Parce que la culture se conjugue sous plusieurs formes, il sera sujet ici de cinéma, de littérature, de musique, de spectacles vivants, selon l'inconstante fantaisie de son auteur
Pour le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Richard
Strauss, l’Opéra de Francfort n’oublie pas le compositeur bavarois dont
on retrouvera une ancienne production de l’Ariane à Naxos en fin d’année. Mais place tout d’abord à une autre reprise, avec La Femme sans ombre,
production conçue en 2003 par Christof Nel, un habitué des lieux. Le
metteur en scène allemand, peu connu en dehors de son pays, s’était
illustré, en 2010 à Genève par son sens de l’épure et sa volonté d’expliquer les failles psychologiques des personnages d’Elektra.
Déjà Strauss, si l’on peut dire, tout comme un plateau tournant
réutilisé fort judicieusement pour symboliser les errances des
personnages et leur incapacité à prendre en main leur destin. Ici,
l’immense cube central occupant la scène appartient au monde de
l’Empereur, tandis que les murs extérieurs sont ceux de l’humanité,
réservés au couple de teinturiers.
Si l’on peut conseiller la lecture préalable du livret pour tenter de
comprendre toutes les allusions, des poissons suspendus symboles de
fécondité aux masques inquiétants des enfants à naître, on pourra aussi
se laisser porter par ces visions expressionnistes du meilleur effet
visuel. Enigmatique et suggestive, la mise en scène déploie des visions
cauchemardesques inattendues, convoquant un bestiaire que n’aurait pas
renié Jérôme Bosch, pour figurer le double écueil psychologique des
héroïnes. Dans cette optique, l’une et l’autre femme partagent la fatale
incapacité à avoir un enfant – l’une prosaïquement (la femme de Barak),
l’autre symboliquement (l’absence d’ombre pour l’Impératrice). Le
finale est à cet égard très réussi, lorsqu’enfin les deux couples
pénètrent le même lieu, celui de l’intérieur rassurant d’un couple
ordinaire occupé à scruter l’horizon d’une descendance désormais
promise.
Plus encore que cette passionnante mise en scène, le plateau vocal ici
réuni frise la perfection, aidé par une direction tout aussi élégiaque
que la veille,
qui fonctionne plus encore tant l’opulence orchestrale de Strauss
apparaît ici domptée pour le meilleur effet. Entre ductilité des
transitions et détails révélés de l’orchestration, Sebastian Weigle
reçoit une ovation méritée au terme de la représentation. De même, les
applaudissements nourris pour Terje Stensvold ne trompent pas: le sens
du phrasé, l’intense projection et la richesse des couleurs imposent un
Barak superlatif. A ses côtés, Sabine Hogrefe ne démérite pas dans son
lourd rôle d’épouse, offrant une belle opulence dans les graves, même si
sa voix devient plus métallique au fil de la représentation,
particulièrement dans l’aigu. Aucun problème de ce côté-là pour le
soprano rayonnant de Tamara Wilson, au timbre pur porté par une aisance
confondante. Autre grande satisfaction avec la Nourrice de Tanja Ariane
Baumgartner, autoritaire et fourbe, magnifique de présence et
d’intensité. Si l’Empereur de Burkhard Fritz souffre d’une émission
étroite, la mise en scène a l’habileté de le faire chanter près de la
rampe, permettant de faire apprécier toutes les qualités de son timbre
clair et aérien.
Aucune fausse note également parmi les seconds rôles, particulièrement
le jeune Michael Porter, au physique harmonieux judicieusement dévoilé.
Avec ses collègues de l’Opéra Studio de Francfort, on retrouve le ténor
américain dès le lendemain dans un court récital offert gratuitement à
l’heure du déjeuner. De Rossini à Verdi, en passant par Massenet,
Tchaïkovski et... Johann Strauss, encore une belle occasion de profiter
de l’excellence d’une maison d’opéra décidément à fréquenter!
