lundi 24 juin 2024

« La Juive » de Fromental Halévy - Tatjana Gürbaca - Opéra de Francfort - 23/06/2024

On attendait beaucoup, peut-être trop, de la nouvelle production de La Juive (1835) présentée à Francfort pour conclure la saison. Le chef‑d’œuvre d’Halévy mérite en effet d’être plus largement connu et reconnu, tant ses qualités dramatiques sombres et éloquentes impressionnent par la variété des moyens employés, faisant le pont entre Meyerbeer et Verdi, en une clarté d’expression toute française. En héritier lointain de la tragédie lyrique, ce grand opéra chemine entre déclamation théâtrale et chant ardent, avec une grande place laissée aux chœurs. Dans ce cadre, on se réjouit du choix de la version française (ce qui n’est pas systématique dans la capitale de la Hesse, qui préfère souvent les versions adaptées dans la langue de Goethe), malgré un niveau de prononciation très hétérogène selon les interprètes : rien d’étonnant, toutefois, puisqu’aucun francophone n’a été retenu pour cette production.

On connaît les qualités superlatives de John Osborn (Eléazar) en ce domaine, qui montre une fois encore toutes ses affinités avec un rôle qu’il maîtrise parfaitement (voir notamment à Genève en 2022), contrairement à ses partenaires, tous en prise de rôle. Si le ténor américain a perdu en brillant et en projection avec les années, l’articulation naturelle de ses phrasés reste décisive dans ce répertoire, où chaque mot doit être sculpté au service du sens. A cet égard, la scène de la prison constitue l’un des moments les plus marquants de la soirée, et ce d’autant plus que le rôle émouvant du cardinal Brogni est tenu par un autre grand artiste en la personne de Simon Lim. Le Sud‑Coréen impressionne par sa propension à faire vivre son personnage de toutes ses failles : l’engagement sans ostentation, entre diction millimétrée et résonance d’émission, est un régal tout du long.

On ne peut malheureusement en dire autant des autres rôles, tous tenus par des membres ou anciens membres de la troupe de l’Opéra de Francfort, qui déçoivent à des degrés divers. Ainsi d’Ambur Braid (Rachel), dont la voix beaucoup trop lourde la met en difficulté dans les passages rapides et la justesse, très relative dans l’aigu. Monika Buszkowska (Eudoxie) a les mêmes difficultés dans les parties enlevées, souvent criardes, tandis qu’on cherche en vain la légèreté attendue dans les parties doucereuses. Gerard Schneider (Léopold) a pour lui la beauté du timbre, malheureusement ternie par une émission trop nasale. Les parties plus virtuoses le voient aussi forcer son instrument, souvent couvert par l’orchestre – il est vrai tonitruant dans les verticalités.

La direction de Henrik Nánási souffle en effet le chaud et le froid toute la soirée, en ralentissant à l’excès les passages raffinés, tout en accélérant en contraste les parties enlevées : le chef hongrois semble plus intéressé par les ruptures nettes et abruptes que par l’expression des états d’âme, pourtant essentielle ici. Si les chœurs montrent une même propension à l’emportement débridé en première partie, ils trouvent un apaisement bienvenu à la fin, en accompagnant subtilement les interprètes dans leurs atermoiements.

Dans ce contexte, la mise en scène déroutante de Tatjana Gürbaca met du temps à convaincre, d’autant plus qu’elle ne choisit pas la facilité du fait d’un décor volontairement étroit et unique pendant toute la représentation. Il aurait fallu disposer d’une direction d’acteur à la hauteur pour animer les scènes de foule, à l’agressivité caricaturale et répétitive en première partie. Les scènes intimistes sont plus réussies en comparaison : on aime l’idée de faire endosser à Eudoxie les habits de Rachel, lorsque cette dernière vient se proposer comme servante. C’est là un moyen d’évoquer la souffrance de l’épouse délaissée, mais toujours éprise de son mari Léopold. Son intervention pour le sauver est ainsi rendue plus crédible, en utilisant ses enfants pour émouvoir Rachel. Aux côtés de ces ajouts réalistes, la vidéo diffusée pendant le ballet donne à voir les premières visions délirantes qui infusent peu à peu le spectacle, jusqu’au spectaculaire finale en forme de carnaval grotesque. De quoi accompagner les personnages dans leurs pertes de repères respectives, à l’image d’une Rachel désormais grimée en putain sûre de ses charmes, mi‑ange, mi‑rebelle.

Après cette redécouverte inégale, deux autres raretés françaises viendront rythmer la prochaine saison de l’Opéra de Francfort, à chaque fois à l’occasion d’une nouvelle production : Guercœur de Magnard, récemment ressuscité à Strasbourg, et Le Postillon de Lonjumeau d’Adam. A l’image des nombreux Français vivant à Francfort, le répertoire national trouve une juste représentation sur la principale scène lyrique de Hesse, ce dont on ne se plaindra pas !

dimanche 23 juin 2024

« Colombus » de Werner Egk - Jakob Peters-Messer - Opéra de Bonn - 22/06/2024

Depuis maintenant dix ans, l’Opéra de Bonn poursuit un projet passionnant, dénommé « Fokus ’33 », afin de promouvoir le répertoire lyrique du premier tiers du XXe siècle, et qui s’étend en 2024 aux œuvres ayant disparu des programmes entre 1933 et 1945 ou ayant été composées durant cette période mais n’ayant pu effectivement être créées qu’ultérieurement. Au fil des saisons, de nombreux ouvrages oubliés de Braunfels à Reznicek, en passant par Franchetti ou Liebermann, ont donc pu revoir le jour. A cet effet, l’institution s’est rapprochée d’Operavision, qui diffuse notamment l’une de ces productions récentes, le méconnu Diable chantant (1928) de Franz Schreker, jusqu’au 17 août prochain.

