Les années 1950-1960 ont vu plusieurs comédies musicales américaines
aborder un sujet aussi sensible et douloureux que l’avènement du
nazisme, rencontrant plusieurs succès durables, tels que La Mélodie du bonheur (1959) ou Cabaret
(1966, d’après les écrits de Christopher Isherwood). Des ouvrages
encore d’une brulante actualité, malheureusement, tant les démocraties
vacillent face aux tentations du repli sur soi et de l’affirmation
identitaire : de quoi oublier le « plus jamais ça » professé par les
survivants de l’après‑guerre, convaincus de la nécessaire concorde entre
les peuples. On comprend ainsi pourquoi l’ouvrage composé par John Kander (également auteur de Chicago) ne cesse d’être monté dans le monde entier, afin de rappeler ces présages funestes. La musique
survitaminée est toujours accessible par sa coloration d’influences
jazzy et populaires, incluant un omniprésent accordéon ou une clarinette
aux accents juifs ashkénazes.
Assister à ce spectacle en allemand donne un relief d’autant plus
percutant que l’on perçoit le durcissement progressif de la langue, qui
claque comme une mitraillette pour embrasser les raideurs de
l’autoritarisme, à l’instar d’un ultime « Gute Nacht » en fin de
représentation. Mais que dire, lorsqu’on découvre à l’entracte que
l’Opéra de Dortmund a été construit sur les ruines de l’ancienne
Synagogue, brûlée par les nazis en 1938 ? Une opportune exposition
photographique, visible dans le hall du bâtiment, rappelle cette
coïncidence troublante, avant que le spectacle ne reprenne, plus sombre
que jamais face aux menaces grandissantes des nazis. Si la mise en scène
de Gil Mehmert peine à capter l’émotion de cette dernière partie plus
désenchantée, celle de la vie insouciante de la pension de Mme Schneider
convainc davantage au début, tout comme l’exubérance des shows du Kit
Kat Club. L’exiguïté des différentes chambres, toutes réunies sur l’une
des facettes de l’imposante structure en métal qui tient lieu de décor
unique, fait rapidement place aux scènes délurées du cabaret, grâce au
plateau tournant : cette scénographie spectaculaire impressionne par ses
changements rapides d’atmosphères, permettant l’alternance voulue par
le livret entre scènes intimistes et plus sauvages – même si Mehmert ne
fait pas dans la dentelle pour figurer la liberté de mœurs du Berlin des
années 1930, à force de chorégraphies toutes plus déhanchées les unes
que les autres.
Ce traitement haut en couleur est surtout préjudiciable au rôle de Sally
Bowles, interprété par une Bettina Mönch qui surjoue la virilité (une
allusion aux penchants d’Isherwood, peu porté sur la gent féminine ?),
en roulant les « r » à l’excès pour en imposer à son partenaire. C’est
d’autant plus regrettable que les parties chantées la montrent davantage
à son aise, bien aidée par des moyens opulents. On lui préfère
toutefois le plus subtil Clifford de Jörn‑Felix Alt, très à l’aise dans
les clairs‑obscurs de son rôle, ou le superlatif maître de cérémonie de
Rob Pelzer, au débit étourdissant d’esprit et d’assurance. Plus
émouvants dans l’interprétation théâtrale que vocale, Angelika Milster
(Fräulein Schneider) et Tom Zahner (Herr Schultz) complètent cette
distribution de belle tenue, applaudie par un public dithyrambique en
fin de soirée, manifestement conquis par l’énergie communicative
déployée sur le plateau, à défaut d’émotion.
Parce que la culture se conjugue sous plusieurs formes, il sera sujet ici de cinéma, de littérature, de musique, de spectacles vivants, selon l'inconstante fantaisie de son auteur
mardi 11 avril 2023
« Cabaret » de John Kander - Gil Mehmert - Opéra de Dortmund - 10/04/2023
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