Il faut courir applaudir cette production en tout point réussie du plus
important chef-d’œuvre lyrique de Stravinski, qui confirme l’opportune
association entre les opéras de Nantes et Rennes en tant que
coproducteurs : outre un plateau vocal proche de l’idéal, on se réjouit
de découvrir le travail de Mathieu Bauer (né en 1971) pour ses premiers
pas au service d’une grande forme lyrique. L’ancien directeur du Nouveau
Théâtre de Montreuil (entre 2011 et 2021) a en effet manifesté tout au
long de son mandat un vif intérêt pour la musique, que ce soit en
adaptant plusieurs ouvrages lyriques (Les Larmes de Barbe‑Bleue d’après Bartók ou Tristan et... d’après Wagner) ou en ajoutant des musiciens sur scène à ces propositions théâtrales (notamment Shock Corridor
d’après Samuel Fuller). Dans la scène faustienne où Shadow demande des
comptes à son obligé Rakewell, Bauer reprend cette idée en plaçant le
clavecin (dont l’aspect minimaliste évoque judicieusement un cercueil)
aux côtés des interprètes, renforçant le caractère sinistre de la joute.
Shadow représente‑t‑il le diable ou bien est‑il seulement le double
« maléfique » de Rakewell ? La mise en scène de Bauer se garde bien de
trancher, même si elle insiste d’emblée sur la fragilité de Rakewell,
dont le pyjama autant que les regards perdus face au public suggèrent
son addiction à l’inaction et la rêverie, voire les prémisses de sa
folie. Entre récit initiatique et conte moral, le parcours de Rakewell
prend place dans l’univers visuel corseté des années 1950‑1960, évoqué
par de savoureuses saynètes et références vidéo (publicités et extraits
de films notamment) projetées sur le décor. Le caractère falot de
Rakewell, influencé par la malice de Shadow, fait souvent penser à
l’insouciance fantasque des deux héros du film Le Fanfaron (1962)
de Dino Risi. Lorsque Rakewell se grime à la manière de son mentor, il
revêt des habits trop grands pour lui, comme si ses désirs de réussite à
Londres étaient déjà condamnés. Les fréquents allers‑retours avec le
public montrent aussi combien Rakewell cherche une reconnaissance
narcissique dont il reste constamment prisonnier, tout en permettant aux
spectateurs de trouver une distanciation bienvenue pour apprécier la
satire. Bauer soigne aussi la direction d’acteurs au niveau des
déplacements du chœur de chambre Mélisme(s), tout en renouvelant
costumes et éclairages, très différenciés au gré de l’action. La
saisissante scène des enchères, en partie dans la pénombre, met ainsi en
valeur chaque interprète au moyen de lampes torches tournées vers les
visages, renforçant le caractère spectaculaire de la farce tragique.
Il faut dire que la direction alerte et admirablement étagée de Grant
Llewellyn se délecte de l’orchestration aérée et très rythmique de
Stravinsky, donnant beaucoup de vitalité à l’ensemble, sans jamais
couvrir le plateau. Le chef gallois, malmené par un accident vasculaire
cérébral en août dernier, donne le meilleur d’un Orchestre national de
Bretagne en grande forme. Sur scène, Julien Behr irradie dans le rôle
principal, qui semble avoir été écrit pour lui. Il faut voir avec quelle
présence physique il s’empare des errances de Rakewell, sans jamais se
départir d’une aisance technique confondante sur toute la
tessiture (hormis un aigu un peu serré par endroit). A ses côtés, Elsa
Benoit (Anne Trulove) n’est pas en reste à force de subtilité et de
rondeur d’émission : l’ancienne chanteuse du chœur Mélisme(s) fait un
retour grandement applaudi à Rennes, de même que la tonitruante Aurore
Ugolin (Baba), aux accents et couleurs irrésistibles de caractère et de
drôlerie. On aime aussi le Nick Shadow de Thomas Tatzl, à l’articulation
et à la projection idéales, même s’il peine parfois dans les passages
rapides. Tous les seconds rôles tiennent parfaitement leur partie, au
premier rang desquels le superlatif Scott Wilde (Father Trulove).
Un spectacle vivement recommandé, à voir à Rennes jusqu’au 9 mars, puis à Nantes du 22 au 30 mars.
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