samedi 14 septembre 2013

Festival Enescu - Bucarest (Roumanie) - 04/09 et 06/09/2013

Visiblement inspiré devant son public, l’immense pianiste roumain Radu Lupu nous offre un récital de haute volée, point d’orgue du méconnu mais pourtant remarquable Festival Enescu de Bucarest.
Radu Lupu

Nous n’irons pas jusqu’à vous dire que Bucarest est la plus belle ville d’Europe. Meurtrie par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, un tremblement de terre en 1977, puis les projets pharaoniques de son dictateur Ceaușescu (qui fit raser des quartiers historiques entiers pour élever son palais du Peuple), la ville n’échappe pas aujourd’hui à la crise économique, reportant la coûteuse mais nécessaire rénovation des bâtiments anciens. Le visiteur attentif pourra aisément remarquer les traces nombreuses d’un passé architectural glorieux, qui permit à la ville de mériter le surnom de « Petit Paris » pendant l’entre-deux-guerres. Point de départ idéal pour visiter la Roumanie, Bucarest dispose également de nombreux atouts culturels, des musées attractifs – au premier rang desquels la maison (1) du compositeur roumain George Enescu (1881-1955), ainsi qu’un festival de musique d’envergure internationale.
Injustement méconnu, le Festival Enescu de Bucarest organise tous les deux ans en septembre l’une des manifestations musicales les plus prestigieuses d’Europe, qui égale en importance ses rivales Lucerne ou Londres (« B.B.C. Proms »). La plupart des meilleures phalanges, dont le célèbre orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, y sont en effet invitées en compagnie d’interprètes talentueux tels que Jordi Savall, Evgeny Kissin ou Murray Perahia. Les quelques 200 concerts organisés le sont à un tarif accessible (environ 20 € au plus, voire gratuit en ce qui concerne l’avant-garde roumaine), tout en étant retransmis à la télévision nationale et sur Internet. Si l’ensemble du répertoire est célébré, du baroque à la musique contemporaine, la particularité de ce festival est d’imposer aux orchestres étrangers d’inscrire au moins une œuvre de George Enescu à leur programme, telles ses savoureuses Rhapsodies roumaines ou son unique opéra Œdipe qui reviennent à chaque édition comme autant d’incontournables.
La vitalité attachante d’Enescu
Très peu jouée en dehors de son pays, la musique d’Enescu bénéficie ainsi d’un éclairage idéal pendant trois semaines, passeport indispensable pour aller plus loin encore dans la découverte de ce compositeur intensément admiré par ses élèves, parmi lesquels le violoniste Yehudi Menuhin. Si Enescu a longuement vécu en France, reposant au cimetière du Père-Lachaise depuis sa mort, force est de constater que notre pays l’honore bien peu. Pourtant, son œuvre foisonnante et lyrique déborde d’une vitalité attachante qui embrasse de multiples influences, des amples phrasés brahmsiens aux polyphonies très élaborées de son temps. Son imagination débordante et incontestablement originale s’exprime cependant dans un enchevêtrement virtuose parfois difficile à suivre, qui nécessite des interprètes capables d’en révéler les subtils arcanes.
L’Orchestre de Paris et son chef estonien Paavo Järvi sont incontestablement de ceux-là. Directeur musical depuis 2010, Järvi a imposé sa pâte sonore à une formation qui a beaucoup progressé : direction tranchante, variété des climats et relecture personnelle sont toujours au rendez-vous. Ainsi, aucune des difficultés techniques de la Symphonie nº 1 d’Enescu, ici interprétée (2), n’échappe à ces artistes vivement applaudis. On pourra regretter néanmoins le caractère systématique des options choisies par Järvi, notamment des variations de tempo artificielles (accélération dans les mouvements rapides et lyriques qui contraste avec la modération accentuée des passages lents). Ce canevas appliqué à chaque interprétation corsète quelque peu l’émotion, mais libère un souffle glacial très impressionnant, la Symphonie nº 5 de Prokofiev ressemblant ainsi étrangement à la 2e (dite « de fer et d’acier »).
Un héros national
Mais l’un des sommets de ce festival a été atteint lors du récital intense du grand pianiste Radu Lupu, venu interpréter deux sonates de Schubert, son compositeur de prédilection. Imaginez la salle de 800 places de l’Athénée roumain, dans le cœur historique de Bucarest, emplie à craquer avec ses allées qui exhalent une nervosité fébrile dans l’attente du héros national. Sa barbe désormais totalement blanche rehaussant plus encore ses faux airs de patriarche orthodoxe, le célèbre pianiste s’avance et salue la foule déjà conquise. Pendant que les premières notes résonnent dans la salle circulaire au charme unique, le félin confirme qu’il n’a rien perdu de sa superbe, se jouant aisément des difficultés techniques avec cette respiration sereine si caractéristique. Le piano semble délicatement caressé pour obtenir des phrasés subtils et inattendus, qui nimbent la musique de Schubert d’une grâce et d’une poésie sans cesse revisitées.
Près de la scène par l’effet d’un retard impromptu, il m’est donné de savourer ce moment debout, tourné vers la salle recueillie. Comme dans l’ouverture de la Flûte enchantée de Mozart filmée par le cinéaste suédois Ingmar Bergman, mon regard vagabonde et se porte alternativement sur chaque personne, jusqu’à trouver le visage rayonnant d’une vieille dame ivre de félicité face aux délices du maître. Troublant bonheur physique partagé entre deux êtres qui savent que ces instants rares se goûtent sans modération. 

(1) Reconvertie en musée et qui accueille en ce moment une exposition fêtant les 100 ans de la naissance du chef d’orchestre roumain Constantin Silvestri (1913-1969). En début d’année, E.M.I. avait déjà édité un opportun coffret des enregistrements symphoniques (hors concertos) du maître, tandis que l’institut culturel et l’ambassade de Roumanie rendent hommage à Silvestri lors d’un concert en la salle Byzantine du magnifique palais de Béhague (VIIe arrondissement), le lundi 16 septembre 2013.
(2) On regrette le manque d’audace des programmateurs de la Salle Pleyel à Paris qui ne saisissent pas l’occasion de faire jouer cette œuvre lors des deux concerts parisiens des 23 et 24 octobre 2013. Comme à Bucarest, la Symphonie nº 5 de Prokofiev y sera en effet interprétée, mais accompagnée cette fois de l’ouverture Rouslan et Ludmilla de Glinka puis du Concerto pour piano nº 1 de Tchaïkovski.

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