On n’imaginait pas
pareil fête à l’Opéra-Comique pour une œuvre dite « légère ». En
exhumant une œuvre totalement inconnue du rare
Charles Lecocq, la grande institution lyrique parisienne
obtient un triomphe mérité autour d’un plateau vocal d’exception. Quel
plaisir !
Il en va de Charles Lecocq comme de son illustre inspirateur
Daniel‑François-Esprit Auber : leur musique lumineuse est aujourd’hui
largement négligée au seul bénéfice des deux
grandes figures de leur époque, respectivement Jacques Offenbach
et Gioachino Rossini. Cette tendance à l’appauvrissement du répertoire
n’est malheureusement pas nouvelle et ne
concerne pas seulement le lyrique. Mais elle est encore plus
accentuée pour la musique légère qui n’a jamais eu bonne presse auprès
des tenants d’un art sérieux, incapables de reconnaître les
qualités d’invention mélodique, l’humour et la gaieté présents
dans ces œuvres. Faut-il pour autant se résigner à abandonner ce vaste
répertoire en dehors des traditionnels bonbons (1) de
fêtes de fin d’année ?
Conformément à ses missions, l’Opéra-Comique dévoile au moins une
pépite en ce domaine chaque année, offrant des productions d’un luxe
inouï. On pense ainsi à la délicieuse Ciboulette
de Raynaldo Hahn qui
s’inspirait précisément de l’héritage musical de Charles Lecocq
(1832-1918). Un compositeur au talent précoce, vainqueur ex aequo avec
Bizet d’un concours d’opérette (le Docteur Miracle)
lancé par rien moins qu’Offenbach en 1855. Mondialement reconnu après le succès acquis avec la Fille de Mme Angot
en 1872, Lecocq se consacre essentiellement à l’opérette et à
l’opéra-comique pendant la totalité de sa carrière. Selon son
condisciple du conservatoire, Saint-Saëns, Lecocq doit son intense
activité à ses origines modestes qui l’ont obligé à gagner sa vie
précocement. Laissant ainsi à la postérité une cinquantaine d’œuvres
lyriques, aujourd’hui ignorées au disque comme sur les
planches, et ce malgré leurs indiscutables qualités.
Une œuvre à la fluidité naturelle
Car c’est bien ce qui frappe d’emblée à l’écoute de cet Ali Baba
composé en 1887 : une facilité d’écoute, une évidence mélodique, un
rythme entraînant. Fondé sur une
alternance de théâtre et de chant, l’opéra a été adapté par la
dramaturge Laure Bonnet qui en a modernisé le texte et réduit
l’importance du parlé. On découvre ainsi une œuvre à la
fluidité naturelle, parfaitement équilibrée, aux refrains nombreux
qui s’enchaînent admirablement. L’histoire elle-même, bien connue grâce
à l’incarnation truculente de Fernandel au cinéma, se
laisse redécouvrir avec nos yeux d’enfant. On est en effet bien
loin des violences qui jalonnent le conte original des Mille et Une Nuits.
Une idée déjà mise en œuvre en
1833 dans une autre adaptation réalisée par Scribe pour le dernier
opéra de Cherubini, une œuvre exhumée par l’Opéra du Rhin voilà
trois ans.
La mise en scène d’Arnaud Meunier (2), actuel directeur de la
Comédie de Saint-Étienne, se montre très fidèle au livret, tout en se
permettant d’évacuer l’orientalisme par une
transposition de l’action dans les années 1950. Ali Baba se
retrouve ainsi transformé en homme de ménage dans les Grands Magasins
dirigés par Cassim, le mari de sa cousine
Zobéïde. Cette mise en miroir du consumérisme triomphant permet un
jeu de perspective passionnant lorsque Ali Baba découvre le trésor des
voleurs, accédant ainsi au statut de
« nouveau riche ». Mais le personnage central de l’opéra est la
servante Morgiane, qui déjoue toutes les ruses autour d’Ali, regrettant
une fois la fortune venue, les jours heureux
avec celui qu’elle aime en secret.
Les trésors de subtilité de Sophie Marin-Degor
L’air des regrets est précisément l’un des plus beaux de l’œuvre,
Lecocq s’éloignant de la farce pour exprimer toute sa délicate
sensibilité. Dans le rôle de Morgiane, Sophie Marin‑Degor
donne à sa voix ample et agile des trésors de subtilité, offrant
une densité dramatique à son personnage. À ses côtés, l’impérial
Tassis Christoyannis démontre une fois encore ses qualités
de projection et surtout de diction. Sa maîtrise parfaite du
français lui permet aussi d’interpréter avec une vaillante conviction
les différents états d’âme d’Ali. Aucune fausse note autour de
lui. De la truculente Christianne Bélanger (Zobéïde),
impressionnante vocalement, à l’irrésistible François Rougier (Cassim),
le plateau réuni par l’Opéra-Comique frise la perfection.
Côté fosse, Jean-Pierre Haeck insuffle une belle énergie à une
formation que l’on n’imaginait pas à un tel niveau.
L’Orchestre symphonique de l’Opéra de Rouen -
Haute‑Normandie fait partie de ces ensembles que l’on souhaite
revoir très vite en ces lieux, tant le pupitre de cordes offre un soyeux
délicat, soutenu par des percussions bien en verve. On
espère que la même équipe saura s’intéresser aux œuvres de Gilbert
et Sullivan, deux grands admirateurs de l’œuvre de Lecocq, qui ont su
porter haut la musique légère pendant toute l’époque
victorienne.
(1) On pense bien évidemment aux spectacles à l’Athénée (Au temps des croisades et la Botte secrète) ou, par exemple, à l’opérette Passionnément donnée l’an passé au Grand Théâtre de Tours.
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