Donnée pour la première fois à Francfort en cette fin d’année, L’Enchanteresse (1887) semble faire un retour en force sur les planches, après avoir connu sa première en France à Lyon, en 2019.
C’est là un événement à ne pas manquer, tant cet ouvrage regorge de
beautés, des airs de caractère dévolus à l’héroïne aux duos poignants
avec ses soupirants, sans parler des ensembles virtuoses avec le chœur
(dont celui a cappella au I, sommet de la partition). Le livret
ne se situe malheureusement pas sur les mêmes cimes, étirant en longueur
plusieurs scènes de rancœur, tout en multipliant les personnages
secondaires peu utiles à l’action. Il aurait été plus judicieux de
préférer un huis‑clos ramassé et étouffant pour raconter cette histoire
vénéneuse, où un père et son fils en viennent à aimer la même femme,
avant que l’épouse bafouée se fasse vengeance par elle‑même, en un final
qui n’évite pas les grosses ficelles du mélodrame.
La transposition contemporaine imaginée par Vasily Barkhatov surprend
d’emblée par ses ajouts visuels pendant les passages orchestraux, des
photos projetées sur le rideau de scène aux saynètes fugitives. Autant
de vignettes qui renforcent le caractère des personnages, tous opposés
en deux mondes en apparence inconciliables : celui du bar bohème et
branché de Nastassia à celui des appartements plus froids et déserts du
Prince. L’effervescence populaire au I trouve sa vitalité dans une
direction d’acteur dynamique, mais aussi dans l’apparition d’éléments
incongrus, tout particulièrement des danseurs grimés de têtes de loup ou
des cercueils en forme de poupées russes. Autant d’éléments
prémonitoires du devenir funeste de Nastassia, cernée par les dangers de
toute sorte, bigots et prédateurs sexuels en tête. Le spectacle prend
une ampleur plus surprenante encore au IV, en suggérant le décès de
l’héroïne peu avant son empoisonnement : dès lors, Barkhatov la propulse
à son propre enterrement, avant de lui faire traverser tous les décors
du plateau tournant (coulisses comprises) en une mise en abyme
renversante par sa convocation inattendue du merveilleux.
Face à ce travail très imaginatif, à même de muscler un livret bien
fastidieux dans ses redondances, le plateau vocal provoque
l’enthousiasme, et ce malgré quelques remplacements de dernière minute
dus aux virus hivernaux. Ceux‑ci avaient déjà provoqué l’annulation du
concert prévu le matin même à l’Alte Oper, organisé pour fêter le
deux centième anniversaire de la naissance de Joachim Raff (1822‑1882),
avec la programmation de sa rare Troisième Symphonie « Dans la forêt ». La représentation de L’Enchanteresse
n’a pas eu à souffrir de l’arrivée en dernière minute d’Elena
Manistina, tant s’en faut, du fait de sa parfaite connaissance du rôle
de la Princesse Eupraxie Romanovna. Placée sur le côté de la scène
pendant qu’une comédienne interprète son rôle sur scène, la chanteuse
russe nous régale en effet de ses phrasés fluides et gorgés
d’intentions, faisant vivre son personnage d’épouse bafouée d’une vérité
tragique bouleversante (à même de faire oublier un timbre attaqué par
le poids des années ou quelques suraigus arrachés dans les dernières
interventions tranchantes).
La plus grande ovation de la soirée revient sans surprise à Asmik
Grigorian (Nastassia), qui relève haut la main le pari de chanter
plusieurs soirs de suite, en assurant concomitamment le rôle‑titre de Manon Lescaut de Puccini (voir sa prestation dans la création de cette production en 2019).
La Lithuanienne se montre autrement plus convaincante en Enchanteresse,
du fait d’un rôle qui colle parfaitement à sa tessiture, ne forçant
jamais ses aigus. La maîtrise souveraine des graves, charnus et cuivrés,
lui permet de livrer une interprétation d’une grande intensité, jouant
tour à tour de son assurance et de ses fragilités, avec d’infinies
nuances. Que dire aussi de la performance de Iain MacNeil (Prince Nikita
Kourliatev), impressionnant de morgue et d’autorité dans son rôle ! Les
phrasés d’une rigueur millimétrée bénéficient d’une longueur de souffle
jamais prise en défaut, au service d’un timbre au métal rayonnant de
santé. A ses côtés, Frederic Jost impressionne tout autant en Mamyrov,
se régalant avec aisance de la noirceur de son personnage. On est plus
réservé en revanche sur la prestation, certes fluide, d’Alexander
Mikhailov (Prince Youri), mais qui manque d’opulence dans la projection,
du fait d’une émission trop resserrée.
Les seconds rôles interprètent bien leur partie (à l’exception de
quelques décalages notables pour Alexey Egorov ou Kudaibergen Abildin), à
l’image du chœur, très investi, seulement mis en difficulté dans les
parties suraiguës, côté féminin. Mais l’atout décisif de la soirée
revient sans conteste à la direction aussi narrative que pétillante de
Valentin Uryupin, idéale de souplesse pour porter les élans sans
ostentation, tout en allégeant sensiblement la masse orchestrale.
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