Dans le même temps, il faut courir découvrir la nouvelle production très réussie de Colomb (1933) de Werner Egk, qui permet d’entendre sur scène la musique haute en couleur du plus célèbre élève de Carl Orff. Si l’influence de ce dernier se fait évidente dans les verticalités volontairement abruptes, aux sonorités richement ornées au niveau percussif, on note aussi une écriture vocale qui doit beaucoup à Kurt Weill dans la lisibilité et l’expression directe, au lyrisme à peine voilé. Quelques emprunts au jazz et au néoclassicisme sont aussi audibles dans cette musique, qui reste globalement arrimée à la tonalité, loin des innovations plus radicales de son temps. Alors en début de carrière, Egk écrit lui‑même le livret de cet ouvrage de commande, à destination de la radio, alors que le sujet lui a été inspiré par le Christophe Colomb de Darius Milhaud (à l’esthétique différente), créé peu de temps auparavant à Berlin, en 1930. Dès lors, le compositeur s’engage dans un travail documentaire pour rendre compte au plus près du parcours tragique de Colomb, en se concentrant sur les difficultés initiales de son projet (notamment pour vaincre les résistances des religieux), avant de détailler la première expédition et les massacres des populations locales, puis les difficultés à gouverner. La dernière partie, plus sombre et épurée, montre les limites d’Egk pour esquisser une palette plus délicate et nostalgique, loin du brio initial porté par ses talents d’orchestrateur.


L’Opéra de Bonn s’est donné les moyens d’encadrer les représentations de plusieurs événements, essentiellement des conférences, afin de contextualiser les enjeux soulevés par la production, au premier rang desquels l’image de Werner Egk, qui souffre encore de nos jours de sa longue et encombrante proximité avec le pouvoir nazi. C’est surtout sa position de chef du département des compositeurs à la Chambre de musique du Reich, pendant les années les plus sombres, qui lui est vivement reprochée. Bien qu’il ait été innocenté après la guerre, son attitude reste pour le moins suspecte, à l’instar d’autres éminents artistes de son temps. Un autre travail est à faire par rapport au livret, afin de mettre à distance la glorification de Christophe Colomb : la place qui lui est accordée fait aujourd’hui polémique dans de nombreux pays, en tant que figure emblématique du colonialisme. Le spectacle le rappelle lors d’extraits vidéo, sur les huit téléviseurs disposés sur scène, aux côtés d’artefacts coloniaux. L’orchestre en fond de scène est légèrement étouffé, mais cela permet aux solistes de ne pas avoir à forcer, dans la petite salle moderne de 1 000 places environ (disposant des surtitres en anglais et en allemand).

La mise en scène de Jakob Peters-Messer se joue de l’exiguïté des lieux en faisant intervenir les interprètes parmi le public à de nombreuses reprises, particulièrement le chœur ou certains musiciens (quatre trompettistes notamment). De quoi offrir des effets de spatialisation saisissant et une dynamique particulièrement bienvenue pour les interventions omniprésentes des deux narrateurs. La présence de ces deux rôles parlés est en effet une des originalités de cet ouvrage à mi‑chemin entre oratorio et opéra, en leur faisant peser le pour et le contre sur les questions philosophiques et morales soulevées tout du long. Les deux comédiens Bernd Braun et Christoph Gummert sont parfait de vérité dans cette joute haletante, qui n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée. On aime aussi le Colomb touchant de Giorgos Kanaris, qui sait faire évoluer son personnage vers davantage de fragilité en fin d’ouvrage. Si Anna Princeva (Isabella) assure bien sa partie malgré un vibrato prononcé, on est surtout séduit par la noblesse de ligne de Santiago Sánchez (Ferdinand) et par le chœur local, parfait de précision.

samedi 22 juin 2024

« Turandot » de Giacomo Puccini - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 21/06/2024

Turandot fait son retour à Bruxelles après 45 ans d’absence, avec une nouvelle mise en scène confiée à l’imprévisible Christophe Coppens. La transposition en un huis-clos étouffant lors d’une soirée bling-bling contemporaine fonctionne bien, malgré plusieurs modifications substantielles du récit, à même de surprendre les puristes.

On n’en finit pas de revisiter Turandot, et son conte cruel, qui fascine toujours autant par sa multiplicité d’interprétation, comme le prouve les audaces de Christophe Coppens : en nous plongeant d’emblée dans le monde très fermé de l’élite richissime chinoise, il fait de Turandot une héritière courtisée et très en vue, beaucoup moins frigide que ne le suggère le livret original. Son idée principale consiste à dérouler l’ensemble des péripéties dans le décor unique des appartements de l’héroïne, où de nombreux invités très chics se délectent des événements, comme un spectacle offert à leurs regards blasés.