Traditionnel plat de réjouissance des fêtes de fin d’année dans les pays germaniques, l’opéra Hansel et Gretel
reste étonnamment rare en France. Tellement rare que ce chef d’œuvre a
fait son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris pour la
première fois l’an passé, dans une production de Mariame Clément
diversement appréciée (un spectacle à découvrir ou revoir dès la fin
novembre à Garnier). A Francfort, on retrouve un autre metteur en scène
controversé, le Britannique Keith Warner, régulièrement invité dans la
capitale de la Hesse comme à l’Opéra du Rhin, où ses productions ont
souvent déçu. On pense notamment à son Roi Arthus donné en début d’année
à Strasbourg. Pari cette fois-ci réussi à Francfort, au moyen d’une
transposition très habile dans le contexte d’un hôpital de la Première
Guerre mondiale. Keith Warner fait le choix de revisiter l’œuvre, optant
d’emblée pour une optique où les enfants jouent à se faire peur avec
les contes bien connus de leur jeunesse.
Si les premières scènes se montrent très fidèles à l’histoire,
l’Interlude entre les deux premiers actes offre un tableau visuel
bouleversant, les enfants de l’hôpital quittant les lieux peu à peu dans
une lumière saturée qui symbolise la fin du conflit. Le deuxième
tableau montre les deux enfants adultes de retour sur les lieux,
retrouvant les marionnettes qui avaient enchanté leur jeunesse, prélude à
un flash-back saisissant. Plus de fraises à cueillir, c’est bien
l’alcool dont les enfants sont friands, comme si la guerre les avaient
déjà rendus adultes prématurément. Eméchés, Hansel et Gretel découvrent
une maison sordide, attirés par quelques bonbons posés au dehors. A
l’instar d’un brillant François Ozon au cinéma (voir son adaptation du
conte, Les Amants criminels), Warner figure l’attirance de la
Sorcière pour les formes généreuses du jeune garçon ou dévoile les
attributs d’un serial killer à coup de marionnettes crochetées dans la
cuisine comme autant d’enfants dépecés. C’est bien là l’idée force de
Keith Warner, celle de parvenir à nous montrer une sorcière en pédophile
cannibale sans pour autant effrayer les enfants, qui pourront ne voir
qu’un homme travesti, à peine inquiétant tant il est grotesque avec sa
robe en vieux rose et son crâne rasé sans perruque. Une «sorcière»
savoureuse que l’on croirait tout droit sortie d’un tableau d’Otto Dix.
Côté voix en revanche, cette nouvelle production apparaît plus
contrastée, même si nous n’avons pu entendre qu’un seul des différents
casts proposés. Dans le rôle du père, le Suisse Alejandro
Marco-Buhrmester offre une diction tout à fait remarquable dans le Sprechgesang,
plus décevant dans les airs où son timbre assez terne manque de
couleurs. C’est précisément l’inverse pour la Gretel de Louise Alder,
dont on aurait aimé davantage de projection. Fort heureusement, Heidi
Melton (Gertrude) comme Katharina Magiera (Hansel), imposent de
truculentes interprétations, parfaitement soutenues par leurs voix aussi
éclatantes que nuancées. Un régal à chaque apparition. Enfin, la
Sorcière de Peter Marsh donne la aussi une interprétation sans faille,
tout aussi impeccable dans les différentes outrances vocales habituelles
pour ce rôle.
Directeur général de la musique de l’Opéra de Francfort depuis 2008,
Sebastian Weigle surprend d’emblée par une direction assez lente, légère
et transparente, qui lisse les arrêtes dans un legato olympien.
Vivement applaudie à l’issue de la représentation, et ce bien davantage
que les chanteurs, cette direction n’en oublie pas le théâtre pour
autant, apportant de subtiles couleurs aux passages dansants des
comptines enfantines. Si l’on peut préférer une baguette plus nerveuse,
nul doute que Weigle séduira les tenants d’une direction qui respire,
poétique et harmonieuse. Un spectacle chaleureusement recommandé pour
cette fin d’année.
