C’est toujours un plaisir de retrouver la foisonnante Marseille et son
Opéra parmi les plus beaux de l’Hexagone: construit en 1924, ce
chef-d’œuvre de l’Art Déco n’a rien perdu de son lustre d’antan, grâce à
sa parfaite rénovation extérieure (candélabres d’époque flambant neufs
compris), tout autant que son foyer à la décoration aussi somptueuse
qu’intacte. Ne reste désormais qu’à rénover les fauteuils de la salle,
qui ont fait largement leur temps, pour parfaire plus encore le
nécessaire confort des soirées lyriques phocéennes. Le Théâtre du
Gymnase a déjà eu cette chance, même s’il faudra attendre 2024 pour
l’achèvement des travaux: en attendant, sa programmation est reportée,
précisément, dans les salles de l’Opéra et de l’Odéon.
De son côté, l’Opéra de Marseille surprend cette saison en dynamitant le
cliché d’une maison dévolue à la seule promotion du répertoire italien
et des grandes voix: autant la reprise de La Walkyrie que du partenariat régional dédié à La Dame de Pique (voir ici)
le démontrent, sans parler de la large place dévolue aux ouvrages
français, d’Offenbach à Bizet, en passant par Massenet. L’exploration du
répertoire italien n’est évidemment pas laissée de côté, ce que ce
début de saison illustre avec un doublé Rossini des plus réjouissants:
absent de la scène phocéenne depuis plus de cinquante ans, Guillaume Tell a fait récemment son grand retour, avant la création marseillaise d’Armide (1817). Desservi par un livret d’une grande pauvreté (adapté de La Jérusalem délivrée
du Tasse), ce drame reste peu souvent monté de nos jours (voir la
production mise en scène par Mariame Clément à l’Opéra des Flandres en 2015 puis à Montpellier en 2017), malgré ses incontestables qualités musicales, proches des ouvrages contemporains plus légers, dont La Cenerentola.
C’est particulièrement audible dès l’Ouverture et sa longue introduction
lente, aux accents solennels, très cuivrés, dont se saisit José Miguel
Pérez-Sierra avec une attention de tous les instants: tout du long du
spectacle, le chef espagnol impressionne par sa capacité à relancer le
discours musical sans effets, donnant une présence décisive à son
orchestre, véritable personnage du drame. Rossini surprend par son
ambition, osant une écriture volontairement déstructurée, aux nombreuses
ruptures martiales (opposition forte/piano) et aux
silences appuyés, avant que le ton général ne se détende par l’ivresse
de l’entrecroisement des vents, en des tempi endiablés. Un répit de
courte durée, tant les couleurs sombres du chœur, uniquement masculin,
nous ramènent rapidement au contexte guerrier. Le chœur féminin ne fait
ainsi son apparition qu’en seconde partie de l’ouvrage, en un bref
passage naïf et doucereux, qui annonce l’apaisement de cet acte dédié
aux amours contrariées de l’héroïne. Si cet effet de contraste est
bienvenu, on peut toutefois regretter que le personnage d’Armide soit
réduit à une sorte de prêtresse de l’amour, bien loin de la magicienne
attendue. La musique de ballet, d’une imagination irrésistible de
finesse aux vents, ne peut faire oublier cette déception, audible jusque
dans un finale trop abrupt.
Que de trésors, malgré tout, dans cet ouvrage méconnu ! On pourra bien
entendu citer les duos d’amour entre Armide et Renaud, tout autant que
le fameux trio des ténors, dont les plus chanceux se souvenaient après
le spectacle des délices passées à Pesaro, avec Michael Spyres
notamment. Car c’est bien d’interprètes de cette trempe que cet ouvrage
réclame pour dépasser les nombreuses prouesses vocales attendues. A ce
jeu-là, le rôle-titre est interprété crânement par Nino Machaidze, qui
remplace Karine Deshayes (malheureusement absente pour des raisons
d’agenda). Pour cette prise de rôle, la soprano géorgienne donne des
accents tranchants et une autorité naturelle à son personnage en
première partie, avant de s’adoucir dans les parties apaisées au III, en
un beau sens des couleurs. Elle vient facilement à bout des vocalises
périlleuses, grâce à une technique parfaite. On pourra seulement
regretter une projection vocale trop modeste par endroit, notamment lors
des passages dominés par le chœur.
A ses côtés, Enea Scala (Renaud) n’est pas en reste pour faire l’étalage
de son brio vocal, en mettant un accent dramatique à chacune de ses
interventions. Le trait est parfois forcé, sans parler des passages de
registre audibles (notamment en voix de tête) et un vibrato peu
harmonieux. Mais la générosité du ténor italien, familier du rôle et
bien connu à Marseille, emporte tout de même l’adhésion du public,
visiblement conquis. Chuan Wang donne aussi beaucoup de satisfaction
avec sa technique sans faille et sa noblesse de ligne. Malgré un aigu un
rien trop métallique, sa longueur de souffle impressionne tout du long.
On aime aussi le jeune Matteo Roma qui frappe fort en début d’ouvrage,
en se jouant d’un premier air meurtrier avec beaucoup d’aplomb:
l’émission claire et naturelle est un régal, au service d’un timbre
velouté du plus bel effet. Espérons que cette petite voix ne s’abîmera
pas en acceptant des rôles trop lourds pour elle. Autour de seconds
rôles solides, le spectacle est porté par un très beau chœur masculin,
précis et engagé.
Une Armide à ne pas manquer en ce début de saison très prometteur à Marseille.
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