Première surprise, le sacrifice du Prince de Perse disparaît pour faire place à son effeuillage en public, avant de rejoindre Turandot et ses jeunes outsiders, en une chambre énigmatique et loin des regards en hauteur. À quels jeux sexuels dangereux se livrent-ils ? Les confrontations sociales sont aussi au cœur du récit, qui met en avant le rôle des ministres travailleurs, pendant que les puissants se reposent. Le ballet tournoyant des balais autour d’eux donne ainsi des faux airs de la série télévisée Palace en faisant une place à quelques rares traits d’humour. Globalement, la mise en scène impressionne par sa capacité à épouser chaque rupture de ton au niveau musical, notamment par l’inventivité du renouvellement des éclairages : on reconnaît en cela les qualités de plasticien et le sens du détail chers à Coppens.

On aime aussi l’idée de faire du public de la Monnaie, le peuple ordinaire auquel s’adresse le conte, en le prenant à parti à plusieurs reprises, via une étroite fenêtre, par la voix du mandarin. Cette même fenêtre, en un renversement des perspectives éloquent, sert ensuite d’échappatoire spectaculaire à Liu, sous les yeux effarés des invités. On ne trouve pas de bourreau ici, pas plus que dans la scène initiale avec le Prince de Perse ; c’est bien la pression sociale qui conduit Liu à l’irréparable. Si le remplacement du rôle de l’Empereur par une interprète féminine n’apporte pas grand-chose au récit, plus intéressante est l’idée de refuser le happy-end final, en montrant la folie progressive qui s’empare de Turandot, entre visions cauchemardesques et dernière scène solitaire (où Calaf chante par la voie d’un téléviseur, ce qui nuit à l’émission naturelle). Les coupures opérées sur le finale collent néanmoins parfaitement aux dernières images en forme de thriller, une fois révélée la réalité sordide d’une soirée ayant mal tourné.

Suite au retrait de Kazushi Ono pour raisons médicales, Ouri Bronchti reprend la baguette pour l’ensemble des représentations et adopte des tempi vifs et énergiques. Si le chef assistant du directeur musical Alain Altinoglu couvre parfois ses chanteurs, il peine aussi à s’apaiser dans les parties majestueuses ou dramatiques, n’évitant pas quelques décalages. On espère que les prochaines soirées sauront apporter un soin plus prononcé à la respiration, et ce d’autant plus que le plateau vocal réunit s’avère réjouissant, jusque dans le moindre second rôle.

Ainsi du Calaf de Stefano La Colla, qui apporte des subtilités de phrasés souvent étonnantes dans ce rôle, même si les parties en force le voient à la limite de ses moyens. Rien de tel pour le soprano torrentiel d’Ewa Vesin, qui donne le frisson au II par sa puissance dévastatrice, d’une insolente facilité, aux graves cuivrés et aux aigus tranchants. Le finale montre toutefois ses limites dans la finesse de l’expression en demi-teinte, tandis que Michele Pertusi assure bien sa partie, de son coté, malgré un timbre devenu terne avec les années. L’une des grandes satisfactions de la soirée revient à la Liu de Venera Gimadieva, qui fait oublier un léger vibrato par une tenue de ligne homogène sur toute la tessiture, ainsi qu’une incarnation touchante de vérité. Outre les chœurs bien préparés, surtout côté masculin, la satisfaction vient du trio superlatif des ministres, dominé par les graves mordants et engagés de Leon Kosavic.

samedi 15 juin 2024

« L’Affaire Makropoulos » de Leos Janácek - Damiano Michieletto - Opéra de Lyon - 14/06/2024

L’Opéra de Lyon conclut sa saison en fêtant l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Janáček, L’Affaire Makropoulos (1926), que les Lyonnais avaient pu découvrir sur scène lors du festival consacré au compositeur en 2005. Malgré un plateau vocal décevant pour les rôles principaux, nous y reviendrons, on se réjouit de découvrir une nouvelle mise en scène réussie de Richard Brunel (directeur de l’institution depuis 2021) : c’est là le principal temps fort de la soirée, tant son travail explore les méandres d’un livret complexe à démêler en début d’ouvrage, avec une volonté pédagogique bienvenue. On aime ainsi l’idée d’aborder le récit comme une enquête policière, où les nombreux noms évoqués dans la procédure juridique sont récapitulés sur un tableau noir. Le personnage d’Emilia Marty apparait d’emblée fragile en tant qu’artiste, Brunel cherchant à montrer combien la perte de la formule d’immortalité a des conséquences pratiques sur sa carrière de cantatrice, et pas uniquement sur son espérance de vie. L’autre idée forte est de montrer l’agitation de l’héroïne par une vitalité étourdissante des éléments scénographiques du plateau, comme des personnages, tandis que la multiplicité des saynètes en simultané donne à voir de nombreux non‑dits textuels. La fin est également très aboutie en mettant en avant le rôle mineur de Krista, qu’Emilia met en position d’héritière symbolique, comme garante de la transmission artistique entre les deux femmes. De quoi laisser un souvenir plus humain que le seul égoïsme habituellement attaché à la figure de l’héroïne.

