Parmi les événements de la rentrée, la nouvelle production de Lohengrin (1850) de Richard Wagner fait date, tant elle est indissociable de la personnalité de son metteur en scène, Kirill Serebrennikov (né en 1969) : opposant au régime de Vladimir Poutine, l’ancien directeur du Théâtre Gogol de Moscou a en effet été impliqué dans une affaire de détournement de fonds publics, qui ressemble fort à une machination politique, compte tenu des éléments du dossier. Malgré son assignation à résidence pendant près de deux ans, jusqu’en 2019, l’artiste russe a poursuivi à distance ses activités de cinéaste et de metteur en scène, à l’aide de son avocat et de ses assistants (dont le danseur Evgeny Kulagin), avant de pouvoir enfin quitter la Russie.
Après son film La Femme de Tchaïkovski, présenté au festival de Cannes 2022, l’artiste russe fait des débuts très attendus à l’Opéra National de Paris en s’attaquant au dernier chef d’oeuvre de la période romantique de Wagner : souvent perçu comme une apologie de la guerre et du culte du chef, le livret de Lohengrin pose aujourd’hui question, ce qui explique les nombreuses mises à distance critique sur scène (voir notamment le travail de David Alden à Gand en 2018, qui transpose l'action en une société totalitaire). Avec Serebrennikov, il est nécessaire de lire le texte de présentation pour comprendre les nouveaux ressorts en jeu, centrés autour de la folie d’Elsa : ayant perdu la raison après la mort de son frère à la guerre, Elsa délire en première partie en imaginant l’arrivée d’un sauveur, en la personne de Lohengrin. Revenue à la réalité au II, l’héroïne perturbée tente de se relever avec Ortrud, qui la soigne dans un hôpital psychiatrique, tandis que les affres de la guerre se rapprochent de plus en plus des protagonistes.
L’originalité du travail de Serebrennikov est d’éclairer d’une facette nouvelle les deux personnages sombres de l’ouvrage, Ortrud et son mari Friedrich, en les faisant passer pour des opposants résolus à la guerre : c’est là le point de départ d’une mise en scène grandiose, qui montre les horreurs des conflits guerriers sur de multiples écran en hauteur, parallèlement à la scène. Les superbes photographies et vidéos en noir et blanc, magnifiés par les jeux de lumières en contre-jour (de la nature sublimée aux gribouillages ténébreux d’Elsa, façon « art brut »), apportent un contre-point bienvenu à l’action, parfois trop statique. Pour autant, ce brio visuel souffre de certaines redites, en lien avec les délires obsessionnels d’Elsa au I, tandis que la multiplicité des points de vue n’aide pas toujours à la compréhension des enjeux. Ce foisonnement visuel laisse aussi parfois de côté les chanteurs, réduits à des poses hiératiques et impersonnelles, loin de la direction d’acteur attendue pour les impliquer davantage au récit.
On aime toutefois la capacité de Serebrennikov à bien opposer l’atmosphère des différents actes, notamment au II avec un huis-clos étouffant qui évoque certains films de Bergman : le rétrécissement de la scène aux deux premiers actes, en lien avec l’horizon bouché et confus d’Elsa, apporte aussi un confort acoustique saisissant, qui permet de mettre en valeur le chant, tout particulièrement celui du Chœur de l’Opéra de Paris, en grande forme pour l’occasion. Enfin, l’irruption inattendue du merveilleux, lorsque les corps des morts se réveillent, surprend par son audace : c’est pourtant là une énième vision délirante d’Elsa, à l’instar des pouvoirs magiques qu’elle confère au mirage Lohengrin, seule contre tous.
Face à cette mise en scène visuellement époustouflante, le plateau vocal se montre de très belle tenue, dominé par un Piotr Beczala au sommet de sa forme : la maîtrise sans effort impressionne tout du long, de même que son métal brillant et ardent, au service de phrasés d’une intelligence confondante pour mettre en valeur le texte. Luxe suprême, le ténor polonais ne s’en tient pas à la seule vaillance vocale et sait aussi rendre ses piani émouvants, dans l’intimité des parties plus apaisées. A ses côtés, Sinead Campbell Wallace campe une Elsa convaincante dans la fragilité, autour d’une technique souple et solide sur toute la tessiture. On aimerait toutefois un engagement scénique plus poussé pour nous emporter pleinement, notamment dans son duo un rien trop pâle face à Ortrud. On savoure précisément l’expérience de Nina Stemme dans ce rôle prépondérant, qui confère à la chanteuse suédoise toute l’autorité vénéneuse requise, autour d’un métal cuivré toujours parfaitement articulé et projeté, même si le suraigu laisse entendre un recours trop prononcé au vibrato. Malgré un timbre fatigué, Wolfgang Koch incarne un Telramund saisissant de vérité expressive, tandis que Kwangchul Youn donne à son rôle des contours d’une grande noblesse, à la ligne très sure, à l’instar du superlatif Shenyang.
En dehors de la prestation de haute volée du chœur, déjà évoquée, la grande satisfaction de la soirée revient à la fosse, enflammée par un chef des grands soirs : Alexander Sody, déjà applaudi ici-même en début d'année dans Peter Grimes, impressionne par le mélange de velouté et de fragilité dévolu aux cordes, en des phrasés legato qui semblent suspendre le temps, tout en apportant vivacité et souplesse par ailleurs, sans jamais couvrir les chanteurs. Si on ajoute les effets de spatialisation des cuivres, répartis en différents endroits de la salle, la sensation d’ivresse sonore ressentie n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée.
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