sa voix trop blanche et son manque de graves sont particulièrement préjudiciables dans ses duos avec la lumineuse Sandrine Buendia (Anita), aux phrasés mordants et bien projetés. L’expérience de la soprano française acquise dans le domaine de l’opérette avec les Frivolités parisiennes (notamment dans Normandie de Misraki en 2019) est un atout indéniable et immédiatement audible. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, même si la tendance au surjeu, évoquée plus haut, reste palpable, y compris pour des interprètes aussi rompus au genre que l’excellent Rodolphe Briand. Avec l’orchestre, l’autre grand motif de satisfaction vient du Chœur de l’Opéra national du Rhin, toujours aussi parfait de précision et d’engagement.

samedi 10 mai 2025

« Le Conte du Tsar Saltane » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Teatro Real à Madrid - 08/05/2025

 

L’une des plus belles productions de Dmitri Tcherniakov fait étape au Teatro Real de Madrid pour fêter le 225e anniversaire de la naissance de Pouchkine : après Bruxelles en 2019, puis Strasbourg en 2023, Le Conte du Tsar Saltane (1900) de Nikolaï Rimski-Korsakov s’offre une première de l’ouvrage dans la capitale espagnole, en forme de triomphe public amplement mérité.

Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov frappe fort avec ce spectacle, au moins aussi marquant que son autre grande réussite, le doublé Iolanta/Casse-Noisette créé à l’Opéra de Paris en 2016 ; en adaptant l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Rimski-Korsakov, jamais plus inspiré que dans le domaine du merveilleux, Tcherniakov enrichit le livret d’une manière audacieuse, en faisant du Prince Guidon une sorte d’autiste traumatisé par l’exil injuste subi par sa mère. Raconté par la Reine, le conte prend une dimension autrement plus actuelle, en donnant une distanciation sur les événements, tout autant qu’un éclairage sur l’impossibilité du fils à affronter la réalité, trop dure pour lui. Le refuge dans le monde des contes devient alors une sorte de béquille de survie, à la fois salvatrice et « enfermante ». Les allers-retours constants entre le texte non modifié du livret et cette nouvelle histoire, seulement montrée, se jouent de tous les artifices : la direction d’acteur inventive oppose ainsi l’univers des contes, aux postures volontairement caricaturales, à la réalité plus cruelle du monde ordinaire. Le recours surprenant à la vidéo, autour des dessins réalisés par Tcherniakov et animés avec une maestria sans artifices inutiles, donne également un intérêt soutenu au spectacle, dont chaque scène trouve un double regard toujours passionnant.

Le public madrilène, d’une concentration manifeste pour découvrir ce chef d’oeuvre, ne s’y trompe pas et fait un accueil enthousiaste à la musique de Rimski-Korsakov, qui varie les atmosphères d’une inspiration mélodique étourdissante, du célèbre vol du bourdon aux effluves aériennes de la Princesse-Cygne. Le Russe fait aussi l’étalage de ses qualités d’orchestrateur dans les différents passages à la gloire du souverain, tout autant que lors des scènes de célébration populaire, aux choeurs admirables de cohésion à Madrid. On aime aussi l’attention du chef Ouri Bronchti à ne pas couvrir le plateau, entre allègement des textures et mise en valeur des détails de la partition. Si le tempo est parfois un peu trop lent, notamment dans les parties dévolues au merveilleux ou à l’ivresse marine, le parti-pris fonctionne bien tout du long, grâce à l’engagement sans faille des musiciens, admirables dans la fluidité des transitions.

Le plateau vocal se montre d’un haut niveau, en étant pratiquement identique à celui de la création bruxelloise, à quelques exceptions près. Ainsi de Nina Minasyan, qui se distingue dans le rôle de la Princesse-Cygne par ses aigus rayonnants et agiles, même si elle se montre moins convaincante dans les accélérations, notamment dans les trios avec Guidon et sa mère. A ses côtés, Ante Jerkunica (Saltane) montre quelques faiblesses dans les hauteurs de la tessiture, un rien arrachée, mais fait montre de sa grande classe interprétative par ailleurs. C’est en ce dernier domaine que Svetlana Aksenova (La Tsarine Militrissa) donne le meilleur, alors que la voix s’est un peu durcie avec les années. Rien de tel pour Bogdan Volkov, qui s’épanouit sans difficultés apparente sur toute la tessiture, tout en habitant son personnage d’une aura intrigante et toujours stimulante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, à l’instar de la Babarikha très incarnée de Carole Wilson ou du haut en couleurs Evgeny Akimov (Le Vieil Homme). Assurément un superbe plateau vocal pour un spectacle qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir, comme en témoignent plusieurs yeux encore embués par tant d’émotions, à la sortie du spectacle.