Les événements à ne pas manquer se suivent à l’Opéra National de Paris en ce début d’année : après un audacieux et controversé Or du Rhin, place à une nouvelle production très attendue de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, la troisième in loco après Jorge Lavelli en 1977, puis Bob Wilson vingt ans plus tard. Le metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad plonge le spectateur dans les méandres des ressorts ambigus des différents protagonistes du drame, osant des visions fantomatiques d’une beauté saisissante, grâce à l’apport envoûtant de la vidéo.
Chaque nouveau spectacle consacré à Pelléas et Mélisande dans l’Hexagone est un incontournable qu’aucun mélomane chevronné ne peut manquer, tant est immédiatement palpable l’affinité des musiciens français avec les effluves impressionnistes : on mesure encore aujourd’hui combien l’orchestration de Debussy reste d’une inépuisable inventivité harmonique, en tournant le dos aux modèles plus architecturés du passé, Carmen en tête. On ne pouvait évidemment rêver meilleur interprète que l’Orchestre de l’Opéra National de Paris pour tisser des phrasés d’un raffinement inouï, aux couleurs tour à tour diaphanes et morbides, d’une souplesse admirable pour accompagner le plateau vocal réuni. On ne peut qu’applaudir, aussi, le chef italien Antonello Manacorda, déjà entendu ici-même dans La Flûte enchantée, puis Don Giovanni, qui allège les textures pour faire ressortir chaque détail, sans jamais céder au moindre maniérisme.
C’est là un atout décisif pour encadrer l’écrin visuel splendide réglé par Wajdi Mouawad, dont la scénographie sombre et épurée oriente immédiatement la concentration sur les ambiguïtés souvent déroutantes du récit de Maurice Maeterlinck. Le dramaturge belge est décidément à la fête en ce moment, puisque deux de ses pièces de jeunesse sont données à la Comédie-Française (jusqu’au 2 mars prochain), permettant d’apprécier ses élans mélancoliques et vénéneux, mâtinés de références allégoriques. L’idée d’ajouter un court prologue muet au début de Pelléas, laissant entrevoir un sanglier blessé fuyant son bourreau, permet d’apprécier les premiers accords brumeux du drame dans un silence quasi-religieux, proche des conditions idéales d’une écoute au disque. L’atmosphère irréelle et fantastique est parfaitement rendue par la pénombre permanente qui envahit la scène, faisant ainsi ressortir plusieurs éléments, notamment les animaux sanguinolents amoncelés en bord de plateau, qui rappellent le contexte de famine furtivement évoqué par le livret. L’apport des vidéos de Stéphanie Jasmin permet à Mouawad de figurer chaque péripétie comme un tableau mouvant (rappelant en cela le travail de Bill Viola pour la célèbre production de Tristan und Isolde donnée à Paris), en montrant une nature sauvage et immaculée, aux couleurs volontairement troubles, entre verdâtre et marronnasse – proche des représentations rugueuses de Courbet ou des derniers tableaux de Monet. De quoi donner un saisissant contraste au drame bourgeois finalement ordinaire de Maeterlinck, enrubanné de raffinement symboliste.
A ses côtés, Gordon Bintner fait oublier une émission nasale, par moments, par une conviction mordante, où chaque mot est sculpté au service du sens. Si le grave gagnerait à davantage de projection pour faire vivre toute la noirceur de son personnage, on aime l’émotion trouble qui se dégage des dernières scènes, lorsque les derniers sursauts de sa jalousie font face à la repentance du meurtre de son demi-frère. C’est peu dire que Sabine Devieilhe donne à sa Mélisande des trésors de subtilité, faisant valoir sa technique parfaite et son timbre de velours, tout en offrant des qualités d’interprète hors pair. Assurément une des grandes figures de ce rôle, qu’on ne se lassera pas de réentendre. Parmi les seconds rôles, on note le superlatif Jean Teitgen (Arkel), qui n’a rien perdu de son éloquence majestueuse, passant la rampe sans difficulté.
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