Déjà à la peine vocalement dans le rôle-titre tout aussi redoutable du Miracle d’Héliane de Korngold (en 2017 à Anvers), Ausrinė Stundytė déçoit en Emilia Marty à force d’approximations dans la puissance des aigus, peu justes. On se console avec des graves mieux maîtrisés et des qualités dramatiques de bonne tenue, mais on est loin de l’incarnation attendue, censée donner aux dernières scènes le frisson. L’autre grande déception de la soirée vient du chant en force et sans style de Denys Pivnitskyi (Albert Gregor), qui vient ternir toutes les scènes ambiguës avec sa mère, pourtant parmi les plus intéressantes de l’ouvrage. Fort heureusement, les seconds rôles donnent beaucoup de satisfactions, au premier rang desquels les solides et engagés Tómas Tómasson (Jaroslav Prus) et Thandiswa Mpongwana (Krista). Enfin, le chef germano-britannique Alexander Joel souffle le chaud et le froid en donnant beaucoup de volume et d’opulence à sa direction comme en technicolor, d’une vitalité certes excitante, mais qui manque de finesse dans les parties dramatiques.

vendredi 14 juin 2024

Concert de l'Orchestre national de France - Marzena Diakun - Maison de la Radio - 13/06/2024

Marzena Diakun

En cette année célébrant le centième anniversaire de la mort de Gabriel Fauré, les musiciens de l’Orchestre national de France lui rendent un hommage pour le moins copieux, avec trois concerts très différents, à même d’évoquer toutes les facettes de l’un des compositeurs français les plus respectés en son temps. Le premier concert est dédié à sa musique symphonique, en grande partie méconnue, du fait de sa réputation de compositeur de salon, surtout en matière de mélodies et musique de chambre. Le présent concert est présenté en partenariat avec les équipes du Palazzetto Bru Zane, dans le cadre de son festival parisien annuel.

La soirée débute avec la Suite tirée de la musique de scène de Pelléas et Mélisande (1898), qui fut commandée à Fauré pour une représentation du drame à Londres. On y découvre l’une des partitions orchestrales les plus raffinées du maître, qui évite soigneusement toute virtuosité pour nous faire enivrer de mélodies fuyantes tour à tour enveloppantes et vaporeuses, annonçant parfois celles de Debussy. La cheffe polonaise Marzena Diakun (43 ans) a tendance à accentuer l’impression de mélancolie aérienne, sans donner d’identification nette aux changements d’atmosphère, volontiers éthérés dans cette interprétation.


Le tempérament plus affirmé d’Aurélienne Brauner (née en 1984) reste globalement dans cet esprit, en fouillant les détails de l’Elégie (1901), l’un des premiers succès de son auteur, dans sa version initiale pour violoncelle et piano (composée en 1880). L’accompagnement allégé, aux tempi étirés, apporte une évocation plus sombre qu’à l’accoutumée, en intégrant la violoncelliste dans le discours d’ensemble, lui niant presque sa vocation de soliste. Un même état d’esprit domine la Ballade (1881), dont s’empare Lucas Debargue avec une gourmandise évitant tout spectaculaire, lui qui vient d’enregistrer l’intégrale de la musique pour piano seul de Fauré, en quatre disques. La curiosité vient de l’utilisation inattendue d’un piano de trois mètres de long, disposant de 102 touches (au lieu des 88 habituelles) : de quoi permettre, selon le pianiste, d’exprimer toute la richesse harmonique de Fauré, grâce aux touches supplémentaires dans les aigus et les graves. On est surtout frappé par un mélange de sonorités sombres et mates, à l’éclat globalement moins brillant.

Lucas Debargue
Après l’entracte, Lucas Debargue revient sur scène pour interpréter un autre ouvrage concertant, la Fantaisie (1919), d’un esprit plus franc et viril que précédemment. On retrouve là une influence rapsodique volontiers lisztienne, sans effets de manche, ni pathos, sous les doigts félins et aériens de Debargue. Pour le bis, évidemment toujours avec Fauré, le talentueux et imprévisible musicien s’adresse au public pour lui annoncer le choix d’une transcription personnelle de la mélodie Après un rêve. Hauteur de vue et magie de l’instant s’évaporent imperceptiblement pour ce bis qu’on aimerait voir durer plus longtemps encore.

La fin du concert fait découvrir un visage beaucoup plus enjoué et optimiste de Fauré, dans le style néoclassique alors en vogue à la fin de sa vie : la suite tirée de la musique de scène de Masques et Bergamasques (1919) évoque d’emblée Mozart par son ton allégé et bondissant, aux bois piquants, concluant ce tour d’horizon de l’un des maîtres les plus insaisissables de son temps.

dimanche 9 juin 2024

« Jenufa » de Leoš Janáček - Opéra des Flandres à Anvers - 08/06/2024

C’est peu dire que Robert Carsen (69 ans) s’est installé dans le paysage lyrique depuis ses premiers succès européens, dans les années 1990, en dosant finement sens de l’épure, poésie et direction d’acteur pointilleuse. L’Opéra des Flandres a la bonne idée de reprendre l’une de ses productions les plus emblématiques, Jenufa, montée ici même en 1999 et reprise un peu partout en Europe (dont récemment à Madrid, avec un plateau vocal différent, en dehors du rôle-titre).

