«Maudite soit la guerre»: c’est l’expression désabusée que Paul Dessau (1894-1979) répète en boucle dans son hommage In memoriam Bertolt Brecht, composé un an après le décès du dramaturge en 1957. Six ans plus tôt, les deux hommes s’étaient réunis pour adapter une pièce radiophonique écrite par Brecht en 1939, Le Procès de Lucullus, afin de crier haut et fort leurs convictions antimilitaristes. Malgré son incontestable soutien à la cause communiste, la parabole contre la dictature est jugée trop difficile musicalement et politiquement ambiguë: en réalité, c’est davantage la renonciation aux armes, nécessaire à l’interventionnisme soviétique contre les «menaces fascistes», qui gêne. Dès lors, plusieurs modifications sont imposées, dont le titre plus explicite qui annonce la condamnation de Lucullus. Malgré tout, le scandale à la création est énorme et le spectacle ne va pas au-delà de la générale, même si les opposants s’inclinent peu à peu devant les reprises nombreuses (y compris à l’Ouest), qui installent l’ouvrage dans le paysage lyrique avant-gardiste. Compositeur le plus renommé d’Allemagne de l’Est avec Hanns Eisler (collaborateur préféré de Brecht), Paul Dessau renforce ainsi son aura bien au-delà de son pays, ainsi que ses liens éminents, dont son amitié indéfectible pour son ancien professeur René Leibowitz.
Malgré sa reprise à Milan dans une mise en scène de Giorgio Strehler en 1973, le plus célèbre ouvrage lyrique de Dessau reste rarement donné de nos jours, tant les moyens à déployer pour mettre en avant son expressivité paroxystique sont considérables: pas moins de dix-neuf interprètes viennent ainsi saluer en fin de représentation. On ne peut être qu’impressionné par le tour de force réussi par l’Opéra de Stuttgart, qui a mis les petits plats dans les grands pour son ouverture de saison.
A tout seigneur tout honneur, le vétéran Bernhard Kontarsky (84 ans!)
démontre tout son savoir-faire dans ce répertoire qui n’a plus de secret
pour lui. L’ancien créateur des Soldats de Zimmermann en France
(à l’Opéra Bastille en 1994) se joue avec maestria des rapides
changements d’atmosphère et de la musique foisonnante, quasi
pointilliste par endroit: les cordes en retrait font place aux
nombreuses fanfares en alternance avec les percussions originales
(notamment des bruits de chaînes), tandis que la musique électronique
envoûte sans jamais prendre trop de place. Malgré les dissonances,
l’impact théâtral et narratif reste décisif, la musique servant au plus
près le texte de Brecht. Dans ce cadre, le recours à deux narrateurs
extravertis, propre au théâtre épique, incite le spectateur à la
réflexion et à l’action concrète. On notera enfin les parties foraines,
tout autant que l’intervention de l’accordéon, qui apportent des
couleurs bienvenues.
L’autre grande réussite de la soirée vient de la mise en scène virtuose
de Franziska Kronfoth et Julia Lwowski du collectif «Hauen und Stechen»
(accueilli en juin dernier à l’Athénée pour une adaptation de Salomé):
d’emblée, on est saisi par l’ampleur des forces humaines en présence
qui inondent toute la scène jusqu’aux circulations (les portes du
parterre étant laissées délibérément ouvertes au début), tandis que la
captation en direct par un cameraman sur scène apporte des visions plus
intimistes à cette vaste fresque. Après les fastes militaires, le temps
du procès apporte son lot de saynètes savoureuses, admirablement
différenciées. Les couleurs expressionnistes, tout autant que les traits
d’humour (ragoût de restes humains, costumes encombrants des jurés,
etc), donnent une fantaisie étonnante à l’ensemble, qui allège quelque
peu le propos. Si les deux femmes s’amusent à transformer le panneau
clignotant en «Heil» au lieu de «Hell», la référence aux nazis (évidente
avec la proximité des procès de Nuremberg à la création) reste assez
mesurée.
Assurément un des grands spectacles de cet automne, qui porte haut
l’ambition artistique de l’Opéra de Stuttgart. Aussi essentiel que
savoureux.
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