Rivale de
Richard Strauss en son temps, l’œuvre de Franz Schreker résonne enfin en
France. Strasbourg relève le défi malgré des chanteurs
d’inégale valeur.
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Photo Alain Kaiser |
Décidément, les maisons d’opéra françaises créent l’évènement en
ce début de saison. En multipliant les créations scéniques originales,
l’audace ainsi affichée permet de défricher le répertoire
et d’accompagner le public vers une curiosité toujours plus
grande. Après la découverte des Deux veuves
de
Bedřich Smetana à Angers-Nantes, place cette fois à la deuxième
œuvre lyrique de Franz Schreker à l’Opéra national du Rhin *. Un
compositeur particulièrement revisité
avec la représentation du Chercheur de trésor (Der Schatzgräber) à l’Opéra d’Amsterdam il y a un mois, et des Stigmatisés (Die Gezeichneten) à
l’Opéra de Cologne en avril‑mai 2013.
Complétement méconnu de nos jours, Schreker a pourtant été le
grand rival de Richard Strauss en Allemagne lors des premières années de
la république de Weimar, avant de subir
l’opprobre des nazis pendant les années 1930. Destitué de ses
fonctions de directeur du conservatoire de Berlin en 1932, il est classé
parmi les « compositeurs dégénérés »,
à la fois pour ses origines juives, mais aussi pour ses livrets
d’opéra qui heurtent l’idéal nazi par leurs préoccupations réalistes et
psychologiques, jugées triviales.
Le Son lointain raconte ainsi l’inexorable déchéance de
Grete Graumann, une jeune fille abandonnée par celui qu’elle aime, le
compositeur Fritz qui part courir le
monde à la recherche de l’inspiration, ce son lointain qu’il ne
parvient pas à relier à Grete. Celle‑ci, en fuite pour échapper au
mariage que ses parents lui destinent, trouve refuge dans un
bordel vénitien où le sort va à nouveau la confronter à Fritz.
Achevée en 1912 après une longue gestation, l’œuvre de Franz Schreker
introduit de nombreux éléments biographiques dans
un livret conçu par le compositeur lui‑même. Si le personnage de
Grete fait immanquablement référence à la Greta dont Schreker est
amoureux, la vie dissolue du compositeur dans le Berlin de
l’entre-deux-guerres lui sert de matériau pour la description des
bas‑fonds.
Une mise en scène statique
La mise en scène de l’ancien directeur du Théâtre national
de Strasbourg, Stéphane Braunschweig, choisit d’évacuer tout naturalisme
en proposant des tableaux très stylisés qui
anticipent sur le déroulé du récit par la mise en avant de
symboles récurrents. La fuite de Greta se déroule ainsi dans une forêt
de quilles géantes, qui suggère son incapacité à prendre en
main son destin, tandis que le surprenant décor de coulisses
d’opéra, présent au premier puis au troisième acte, décrit d’emblée la
mise en abyme qui attend l’auditoire. Même si ce
procédé, utilisé par Richard Strauss dans sa première version d’Ariane à Naxos en 1912, est parfaitement amené par Braunschweig, son approche trop
intellectuelle, trop statique dans l’animation des scènes joyeuses, met à nu des chanteurs souvent à la peine.
Des aigus forcés
Présente dans la quasi-totalité de l’opéra, la Grete
d’Helena Juntunen réalise une performance vocale tout à fait honorable
pour un rôle aussi lourd, peinant seulement dans des aigus
forcés. Comédienne convaincante, elle surclasse sans mal le beau
chant placide de Will Hartmann, qui compose un Fritz bien pâle. Si
l’opéra est compliqué à monter compte tenu de ses
nombreux personnages (22 au total, interprétés ici par
14 chanteurs), la production relève le défi avec des seconds rôles
parfaits, hormis la décevante vieille femme, interprétée par
Livia Budai.
Mais c’est surtout la prestation d’un Orchestre philharmonique de
Strasbourg, dirigé de main de maître par Marko Letonja, qui dévoile
l’art de Schreker, capable d’embrasser tous les
styles, du postromantisme au vérisme, annonçant parfois Berg. Une
musique scintillante, opulente et capiteuse, qui résonne enfin dans une
salle française cent ans après sa
création.
* Comme Angers-Nantes Opéra, cette institution a la particularité de partager ses représentations entre les villes voisines d’une même région, ici Strasbourg, Mulhouse et Colmar.