Reportée en 2020 du fait de la pandémie, la création scénique française d’Irrelohe
(1924), cinquième opéra de Franz Schreker, constitue un événement à ne
pas manquer, tant les ouvrages lyriques du grand rival de Richard
Strauss dans les années 1910‑1920 restent rarement montés en France –
hormis les productions du Son lointain en 2012 à Strasbourg, puis des Stigmatisés
en 2015 à Lyon. Les mélomanes voyageurs auront aussi à cœur de faire le
déplacement à Berlin pour découvrir l’un des plus grands succès de la
carrière de Schreker avec Le Chercheur d’or, donné au Deutsche Oper à partir du 1er mai prochain. En attendant, place aux désirs troubles et contrariés de ce Feu follet méconnu, à l’ambiance gothico-fantastique vénéneuse.
Hormis dans le long duo « wagnérien » entre Heinrich et Eva au II, la
partition opte pour un parlé‑chanté omniprésent et vaut avant tout pour
la variété de son inspiration orchestrale, au lyrisme entêtant par
endroit : véritable personnage du drame, la muse éclectique de Schreker
surprend tout du long, tant elle embrasse plusieurs styles pour brosser
les caractères contrastés en présence, des hésitations harmoniques
morbides de Peter, teintées d’effluves impressionnistes, aux ruptures
plus radicales de l’expressionnisme – incarnées par les trois musiciens
déchaînés (proches, dans leur fascination pour la violence gratuite, de
la jeunesse « perdue » du film Orange mécanique).
A l’instar du Son lointain, le compositeur (auteur de la
quasi‑totalité de ses livrets) parsème le récit de nombreuses réflexions
psychanalytiques et s’interroge sur la place à concéder aux pulsions
« animales », avec le portrait en miroir de l’enfermement psychologique
de deux outsiders, Peter et Heinrich, plus proches qu’il n’y paraît au
premier abord. Comment s’insérer dans la société quand on ne représente
rien ? Comment, à l’inverse, tenir son rang sans succomber à la
trivialité ? Pour autant, malgré la hauteur de vue de ces
questionnements, le livret souffre de ses trop nombreux personnages au
caractère insuffisamment fouillé, sans parler du statisme de l’action.
Le metteur en scène David Bosch tente de gommer ces défauts en
enrichissant le récit de nombreux sous‑textes au moyen de la vidéo,
principalement lors des longs interludes orchestraux distillés à
plusieurs reprises. L’Allemand n’hésite pas à moquer la naïveté de
certains passages du livret en plongeant l’auditeur en des images dignes
des séries B fantastiques ou de l’expressionnisme des Années folles,
avec des références savoureuses aux histoires de vampires et de
fantômes. La scénographie de toute beauté réserve quant à elle une
grande place à la variété des éclairages, qui renouvellent autant la
foret décharnée que l’étrange serre en décomposition dans le château.
Le plateau vocal apporte beaucoup de satisfactions grâce à son
homogénéité globale. On aime ainsi tout particulièrement le chant
radieux et admirablement projeté d’Ambur Braid (Eva), malgré un suraigu
parfois instable, tandis que Tobias Hächler (Heinrich) s’impose dans son
rôle par des qualités semblables. Si la fine musicalité de Lioba Braun
(La vieille Lola) compense une puissance limitée, on aimerait que Julian
Orlishausen (Peter) gagne davantage en caractère pour dépasser la seule
maîtrise technique, ici superlative, particulièrement dans les graves.
On notera encore la composition toute de jubilation de Michael Gniffke
(Christobald), très à l’aise dans son rôle trouble, de même que
l’ensemble des seconds rôles.
Après la réussite du Procès de Lucullus de Paul Dessau en début de saison
à Stuttgart, on retrouve dans la fosse le vétéran allemand Bernhard
Kontarsky, au geste toujours aussi impressionnant d’agilité et de
fluidité, malgré ses 84 ans : la direction vive et colorée est un
bonheur tout du long, vivement applaudie en fin de représentation par un
public à juste titre ravi.
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