Robert Carsen nous plonge dès les premières notes dans le coeur du sujet, en montrant l’ensemble du village de Jenufa occupé à l’épier : c’est bien le contrôle social et ses règles rigides, dont l’impossibilité de se remarier pour une femme seule avec enfant, qui va conduire au drame. Le premier acte joue la carte de la sobriété scénique en donnant la primauté au groupe, qui occupe l’espace de toute son énergie volontiers naïve : en se précipitant pour recevoir les billets de banque lancés en l’air par Steva, ivre de son statut de notable, la foule d’anonymes renouvèle ainsi sa soumission à l’ordre établi. Le spectacle prend davantage aux tripes après l’entracte, lorsque les portes et fenêtres, montées et démontées à vue, délimitent d’abord l’espace étriqué dévolu à Jenufa et sa belle-mère, avant de servir d’éléments de menace pour affirmer la colère populaire. L’émotion vient avant tout de la direction d’acteur, qui multiplie les détails pour donner davantage de vérité dramatique aux personnages : ainsi de la figure bouleversante de Kostelnicka, qui perd ici en rigidité ce qu’elle gagne en humanité et en fragilité, entre simples gestes de tendresse envers Jenufa ou signes d’affolement bien compréhensible lorsque l’étau se resserre. Tout concourt, par sa simplicité même, à pénétrer au coeur des moindres péripéties du drame, aussi bien dans la gestion de l’espace (évoquant plusieurs fois le film Dogville de Lars von Trier, pourtant postérieur) que des éclairages splendides dans la pénombre au II (notamment la prière nocturne de Jenufa, qui trouve l’une des plus délicates expressions qu’il nous ait été de voir). Les dernières images finales resservent une surprise de taille, éminemment poétique, lorsque l’eau jaillit pour ensemencer la terre au sol : comme un symbole de la vitalité et de la fécondité retrouvée par Jenufa, enfin libre de s’autoriser à aimer à nouveau, après tant d’épreuves.

Un tel travail ne serait rien sans ses interprètes, ce que l’Opéra des Flandres a bien compris, en réunissant un plateau vocal de haut niveau. Ainsi de la Jenufa expressive et engagée d’Agneta Eichenholz, qui donne beaucoup de présence à son incarnation, autour d’une puissance vocale parfaitement maitrisée. Plus discrète en termes de volume, Natasha Petrinsky fait valoir ses beaux graves dans le medium, d’une dignité d’expression très émouvante tout au long de la soirée. Elle est parfois couverte par l’orchestre, malheureusement trop sonore en de nombreux endroits, à l’instar de Jamez McCorkle, qui donne toutefois beaucoup de satisfaction par la beauté de son timbre et ses phrasés souples et naturels. Il ne lui manque qu’une meilleure expression scénique pour nous emporter davantage. C’est précisément le point fort de Ladislav Elgr, qui compense là des aigus un peu forcés et un timbre moins harmonieux. L’une des meilleures incarnations de la soirée revient à Maria Riccarda Wesseling (qui sera remplacée à Gand par Nadine Weissmann), qui fait valoir des graves mordants et parfaitement articulés. On aime aussi l’attention portée aux moindres seconds rôles, tous parfaitement distribués, à l’instar du Chœur de l’Opéra des Flandres, très affûté.

Enfin, Alejo Perez explore chaque recoin de la partition en une vitalité gourmande, parfois un rien trop sonore, comme évoqué plus haut. La richesse des timbres et l’opulence des contrastes penchent parfois vers la musique pure, en minorant le théâtre et l’émotion. Ce geste s’apaise heureusement dans les émouvantes dernières scènes, en une volonté d’allègement plus prononcée, aidant ainsi les interprètes à ne pas trop forcer leur voix.

samedi 8 juin 2024

Les lauréats du Concours musical international Reine Elisabeth - Tung-Chieh Chuang - Salle Reine Elisabeth à Anvers - 07/06/2024

 

D’abord dévolu aux seuls violonistes, le Concours musical international Reine Elisabeth (du nom de la souveraine belge qui a soutenu l’événement dès sa création en 1937) s’est peu à peu étendu à d’autres domaines : piano, violoncelle, chant et composition alternent ainsi chaque année avec le violon. C’est précisément ce dernier instrument qui a permis cette année de décerner le premier prix à l’Ukrainien Dmytro Udovychenko, qui rejoint des noms aussi illustres que David Oïstrakh, Leonid Kogan ou plus près de nous Vadim Repin, Nikolaj Szeps‑Znaider, Baiba Skride et Sergey Khachatryan – excusez du peu !

Si les trois premiers lauréats sont appelés à se produire dans toute la Belgique après la compétition, il en va de même pour les quatrième, cinquième et sixième, tous réunis pour quelques concerts. On retrouve ces jeunes pousses dans la salle Reine Elisabeth d’Anvers, attenante au zoo et à la monumentale gare centrale. Bien qu’ayant conservé sa façade historique de 1903, le bâtiment intérieur a été entièrement rénové en 2016 pour permettre la construction d’un auditorium flambant neuf, d’une capacité de 2 000 places. La salle aux lignes épurées bénéficie de sa forme en boîte à chaussures, expliquant le bon confort acoustique (malgré le peu de réverbération sur les côtés).

La soirée débute avec le Troisième Concerto (1880) de Saint‑Saëns interprété par la sixième lauréate, la Japonaise Minami Yoshida (née en 1998). Comme souvent pour ce genre d’événement, on mesure toute la difficulté pour d’aussi jeunes interprètes à se confronter à la réalité du concert, alors qu’une grande partie du public est habitué à des artistes plus aguerris. Yoshida n’échappe pas à cet écueil comparatif, en proposant un jeu d’une grande solidité technique, mais sans grandes prises de risque, ni surprises. Le son global manque aussi d’un peu de volume, mais c’est clairement au niveau de l’intention que pèche la Japonaise, beaucoup trop timorée pour dépasser une lecture sobre et linéaire.

