En ces temps toujours difficiles liés à la pandémie, il est permis de redouter une salle à moitié vide à Bastille, tant le diamant noir de Moussorgski reste un ouvrage difficile pour le grand public : il n’en est rien, heureusement, même si l’on note plusieurs départs après le deuxième entracte. Quelle erreur ! C’est sans doute en sa dernière partie que La Khovantchina gagne en intensité dramatique, autour d’une musique toujours aussi envoutante, faisant la part belle à une palette orchestrale volontairement sombre, seulement troublée par quelques accords de timbres parfois cinglants entre cuivres et percussions. Les magnifiques choeurs qui parsèment toute la partition, tout autant que le statisme de l’action, donnent des allures d’oratorio à cette grande fresque historique, où Moussorgski assemble plusieurs événements intervenus en Russie dans les années 1680. Menace de guerre civile pour la succession au trône de tsar, mais également scission au sein de l’Eglise orthodoxe avec la révolte des «Vieux-Croyants», donnent à l’ouvrage une force peu commune pour l’auditeur. La lecture des excellents textes de présentation du livret édité par l’Opéra de Paris est ainsi vivement conseillée pour bien saisir le contexte historique nécessaire à la parfaite compréhension de l’action.
Si on peut regretter que le nom de Moussorgki reste encore peu connu du grand public, malgré ses deux «tubes», Une Nuit pour le mont chauve et Les Tableaux d’une exposition, son chef d’oeuvre lyrique Boris Godounov est heureusement régulièrement monté sur les planches (notamment la dernière production parisienne donnée à Bastille en 2018). Plus rare, La Khovantchina a été montée dans la présente production en 2001, puis reprise en 2013. On comprend d’emblée pourquoi ce spectacle est précédé d’une telle aura de réussite, tant son metteur en scène Andréi Serban (né en 1943) manie avec virtuosité vision d’ensemble et force détails issus de saynètes fugitives, toujours en lien avec le déroulé du livret : dès le prélude orchestral, le peuple et les milices armées s’agitent autour d’un vaste mur qui enserre Moscou, annonçant les événements narrés par les personnages. Tous les autres tableaux sont animés de cette même énergie au service de la compréhension de l’action, en un ballet parfaitement réglé, où les costumes d’époque différenciés font admirablement ressortir chaque camp. La scénographie, sobre et éloquente, donne quant à elle une modernité bienvenue à chaque tableau, autour d’une idée forte et symbolique.
La distribution réunie par l’Opéra de Paris donne plusieurs motifs de satisfaction, sans pour autant donner le sentiment d’une soirée d’exception. Il revient à Anita Rachvelishvili (Marfa) la plus belle ovation, comme attendu, du fait de ses moyens toujours aussi percutant dans les graves, autour d’un timbre cuivré du plus bel effet. Même si on sent que la mezzo ronge quelque peu son frein dans la première partie «sérieuse» de la soirée, la fureur des dernières scènes lui permet de faire éclater son tempérament dramatique dans toute sa mesure. A ses côtés, Dimitry Ivashchenko (Ivan Khovanski) reçoit également un accueil chaleureux, du fait de sa noblesse de ligne, d’une parfaite maitrise technique. On peut seulement lui reprocher un ton un rien monolithique, mais qui convient bien au parti-pris de la mise en scène, qui insiste sur sa faiblesse de caractère et sa déprime latente, peu avant son assassinat au IV.
On aime aussi le Dosifei tout de majesté sereine de Dmitry Belosseslkiy, même si quelques engorgements dans l’émission ou décalages (dans la forêt au V) nous rappelle la lourdeur du rôle sur la durée. On note aussi les prestations superlatives de Gerhard Siegel (Le Scribe) et Vasily Efimov (Kouzka), aussi en voix que truculents, tandis que John Daszak (Golitsine) déçoit par un chant débrayé, certes très puissant, mais bien peu aristocratique. Autre déception avec les faussetés dans le suraigu arraché de Carole Wilson (Suzanna), Anush Hovhannisyan (Emma) ou des sopranos du Choeur de l’Opéra national de Paris. En dehors de cette réserve, ce dernier se montre à la hauteur de l’événement, surtout côté masculin.
Assez rare en France, le chef allemand Hartmut Haenchen (né en 1943) donne une leçon de maitrise, imprimant des lignes tout de souplesse, au service d’un legato aérien. Son attention aux nuances est un régal tout du long, ce qui permet de ne jamais couvrir le plateau (assez inégal, comme on l’a vu plus haut).
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