samedi 12 mars 2022

« A Quiet Place » de Leonard Bernstein - Krzysztof Warlikowski - Opéra Garnier à Paris - 09/03/2022

Si l’année du centenaire de la naissance de Leonard Bernstein (1918-1990) a permis un éclairage bienvenu sur la pluralité des ouvrages composés bien au-delà du sempiternel chef d’œuvre West Side Story (voir notamment le cycle donné par l’Orchestre national de Lille à cette occasion), force est de constater que Lenny reste aujourd’hui cantonné à ses succès « faciles » du début de carrière, dont On the Town (1944). On oublie bien vite que cet artiste touche à tout, immense chef d’orchestre et pédagogue, chercha une voie médiane entre la radicalité européenne d’après-guerre (incarnée par Boulez en France) et les douceurs sucrées de Broadway. Preuve en est l’ambition de ses symphonies, qui évoquent l’Ancien testament en référence aux racines juives ukrainiennes de ses parents, émigrés aux Etats-Unis en 1910. Le langage musical, aux nombreuses dissonances, n’évite pas quelques éléments plus spectaculaires aux cuivres notamment, dans la veine de Mahler et Copland.

Avec son ultime ouvrage pour la scène, A Quiet Place (1984), Leonard Bernstein rencontre l’un des échecs les plus retentissants de sa carrière, au style polytonal inspiré de Stravinsky, volontairement éclectique dans l’incorporation d’éléments disparates souvent déroutants. Conçu comme une suite à son premier opéra Trouble in Tahiti (1952), à l’ivresse mélodique et rythmique irrésistible, le nouvel ouvrage s’en distingue par l’abandon des effluves jazzy entêtantes, tout en surprenant par son sujet provocateur, qui moque les faux-semblants liés aux cérémonies de funérailles, et place au centre de l’intrigue la bisexualité de ses personnages, en référence à la vie privée de Bernstein.

On doit aux efforts conjugués de Garth Edwin Sunderland, vice-président chargé des projets créatifs du Leonard Bernstein Office (association officielle qui gère le legs du compositeur), et du chef d’orchestre Kent Nagano, la résurgence de A Quiet Place, sans Trouble in Tahiti (donné au préalable ou incorporé à l’ouvrage). Remonté en 2013 dans une version pour orchestre de chambre, l’ouvrage bénéficie d’un livret remanié par Sunderland, qui recentre l’attention sur les personnages centraux (voir le disque évènement gravé par Nagano quatre ans plus tard).

Du fait de la jauge importante du Palais Garnier (près de 2000 places), la présente production propose également une voie médiane entre les 72 musiciens prévus en 1984 et les 18 imaginés pour la version de chambre, tout en remplaçant certains instruments trop « exotiques » (la guitare électrique ou certains bruitages électroniques) par d’autres (clavecin et orgue). On a donc là une version inédite qui permet d’assister à une « création mondiale » de la nouvelle orchestration pour grand orchestre, composée par Garth Edwin Sunderland.

La soirée remporte un succès public chaleureux au moment des saluts, du fait du plateau vocal réuni, idéalement homogène. S’en détache le chant noble et altier de Russell Braun (Sam), qui donne une hauteur de vue bienvenue à son rôle, tandis que Frédéric Antoun (François) apporte beaucoup de soin à l’articulation et au texte. On aime aussi les couleurs et les accents entre tragique et comique de Gordon Bintner (Junior), toujours digne dans la folie de son personnage. Remplaçante de dernière minute suite au retrait de Patricia Petibon, Claudia Boyle (Dede) séduit par son aisance d’émission (hormis dans le suraigu), mais déçoit par sa faible projection et son interprétation un rien trop sage. A ses côtés, tous les seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, aux premiers rangs desquels l’excellent quatuor de voix qui commentent les funérailles au I, composé des élèves de l’Académie lyrique.

La mise en scène de Krzysztof Warlikowski joue la carte de la sobriété au début, avant de finement confronter en miroir les déchirements familiaux, au moyen de deux modules superposés. Comme à son habitude, le soin apporté à la scénographie classieuse, tout autant qu’aux éclairages variés avec virtuosité, donne un écrin de toute beauté, qui rappelle le travail réalisé pour le diptyque Bartók / Poulenc, présenté ici-même en 2018. La vidéo ne prend jamais trop de place, tandis que l’ajout des errances fantomatiques de la mère décédée n’apporte pas grand-chose au propos, si ce n’est rappeler que le livret ne tranche jamais entre les différentes ambiguïtés de ce drame familial.

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