Le cinquième lauréat, Julian Rhee (né en 2000), s’en sort mieux au début, en montrant une volonté de fouiller quelques détails du Premier Concerto (1868) de Bruch. L’ensemble de sa prestation reste toutefois inégal, entre l’incontestable maîtrise de son instrument (superbe virtuosité dans le Finale) et la difficulté à articuler ses phrasés avec l’orchestre. C’est bien en ce dernier domaine que l’Américain doit progresser, pour se hisser au niveau de son compatriote Kevin Zhu (né en 2000), incontestablement le violoniste le plus intéressant de la soirée.

Kevin Zhu

On le retrouve après l’entracte dans le passionnant Premier Concerto (1955) de Chostakovitch, qui lui permet de faire l’étalage de ses nuances sans ostentation dans la longue et sombre méditation initiale, avant de se régaler des sonorités burlesques du Scherzo, en écho avec tout l’orchestre. L’atmosphère tragique de la Passacaille s’épanouit sans pathos excessif, en faisant ressortir la sublime cadence, ici interprétée avec une maturité qui force l’admiration. L’effet d’accélération qui s’empare peu à peu de l’auditeur est l’un des grands moments de la soirée, avant le dernier mouvement, captivant par son urgence parfaitement maîtrisée.

Les trois interprètes bénéficient de la direction toute d’agilité et de précision de Tung‑Chieh Chuang (né en 1982), peut‑être plus à l’aise dans l’entrecroisement rythmique et les états d’âme de Chostakovitch, tout en faisant ressortir les belles sonorités de l’Orchestre symphonique d’Anvers. La fin de soirée est l’occasion de savourer un unique bis entre les violonistes, qui lâchent tous enfin la bride pour se saisir d’un hommage inattendu à Freddie Mercury, en un pot‑pourri démonstratif et bien accueilli par un public résolument chaleureux.

vendredi 7 juin 2024

« La Chauve-Souris » de Johann Strauss II - Laurent Pelly - Opéra de Lille - 06/06/2024

L’Opéra de Lille conclut sa saison anniversaire, cent ans après son inauguration, par une production de La Chauve-Souris qui évoque les grandes heures de l’institution, qui a longtemps partagé son affiche entre répertoires dits sérieux (dans le bâtiment actuel) et léger (au Théâtre Sébastopol) : pour cet événement, il a été fait appel à un spécialiste du genre en la personne de Laurent Pelly, déjà applaudi ici-même dans des spectacles qui ont fait date, Le Roi Carotte d’Offenbach, puis Le Songe d’une nuit d’été de Britten. Signe de ce succès, le Britten sera opportunément repris en tournée la saison prochaine, à Lausanne, puis au festival de Matsumoto (Japon). 

En attendant, un public nombreux s’est pressé pour se délecter des bulles de champagne de la musique pétillante de Strauss, dont le chef-d’œuvre lyrique émerveille toujours autant par sa capacité à enchainer les « tubes », en une ivresse mélodique revigorante. Le plateau vocal réuni met certes un peu de temps à se chauffer au début, particulièrement les deux premiers rôles féminins dévolus à Camille Schnoor et Marie-Eve Munger : leurs voix puissantes sont ainsi mises à mal par la rapidité des sauts de registre, occasionnant quelques faussetés et stridences. Fort heureusement, les deux chanteuses trouvent finalement le juste tempo dès le tourbillonnant deuxième acte, où les esprits et les corps s’échauffent, en même temps que la farce devient de plus en plus savoureuse. On se réjouit ainsi de découvrir une adaptation en français, avec des dialogues modernisés, nécessaires pour apprécier toutes les subtilités des accentuations comiques : à ce titre, l’ensemble du casting se montre à la hauteur, en adoptant avec un plaisir manifeste les réparties volontairement affectées, qui lorgnent vers le vaudeville, de Labiche à Feydeau. 

Camille Schnoor fait valoir un chant velouté dans les graves, mais on lui préfère l’ironie piquante de Marie-Eve Munger, rayonnante de facilité dans les vocalises. À leurs côtés, Guillaume Andrieux dispose d’un abattage comique désopilant pour jouer le joli cœur vieillissant, dont on peut seulement regretter un timbre un peu rêche par endroits. La plus grande satisfaction vocale de la soirée revient à Héloïse Mas (Prince Orlovsky), déconcertante d’agilité et de souplesse, au service d’une prononciation exemplaire. On aime aussi le maître de cérémonie aigre-doux de Christophe Gay, toujours très juste dans son mélange de grandiloquence et d’ironie, à l’instar d’un Franck Leguérinel rompu à ce type de répertoire et qui nous amuse par sa folie haute en couleurs, parmi les meilleurs moments en matière de théâtre. On retrouve aussi avec plaisir l’excellent Julien Dran, qui complète cette belle distribution par ses qualités de diction toujours aussi éloquentes. Le chœur de l’Opéra de Lille assure bien sa partie, mais c’est surtout la prestation de Johanna Malangré (nommée cheffe titulaire de l’Orchestre de Picardie en 2022) qui permet de donner tout l’entrain voulu, sans jamais sacrifier la justesse de cette mécanique de précision qu’est La Chauve-Souris

