Dire que les amateurs de l’art de Jules Massenet ne savent plus où donner de la tête est un euphémisme, tant les projets récents autour du compositeur français le maintiennent en haut de l’affiche, de la monographie de Jean-Christophe Branger éditée en début d’année à l’exhumation concomitante d’une rareté aussi absolue qu'Ariane (1906), par le Palazzetto Bru Zane. L’Opéra de Paris n’est pas en reste, avec pas moins de deux spectacles pour sa saison en cours, entre la reprise de Cendrillon (1899) et la nouvelle production de Don Quichotte (1910), actuellement à Bastille.
Malgré un succès incontestable à la création, l’ouvrage reste sous-estimé en raison de la faiblesse de son livret, qui réduit l’action à quelques tableaux tirés du roman de Cervantes, tous centrés sur l’amour impossible avec Dulcinée. Le recours à Damiano Michieletto se montre judicieux pour enrichir le récit d’une dimension nostalgique et désenchantée, tant le metteur en scène italien humanise son héros, en le montrant à l’aube de sa vie, déprimé et esseulé : en revisitant d’emblée le traumatisme de ses illusions perdues, Michieletto surprend en alternant des images tantôt morbides (ombres et spectres fugitifs qui apparaissent comme autant de menaces), puis poétiques (superbes chevaux de bois dans les airs ou vidéos sur la jeunesse rayonnante de Dulcinée). La splendide scénographie joue constamment de l’agencement des volumes géométriques, revisitant en une fluidité gracieuse l’appartement étriqué de Don Quichotte, tout comme ses délires maniaques. En rendant ainsi toute la part tragique du destin brisé de cet anti-héros, la mise en scène finalement très lisible touche au cœur dans les dernières scènes crépusculaires, en épousant la hauteur d’inspiration particulièrement réussie au niveau musical.
Si certains spectateurs ont pu être déroutés par le peu de place visuelle des espagnolades, aux aspects folkloriques plus stylisés dans cette transposition en forme de cauchemar éveillé, force est de constater la pertinence de l’immersion au sein de la psyché de Don Quichotte : de quoi construire un huis-clos d’autant plus étouffant que l’ouvrage est bref (environ deux heures de musique). Encore faut-il bénéficier d’un rôle-titre à la hauteur des gloires de jadis (notamment Samuel Ramey et José Van Dam), capables de mettre en avant un art consommé de diseur, pour rendre crédible les élans généreux et naïfs d’un idéaliste à fleur de peau. Pour remplacer Ildar Abdrazakov, devenu indésirable suite à son soutien trop affiché au pouvoir russe, l’Opéra de Paris a fait appel à deux basses différentes, l’américain Christian Van Horn (du 10 au 29 mai), puis le Hongrois Gabor Bretz (du 1er au 11 juin). Ce dernier, présent pour la deuxième série de représentation, compose un Don Quichotte solide sur toute la tessiture, mais parfois terne, au timbre charbonneux dans les graves. La diction est satisfaisante, sans toutefois apporter ce petit supplément d’âme qui crée l’émotion autour de ce personnage insaisissable et fascinant.
Fort heureusement, on retrouve deux chanteurs parfaitement distribués à ses côtés, de la Dulcinée au timbre opulent et généreux de Gaëlle Arquez, au tempérament bien trempé, à l’instar du Sancho haut en couleurs d’Étienne Dupuis, plus mordant dans les graves. Aux côtés des seconds rôles superlatifs (dont le toujours impeccable de volume sonore Nicholas Jones), le chœur montre tous les progrès accomplis sous la supervision avisée de Ching-Lien Wu. Dans la fosse, Patrick Fournillier donne le ton par son engagement éloquent dans les verticalités colorées au début, avant d’embrasser les subtilités pré-ravéliennes par une lecture plus fouillée : de quoi faire vivre les contrastes de la partition d’une vitalité aussi fluide que naturelle, et manifestement décisive dans la réussite de la soirée.
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