Jérémie Rhorer |
Qu’il est loin le temps où Jérémie Rhorer et son ensemble Le Cercle de
l’Harmonie (fondé en 2005) étaient associés à la seule défense de
Mozart, puis des contemporains de Beethoven (Cherubini en 2010 ou Spontini en 2013) ! Après une incursion chez Auber (Fra Diavolo en 2009),
un disque consacré au « Paris des romantiques » a mis à l’honneur la
musique de Liszt, Berlioz et Reber, dès 2012. Comment s’étonner, dès
lors, que le chef français s’attaque aujourd’hui, comme Harnoncourt et
Herreweghe avant lui, aux grandes symphonies de la fin du romantisme, le
tout sur instruments d’époque ?
Alors qu’un disque Brahms vient de sortir (NoMadMusic), Jérémie
Rhorer a eu la bonne idée de confronter en concert le maître de Hambourg
à son irréductible opposé et contemporain, Bruckner. Contrairement à
Wagner et Verdi qui s’observèrent à distance, les deux hommes
fréquentèrent la même ville, Vienne, mais en des cercles distincts, l’un
fidèle à Beethoven, l’autre plus enclin à embrasser la modernité
wagnérienne. Bien qu’il ait qualifié Bruckner de « sot » (en privé),
Brahms n’en étudia pas moins soigneusement ses partitions, sans jamais
se départir de ses convictions conservatrices, à l’instar des autres
pourfendeurs de Wagner et Bruckner, tel le redoutable critique musical
Eduard Hanslick.
Le concert débute avec la Deuxième Symphonie (1872) de Bruckner,
en réalité sa quatrième – les deux premiers essais n’ayant pas eu les
honneurs d’une numérotation de la part du compositeur. Rarement donnée,
cette symphonie est pourtant l’une des plus attachantes de son auteur,
autant par son lyrisme envoutant que ses silences énigmatiques, qui lui
ont valu son surnom. La surprise vient du choix de la version établie
par le musicologue britannique William Carragan, grand spécialiste du
compositeur, qui s’attache à rétablir les modifications apportées par
Bruckner pour un concert donné à Vienne le 20 février 1876. C’est là
l’ultime état de la première version de la symphonie, avant les
profondes modifications opérées l’année suivante.
Avec la version de 1876, Bruckner modifie la conclusion du premier
mouvement et revoit surtout le Finale, jugé plus faible que les autres
mouvements. On gagne ainsi en fluidité ce que l’on perd en modernité, ce
dont s’empare Jérémie Rhorer dès les premières notes, imposant des
tempi très enlevés dans les passages rapides, plus colorés et apaisés
dans les parties lyriques. Le chef français dépoussière ainsi toute une
tradition de lectures germaniques à la respiration plus prudente, osant
intégrer les chorals de cuivres dans un discours musical sans temps
mort, et pratiquement sans transition. Dans cette optique, les fameux
silences de la partition sont volontiers expédiés, sans pour autant
donner l’impression de précipitation.
Le Cercle de l'Harmonie |
Avec un timbalier particulièrement mis en avant, la lecture tout en relief et sans vibrato de Rhorer imprime une tension qui évite soigneusement les effusions émotionnelles, notamment dans l’émouvant Adagio. C’est davantage vers la fébrilité émotionnelle que nous embarque cette lecture toujours étonnante, en un dénuement analytique bien vu en fin de mouvement. On retrouve un ton plus péremptoire dans le Scherzo qui suit, avec notamment des déflagrations spectaculaires aux timbales, après les piani, en contraste. L’engagement de tout l’orchestre ne fléchit pas avec le Finale, qui s’enflamme en des tutti rapidissimes : tout le magma d’éléments disparates (en forme de citations des autres mouvements de la symphonie) s’assemble admirablement peu à peu, grâce à la capacité de Rhorer à relancer le discours musical sans trop se poser de questions. De cet élan roboratif émerge un sentiment d’excitation qui croît jusqu’à la péroraison conclusive, tel un orgasme sans cesse repoussé et enfin atteint.
Après l’entracte, on découvre un Brahms volontiers rudoyé par des timbales omniprésentes au début, avec des contrebasses grinçantes dans leurs attaques sèches. Cette lecture rapproche davantage le maître allemand de la Neuvième de Schubert, avec ses nombreuses ruptures intempestives. Les quelques décalages dans les attaques, aux trompettes notamment, restent inévitables compte tenu de l’engagement global demandé, même si l’on constate peu à peu que ce geste retentissant sonne aussi plus sec. Les amoureux d’un Brahms apollinien devront tourner leur chemin face à cette interprétation, certes plus nerveuse dans l’Adagio et plus théâtrale dans l’Allegretto (superbe travail au niveau du relief donné aux pizzicatos) qu’à l’accoutumée, mais souvent trop brusque. On aimerait plutôt que Rhorer se tourne vers les premières symphonies de Dvorák, dont les audaces formelles devraient convenir davantage à son style musclé.
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