Le spectacle de Laurent Pelly met un peu de temps à se mettre en place en déconstruisant patiemment les faux-semblants bourgeois : pour cela, la scénographie épurée fait évoluer la structure étriquée dans laquelle évolue le couple volage, en lui donnant peu à peu des allures cubistes. Les murs éclatés symbolisent ainsi la liberté retrouvée des époux en mal de sensation, avant que la fête ne prenne corps dans l’énergie débridée des mouvements du chœur. Comme à son habitude, c’est dans le domaine de la direction d’acteurs que Laurent Pelly apporte ces petits détails savoureux qui donnent tant de crédibilité à la farce, avec un recours fréquent aux pantomimes. Particulièrement, on aime cette capacité à faire vivre cette folle soirée d’un réalisme encore si actuel, quand les vapeurs d’alcool font basculer les freins sociaux pour mieux délivrer les désirs, irrépressibles et sous-jacents, entre les sexes.

jeudi 6 juin 2024

« Don Quichotte » de Jules Massenet - Damiano Michieletto - Opéra Bastille à Paris - 05/06/2024

Dire que les amateurs de l’art de Jules Massenet ne savent plus où donner de la tête est un euphémisme, tant les projets récents autour du compositeur français le maintiennent en haut de l’affiche, de la monographie de Jean-Christophe Branger éditée en début d’année à l’exhumation concomitante d’une rareté aussi absolue qu'Ariane (1906), par le Palazzetto Bru Zane. L’Opéra de Paris n’est pas en reste, avec pas moins de deux spectacles pour sa saison en cours, entre la reprise de Cendrillon (1899) et la nouvelle production de Don Quichotte (1910), actuellement à Bastille.

Malgré un succès incontestable à la création, l’ouvrage reste sous-estimé en raison de la faiblesse de son livret, qui réduit l’action à quelques tableaux tirés du roman de Cervantes, tous centrés sur l’amour impossible avec Dulcinée. Le recours à Damiano Michieletto se montre judicieux pour enrichir le récit d’une dimension nostalgique et désenchantée, tant le metteur en scène italien humanise son héros, en le montrant à l’aube de sa vie, déprimé et esseulé : en revisitant d’emblée le traumatisme de ses illusions perdues, Michieletto surprend en alternant des images tantôt morbides (ombres et spectres fugitifs qui apparaissent comme autant de menaces), puis poétiques (superbes chevaux de bois dans les airs ou vidéos sur la jeunesse rayonnante de Dulcinée). La splendide scénographie joue constamment de l’agencement des volumes géométriques, revisitant en une fluidité gracieuse l’appartement étriqué de Don Quichotte, tout comme ses délires maniaques. En rendant ainsi toute la part tragique du destin brisé de cet anti-héros, la mise en scène finalement très lisible touche au cœur dans les dernières scènes crépusculaires, en épousant la hauteur d’inspiration particulièrement réussie au niveau musical.

Si certains spectateurs ont pu être déroutés par le peu de place visuelle des espagnolades, aux aspects folkloriques plus stylisés dans cette transposition en forme de cauchemar éveillé, force est de constater la pertinence de l’immersion au sein de la psyché de Don Quichotte : de quoi construire un huis-clos d’autant plus étouffant que l’ouvrage est bref (environ deux heures de musique). Encore faut-il bénéficier d’un rôle-titre à la hauteur des gloires de jadis (notamment Samuel Ramey et José Van Dam), capables de mettre en avant un art consommé de diseur, pour rendre crédible les élans généreux et naïfs d’un idéaliste à fleur de peau. Pour remplacer Ildar Abdrazakov, devenu indésirable suite à son soutien trop affiché au pouvoir russe, l’Opéra de Paris a fait appel à deux basses différentes, l’américain Christian Van Horn (du 10 au 29 mai), puis le Hongrois Gabor Bretz (du 1er au 11 juin). Ce dernier, présent pour la deuxième série de représentation, compose un Don Quichotte solide sur toute la tessiture, mais parfois terne, au timbre charbonneux dans les graves. La diction est satisfaisante, sans toutefois apporter ce petit supplément d’âme qui crée l’émotion autour de ce personnage insaisissable et fascinant.

Fort heureusement, on retrouve deux chanteurs parfaitement distribués à ses côtés, de la Dulcinée au timbre opulent et généreux de Gaëlle Arquez, au tempérament bien trempé, à l’instar du Sancho haut en couleurs d’Étienne Dupuis, plus mordant dans les graves. Aux côtés des seconds rôles superlatifs (dont le toujours impeccable de volume sonore Nicholas Jones), le chœur montre tous les progrès accomplis sous la supervision avisée de Ching-Lien Wu. Dans la fosse, Patrick Fournillier donne le ton par son engagement éloquent dans les verticalités colorées au début, avant d’embrasser les subtilités pré-ravéliennes par une lecture plus fouillée : de quoi faire vivre les contrastes de la partition d’une vitalité aussi fluide que naturelle, et manifestement décisive dans la réussite de la soirée.

Trio avec piano d'Ernest Chausson - Trio Metral et Trio Nebelmeer - Disques La Dolce Volta et Mirare


A l’instar de son contemporain et compatriote Magnard, dont Strasbourg a récemment exhumé le chef‑d’œuvre lyrique, Guercœur, Ernest Chausson (1855‑1899) reste en grande partie méconnu du fait du peu d’ouvrages composés pendant sa courte vie. Parmi ce legs, on trouve un trésor encore peu enregistré, son unique Trio, écrit à 26 ans, alors que le compositeur vient d’échouer au Prix de Rome. D’inspiration « germanique » par son architecture structurée, ce trio montre un caractère qui va bien au‑delà de la forme maîtrisée, Chausson faisant valoir une variété d’inspiration dans chacune de ses parties, toutes très contrastées.