Comme chaque année depuis la réouverture de l’Opéra de Versailles en
2009, l’orchestre sur instruments d’époque Les Agrémens et le Chœur de
chambre de Namur reviennent dans l’intimité de l’écrin royal – à peine
plus de 700 places. Une «résidence» pour servir un cœur de répertoire
qui s’étend de la fin du XVIIe siècle aux premières symphonies de
Beethoven, mais surtout intéressée par la révélation de raretés
absolues. De Grétry à Kreutzer,
en passant par Dauvergne et Gossec, les habitués de Versailles ont pu
apprécier les qualités de ces deux ensembles, souvent remarquables sous
la baguette avisée de son chef attitré Guy Van Waas. Leur retour est
l’occasion d’un nouvel hommage à Rameau, incontournable cette année
partout en France, avec Le Temple de la Gloire - une œuvre méconnue et mésestimée, donnée voilà quelques jours à Liège.
Comme souvent chez Rameau, le livret de ces œuvres lyriques n’a rien
d’impérissable, et l’on se désintéresse assez vite de celui-ci –
pourtant dû à Voltaire. Le grand écrivain français y mélange à qui mieux
mieux figures allégoriques, dieux mythologiques ou personnages
historiques, tous avides de pénétrer le fameux Temple de la Gloire.
Echec à la création, l’œuvre est remise sur le métier en 1746 –
notamment avec un nouveau final assez naïf, en forme d’ode au «doux ramage des oiseaux»
– avant de tomber rapidement dans l’oubli. Pour autant, le génie de
Rameau souffle sur cette œuvre, emportant dès l’Ouverture le
déferlement enthousiaste d’une orchestration très colorée. On retiendra
notamment l’excellente idée de placer les flûtes aux côtés des premiers
violons à gauche, en parfait écho aux graves et cors placés à l’opposé.
Effets de résonnance à l’orchestre, brio des solistes, interventions
inattendues et nombreuses du chœur, les surprises de l’imagination
ramélienne ne manquent pas, et ce même si l’inspiration se fait plus
inégale lors des deux derniers actes.
Côté interprétation, on retrouve avec bonheur la direction vive et
engagée de Guy Van Waas, toujours soutenu par un chœur idéal de cohésion
et bien en place. A peine aimerait-on davantage de respiration en
certaines parties afin de distiller des climats plus mystérieux, plus
inattendus. C’est peut-être là aussi l’un des défauts de Mathias Vidal,
dont on aime les prises de risque, l’élan généreux et le timbre clair
porté par une éloquente diction. S’il se montre moins à l’aise dans les
tessitures aigues demandées par le rôle de Trajan, il reçoit les vives
félicitations du chef à l’issue de la représentation. Aucune difficulté
vocale en revanche pour la toujours impériale Judith van Wanroij, à la
diction française très correcte. A ses côtés, Katia Velletaz prend de
l’assurance au fur et à mesure de la soirée, chauffant bien sa «petite»
voix aux infinies subtilités, à peine desservie par un léger vibrato.
Autre chanteuse quelque peu décevante en première partie de concert, Chantal Santon-Jeffery – il est vrai impressionnante quelques jours plus tôt
à Saint-Quentin-en-Yvelines dans un rôle bien différent. Elle se montre
plus convaincante dans son interprétation de La Gloire, partie il est
vrai plus lyrique et dramatique, qui lui permet de faire valoir ses
indiscutables qualités de comédienne. Enfin, Alain Buet imprime sa
marque, volontiers joueur et malicieux, toujours maître de sa technique
vocale sûre et avisée.
Assurément une œuvre à découvrir pour les amateurs du génie ramélien,
toujours aussi en verve dans cet opus rare – prochainement gravé au
disque avec toute l’équipe de la production entendue à Versailles.
