Visiblement inspiré
devant son public, l’immense pianiste roumain Radu Lupu nous offre un
récital de haute volée, point d’orgue du méconnu
mais pourtant remarquable Festival Enescu de Bucarest.
Radu Lupu |
Nous n’irons pas jusqu’à vous dire que Bucarest est la plus belle
ville d’Europe. Meurtrie par les bombardements de la Seconde Guerre
mondiale, un tremblement de terre en 1977, puis les projets
pharaoniques de son dictateur Ceaușescu (qui fit raser des
quartiers historiques entiers pour élever son palais du Peuple), la
ville n’échappe pas aujourd’hui à la crise économique,
reportant la coûteuse mais nécessaire rénovation des bâtiments
anciens. Le visiteur attentif pourra aisément remarquer les traces
nombreuses d’un passé architectural glorieux, qui permit à la
ville de mériter le surnom de « Petit Paris » pendant
l’entre-deux-guerres. Point de départ idéal pour visiter la Roumanie,
Bucarest dispose également de nombreux atouts
culturels, des musées attractifs – au premier rang desquels la
maison (1) du compositeur roumain George Enescu (1881-1955), ainsi qu’un
festival de musique d’envergure
internationale.
Injustement méconnu, le Festival Enescu de Bucarest organise tous
les deux ans en septembre l’une des manifestations musicales les plus
prestigieuses d’Europe, qui égale en importance
ses rivales Lucerne ou Londres (« B.B.C. Proms »). La plupart des
meilleures phalanges, dont le célèbre orchestre du Concertgebouw
d’Amsterdam, y sont en effet invitées en
compagnie d’interprètes talentueux tels que Jordi Savall,
Evgeny Kissin ou Murray Perahia. Les quelques 200 concerts organisés le
sont à un tarif accessible (environ
20 € au plus, voire gratuit en ce qui concerne l’avant-garde
roumaine), tout en étant retransmis à la télévision nationale et sur
Internet. Si l’ensemble du répertoire est célébré, du
baroque à la musique contemporaine, la particularité de ce
festival est d’imposer aux orchestres étrangers d’inscrire au moins une
œuvre de George Enescu à leur programme, telles ses
savoureuses Rhapsodies roumaines ou son unique opéra Œdipe qui reviennent à chaque édition comme autant d’incontournables.
La vitalité attachante d’Enescu
Très peu jouée en dehors de son pays, la musique d’Enescu
bénéficie ainsi d’un éclairage idéal pendant trois semaines, passeport
indispensable pour aller plus loin encore dans la
découverte de ce compositeur intensément admiré par ses élèves,
parmi lesquels le violoniste Yehudi Menuhin. Si Enescu a longuement vécu
en France, reposant au cimetière du
Père-Lachaise depuis sa mort, force est de constater que notre
pays l’honore bien peu. Pourtant, son œuvre foisonnante et lyrique
déborde d’une vitalité attachante qui embrasse de multiples
influences, des amples phrasés brahmsiens aux polyphonies très
élaborées de son temps. Son imagination débordante et incontestablement
originale s’exprime cependant dans un enchevêtrement
virtuose parfois difficile à suivre, qui nécessite des interprètes
capables d’en révéler les subtils arcanes.
L’Orchestre de Paris et son chef estonien Paavo Järvi sont
incontestablement de ceux-là. Directeur musical depuis 2010, Järvi a
imposé sa pâte sonore à une formation qui a
beaucoup progressé : direction tranchante, variété des climats et
relecture personnelle sont toujours au rendez-vous. Ainsi, aucune des
difficultés techniques de la
Symphonie nº 1 d’Enescu, ici interprétée (2), n’échappe à
ces artistes vivement applaudis. On pourra regretter néanmoins le
caractère systématique des options choisies
par Järvi, notamment des variations de tempo artificielles
(accélération dans les mouvements rapides et lyriques qui contraste avec
la modération accentuée des passages lents). Ce canevas
appliqué à chaque interprétation corsète quelque peu l’émotion,
mais libère un souffle glacial très impressionnant, la Symphonie nº 5 de Prokofiev ressemblant ainsi
étrangement à la 2e (dite « de fer et d’acier »).
Un héros national
Mais l’un des sommets de ce festival a été atteint lors du récital
intense du grand pianiste Radu Lupu, venu interpréter deux sonates de
Schubert, son compositeur de prédilection.
Imaginez la salle de 800 places de l’Athénée roumain, dans le cœur
historique de Bucarest, emplie à craquer avec ses allées qui exhalent
une nervosité fébrile dans l’attente du héros
national. Sa barbe désormais totalement blanche rehaussant plus
encore ses faux airs de patriarche orthodoxe, le célèbre pianiste
s’avance et salue la foule déjà conquise. Pendant que les
premières notes résonnent dans la salle circulaire au charme
unique, le félin confirme qu’il n’a rien perdu de sa superbe, se jouant
aisément des difficultés techniques avec cette respiration
sereine si caractéristique. Le piano semble délicatement caressé
pour obtenir des phrasés subtils et inattendus, qui nimbent la musique
de Schubert d’une grâce et d’une poésie sans cesse
revisitées.
Près de la scène par l’effet d’un retard impromptu, il m’est donné
de savourer ce moment debout, tourné vers la salle recueillie. Comme
dans l’ouverture
de la Flûte enchantée de Mozart filmée
par le cinéaste suédois Ingmar Bergman, mon regard vagabonde et se porte
alternativement sur chaque
personne, jusqu’à trouver le visage rayonnant d’une vieille dame
ivre de félicité face aux délices du maître. Troublant bonheur physique
partagé entre deux êtres qui savent que ces
instants rares se goûtent sans modération.
(1) Reconvertie en musée et qui accueille en ce moment une exposition fêtant les 100 ans de la naissance du chef d’orchestre roumain Constantin Silvestri (1913-1969). En début d’année, E.M.I. avait déjà édité un opportun coffret des enregistrements symphoniques (hors concertos) du maître, tandis que l’institut culturel et l’ambassade de Roumanie rendent hommage à Silvestri lors d’un concert en la salle Byzantine du magnifique palais de Béhague (VIIe arrondissement), le lundi 16 septembre 2013.
(2) On regrette le manque d’audace des programmateurs de la Salle Pleyel à Paris qui ne saisissent pas l’occasion de faire jouer cette œuvre lors des deux concerts parisiens des 23 et 24 octobre 2013. Comme à Bucarest, la Symphonie nº 5 de Prokofiev y sera en effet interprétée, mais accompagnée cette fois de l’ouverture Rouslan et Ludmilla de Glinka puis du Concerto pour piano nº 1 de Tchaïkovski.
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