C’est précisément dans les états d’âme des premier et troisième mouvements que le Trio Métral excelle, en des tempi d’une lenteur assumée, qui font valoir une respiration souveraine, d’une belle hauteur de vue. Les ruptures sèches apportent un contraste bienvenu, en soutenant toujours la relance du discours d’ensemble, tandis que la clarté des plans sonores bénéficie de la prise de son très détaillée, déjà admirée dans son précédent disque, consacré en 2021 à Chostakovitch et Weinberg. Il s’agit là du premier enregistrement des Metral dans leur nouvelle formation « non familiale » : la violoncelliste Justine Metral a laissé sa place à Laure‑Hélène Michel, tandis que son frère Joseph l’a cédée au violoniste Nathan Mierdl. Ces changements n’affectent pas l’équilibre général du trio, qui met en avant le piano habité de Victor Metral pour faire ressortir la mélancolie sourde de l’ouvrage, plus sombre et tourmenté dans cette optique.

La version du Trio Nebelmeer laisse entrevoir une optique foncièrement différente, autour de tempi plus allants et d’un ton plus viril et immédiat. Moins impressionnante, la maîtrise formelle fait valoir un équilibre plus harmonieux entre les trois musiciens, tandis que la conduite d’ensemble est suffisamment engagée pour supporter une optique foncièrement chaleureuse. Il faudra également suivre les prochains disques de ce trio formé en 2021 et basé en Normandie, et ce d’autant plus qu’à l’instar des Metral, le complément s’avère très réussi.

lundi 3 juin 2024

Récital d'Alexander Malofeev - Festival de musique de Sully et du Loiret à Beaugency - 01/06/2024

Créé en 1973, le Festival de musique de Sully et du Loiret a élargi peu à peu sa programmation au‑delà du seul répertoire classique, tout en rayonnant sur l’ensemble du département, lorsque ce dernier a repris sa gestion en 2007. Ce changement d’orientation permet chaque année de découvrir d’autres villes de caractère que Sully, comme la charmante cité médiévale de Beaugency (7 500 habitants), située à quelque vingt minutes à l’ouest d’Orléans. Bien qu’ayant souffert des guerres de religion, le centre historique conserve un patrimoine exceptionnel, qui lui a fait mériter le label de l’association « Les plus beaux détours de France ».

Le récital est donné en l’ancienne église abbatiale Notre‑Dame, à deux pas de l’impressionnant donjon de 36 mètres de haut : les monuments ont tous deux été construits à la même époque, au XIe siècle. L’intérieur très vaste de l’église réserve une surprise au niveau du chœur, avec un baptistère admirablement mis en valeur par la qualité des éclairages, très élaborés pour l’occasion. C’est dans ce cadre qu’Alexander Malofeev (né en 2001) se saisit du piano Yamaha mis à sa disposition, dans une excellente acoustique, étonnamment peu réverbérée pour une église. D’emblée, l’ancien jeune prodige (voir notamment l’un de ses premiers concerts en France, à Paris en 2016) fait l’étalage de toute sa classe sans ostentation, dans le répertoire baroque, Händel et Purcell. Les phrasés s’épanouissent sereinement, comme coulant de source, autour d’effets de chevauchement assez fascinants dans leur enchevêtrement. Les tempi sont assez enlevés, évitant tout pathos et insistant davantage sur la souplesse féline que la rythmique, aux angles lissés dans cette optique interprétative. Malofeev se régale des ruptures de registre entre forte et piano, d’une maîtrise inouïe de précision : on se laisse ainsi bercer par les infinies nuances distillées tout du long, sans jamais verser dans le maniérisme. C’est là un art tout en délicatesse et en intériorité, qui se rapproche plusieurs fois de la manière de l’un de ses grands aînés, Mikhaïl Pletnev.


Après l’entracte, Malofeev déploie une manière plus virile dans les oppositions architecturées du Concerto pour orgue en la mineur de Bach, arrangé par Samuel Feinberg. Le mouvement lent dépouillé est une nouvelle réussite en matière d’exploration des détails, tout en toucher subtil. Cette manière où le piano est parfois à peine effleuré s’épanouit ensuite à merveille dans Mozart, que Malofeev éclaire de ses tempi endiablés, sans négliger le discours d’ensemble. L’Adagio lunaire tutoie les cimes par ses phrasés distendus, donnant une modernité inattendue à ce bref mouvement. Le changement d’atmosphère n’est que plus radical ensuite avec l’adaptation de l’Ouverture de Tannhäuser, où l’on reconnaît plusieurs fois la manière de Liszt pour transcrire Wagner, son cadet de seulement deux ans. Si Malofeev évite toute pompe, il réussit davantage les parties crépusculaires et nostalgiques que l’emphase contrapuntique (un rien trop déliée). Retour à la délicatesse pour les deux bis, dont une « Danse de la fée Dragée », tirée du Casse‑Noisette de Tchaïkovski, pour conclure délicieusement ce récital, à juste titre très applaudi.