Il faut sans doute beaucoup d’audace, et peut-être aussi un peu d’inconscience pour s’attaquer à l’Armida de Haydn, avant-dernier opéra méconnu du maître autrichien, créé en 1784 à Esterháza. Si cet opera seria
aux accents baroques ne révolutionne pas le genre en respectant la
traditionnelle alternance d’airs et de récitatifs, il offre néanmoins
une heureuse variation au niveau des récitatifs, en forme secco
ou accompagnés. Avec peu d’ensembles et aucun chœur, Haydn parvient à
bien caractériser son œuvre, très guerrière dès l’Ouverture cuivrée,
d’une belle vigueur, tout en offrant de beaux climats intimistes comme
dans la scène de la forêt. S’il faut s’accrocher pour suivre le méandre
des amours contrariés de l’héroïne et de son cher Rinaldo, la mise en
scène de Mariame Clément évacue d’emblée toute référence à la magicienne
pour mieux ancrer l’ouvrage dans le monde actuel. La scène d’ouverture est à cet égard éloquente, Armida se débarrassant
devant le public des attributs qui lui donnent des faux airs de déesse
Athéna. La splendide coiffe guerrière et l’étoffe soyeuse éclatante qui
lui recouvre tout le corps font ainsi rapidement place à un habit de
tous les jours – jeans et tee-shirt cintrés aux couleurs sombres – lui
donnant une allure étonnamment masculine. C’est là l’idée force de
Mariame Clément, qui ose faire d’Armida un homme, ceci pour faire
résonner les hésitations et troubles de Ronaldo avec l’actualité
récente. Enrichi du conflit intérieur sur l’acceptation de son identité,
les tiraillements de Rinaldo n’évoquent plus seulement la fidélité aux
siens et son attirance pour Armida. Le conflit entre les deux camps
chrétien et sarrasin est ainsi habilement transposé en une opposition
sociale irréductible entre conservateurs anti-«mariage pour tous» et
libéraux en matière de mœurs. Mariame Clément se garde bien de prendre
parti pour l’un ou l’autre camp, ne forçant jamais le trait, cette
illustration contemporaine lui servant de prétexte à théâtraliser
davantage le peu d’action du livret. Un choix audacieux qui se révèle
particulièrement efficace dans la scène des vestiaires de tennis, où
Ubaldo laisse entrevoir toute l’ambigüité de son «amitié» pour Rinaldo. On retiendra aussi l’élégante scénographie de Julia Hansen, en forme de
décor unique modulable, où un carré central cristallise les tensions
internes, tandis que des chaises vides sur les côtés symbolisent les
affrontements politiques sous-jacents, théâtre de la vie publique
extérieure. Autre atout majeur de cette production, le jeune plateau
vocal ici réuni, d’une remarquable homogénéité. A peine pourra-t-on
reprocher au ténor Juan Antonio Sanabria une constante recherche du
«beau son» qui l’éloigne d’une interprétation plus vibrante de Rinaldo.
Mais ça n’est là qu’un détail tant Chantal Santon illumine chacune de
ses interventions par son aisance vocale, particulièrement dans les
récitatifs, d’un engagement dramatique éloquent. Des récitatifs où
Dorothée Lorthiois se montre moins à l’aise, alors qu’elle maîtrise
parfaitement tous ses airs – le public ne s’y trompe pas en réservant
une ovation aux deux chanteuses à l’issue de la représentation. Autre
grande satisfaction avec le chant olympien d’Enguerrand De Hys, «petite
voix» très à l’aise dans ce répertoire – on se souvient notamment du
remarquable Mitridate donné en début d’année au CNSM. Enfin, le jeune chef Julien Chauvin insuffle à son orchestre une énergie
revigorante, toujours attentif à ne jamais couvrir les voix dans la
vaste salle de 1300 places de Saint-Quentin-en-Yvelines. On retrouvera
toute cette fine équipe lors d’une vaste tournée à travers toute la
France en début d’année prochaine. D’autres dates devraient être
annoncées prochainement pour ce spectacle de haute tenue, chaudement
recommandé.