vendredi 7 février 2014

« Jenůfa » de Leoš Janáček - La Monnaie à Bruxelles - 30/01/2014

Après le superbe « Hamlet » donné en début de saison, l’Opéra de Bruxelles frappe encore très fort en ce début d’année. Le metteur en scène Alvis Hermanis ose une « Jenůfa » qui alterne entre kabuki et réalisme social. Aussi inattendu que passionnant.

C’est peu dire que le Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles ne manque ni de flair ni d’audace dans ses choix artistiques. Oser confier la production de Jenůfa à Alvis Hermanis pourra paraître évident pour l’amateur de théâtre, tant le metteur en scène letton s’est imposé ces dernières années dans toute l’Europe. Directeur artistique du Nouveau Théâtre de Riga depuis 1997, Hermanis a pu disposer d’une troupe permanente de 35 comédiens, luxe inouï en ces temps de restriction budgétaire et véritable fer de lance de sa réussite. Il n’en reste pas moins que faire ses premières armes en ce domaine particulier qu’est la scène lyrique constitue toujours un pari risqué. Lorsque cette décision a été prise, la Monnaie ignorait que Hermanis avait déjà accepté de monter un premier opéra, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmerman, pour le Festival de Salzbourg à l’été 2012. Une réussite saluée par la critique.

Avec Jenůfa, le Letton a vu comme à son habitude les choses en grand, puisant les sources de son inspiration dans une préparation lente et minutieuse. Décidé à explorer la Moravie, où l’opéra a été composé par Leoš Janáček (1854-1928), il a pu découvrir les traditionnels habits de fête, éclatants de couleurs, fruits d’un artisanat savamment élaboré de génération en génération. Une révélation qui le conduit à demander la confection de costumes semblables mais néanmoins originaux, un travail d’un an admirablement conduit par Anna Watkins. Hermanis choisit de s’appuyer sur ces patchworks virtuoses pour figurer une étonnante mise en scène façon kabuki.

Des postures particulièrement stylisées

Placés en ligne horizontale près de la fosse, les interprètes adoptent des postures particulièrement stylisées, tandis que la moindre inflexion constitue à elle seule un évènement. En leur faisant répéter des gestes affectés et explicites, Hermanis souligne la volonté de Janáček d’associer un motif musical différent à chacun de ses personnages. Derrière eux, une douzaine de danseuses alignées mène une revue surréaliste et dérangeante. Bientôt, un panneau dévoile un gradin en haut de la scène où le chœur évolue en costumes de fête. Outre les costumes bigarrés et la revue des danseuses, des motifs de style Art nouveau *, floraux et géométriques, sont projetés sur le vaste cadre qui entoure les chanteurs, permettant de subtiles évocations poétiques.

Dès le lever de rideau, on prend peur. Comment éviter de sombrer dans un kitsch insupportable avec de tels costumes ? Comment ces éléments, qui semblent évoluer séparément, vont-ils prendre sens par rapport à l’histoire ? Rapidement, les inquiétudes se dissipent tant la mise en scène prend tout son sens au fur et à mesure du déroulé de l’opéra. Au IIe acte, Hermanis a ainsi l’idée géniale de supprimer le kabuki et les costumes traditionnels, et ce pour mieux les faire revenir lors du troisième conclusif. Une astuce qui permet de mettre en valeur cet acte central, sommet musical de l’ouvrage, mais aussi théâtral avec son inexorable bascule vers un drame social intense et violent.

Engrossée par Števa qui refuse de l’épouser, Jenůfa se cache dans la maison de sa belle-mère Kostelnička, sacristine du village. Alors qu’elle a échoué à convaincre Števa de changer d’avis, Kostelnička décide de tuer le nouveau-né dans la rivière voisine pendant que la mère dort. Un stratagème destiné à permettre à Jenůfa de se marier avec Laca, son soupirant éconduit jusqu’alors. Lors de cet acte central, Hermanis décide de faire tomber les faux-semblants, incarnés par les costumes qui sont autant de masques que l’on revêt en public. La misère paysanne est trahie par des habits réalistes et misérables, un intérieur sordide et des lumières blafardes. Les danseuses, telles des nymphes toujours plus inquiétantes, continuent d’apparaître en arrière-plan derrière les fenêtres de la maison. Bientôt, elles vont porter une à une, en un rythme morbide et lancinant, le bébé sacrifié par la belle-mère.

Une passionnante Jeanne-Michèle Charbonnet

Cet acte bouleversant permet de recentrer l’action autour des quatre principaux protagonistes, tous vocalement irréprochables, et ce malgré des aigus forcés pour la Kostelnička de Jeanne-Michèle Charbonnet. Mais la soprano américaine a le sens de la déclamation et du jeu, intense et enivrant. Passionnante de bout en bout, elle fait vibrer le public avec ce rôle marquant. On retiendra aussi la touchante Sally Matthews (Jenůfa), presque lunaire dans le splendide air du réveil au IIe acte. À ses côtés, Nicky Spence (Števa) offre une belle prestation comique, tandis que Charles Workman démontre une étendue de registre parfaite pour son rôle de Laca.

Ludovic Morlot, directeur musical de la Monnaie, dirige prestement cette œuvre à la rythmique bondissante, toujours attentif à faire ressortir les nombreux éléments chambristes de l’orchestration. On ne pourra évidemment que se féliciter du retour à une « version authentique » fondée sur les travaux du regretté Charles Mackerras. La captation du spectacle par les équipes de France Télévisions permettra de voir ou revoir cette captivante production, dont on n’a pas fini de digérer les apports tant les niveaux de lecture et d’analyse sont nombreux.


* Un courant artistique largement célébré en Moravie à l’époque de la composition de Jenůfa, dévoilée au public de Brno en 1904.

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