Troisième ville suisse par son nombre d’habitants (plus de 170 000),
Bâle est un centre culturel éminent à la frontière de notre pays, avec
pas moins de quarante musées répartis dans tout le canton, dont les
prestigieux musée des Beaux‑Arts et Fondation Beyeler, au rayonnement
international. Il n’est donc pas surprenant d’y trouver un théâtre
richement doté pour ce qui est du répertoire classique, avec un
fonctionnement identique au modèle allemand voisin, fondé sur le
« théâtre de répertoire ». Construite en 1975, la salle principale de
870 places surprend par sa décoration très minimaliste, tout en offrant
une visibilité parfaite à l’ensemble des spectateurs, sans parler d’une
proximité bienvenue avec la scène.
Parmi les nouvelles productions cette saison, celle d’Into the Woods
(1986) fait figure d’événement, tant ce bijou de Stephen Sondheim
(1930‑2021) touche au cœur par son livret d’une imagination et d’une
ambition foisonnantes, qui aborde des thèmes d’une profondeur
inhabituelle pour une comédie musicale. Il s’agit de la deuxième
collaboration avec le librettiste James Lapine, déjà auteur de
l’ambitieux Sunday in the Park with George en 1984, avant une création française tardive en 2013, au Théâtre du Châtelet. Le livret d’Into the Woods regroupe plusieurs contes bien connus de notre enfance, de Cendrillon au Petit Chaperon rouge, en passant par Raiponce et Jack et le haricot magique,
avec une folle virtuosité. Symboliquement, la forêt représente la
métaphore de nos interactions sociales, à la fois désirées et redoutées,
tout au long de la vie.
En lien avec les travaux psychanalytiques de Bruno Bettelheim, la grande
force du livret consiste à interroger les faux‑semblants du conte par
touches progressives, ce que la mise en scène de Martin G. Berger fait
mine d’ignorer au début, en adoptant une direction d’acteur et des
costumes d’apparence traditionnelle. Quelques détails troublants
incitent peu à peu le spectateur à prendre de la distance avec les
apparences, comme ces vidéos qui alternent fiction et réalité, en
mélangeant les formes, du film à l’animation. Sans ostentation, le
travail sur la vidéo donne ainsi à envisager une réalité moins glamour
du désir d’enfantement du couple de boulangers, en montrant un
accouchement sanguinolent. Rien de trash cependant, tant ces images restent furtives, comme un avertissement à rester attentif aux moindres péripéties de l’action.
La nudité du plateau en seconde partie viendra plus encore participer à
ce jeu de déconstruction des effets du théâtre, pour imposer une
concentration sur le texte : les enjeux développés, parfois ambivalents,
n’en ressortent que davantage, entre individualisme et émulation
collective, castration maternelle et responsabilisation individuelle,
infidélité conjugale et obligation sociétale à s’engager durablement,
sans parler de la crainte de la paternité. Enfin, la menace diffuse
imprimée par les géants, avec son lot de mortalité associé, peut aussi
être interprétée comme une parabole de l’aptitude commune à lutter contre
un virus alors inattendu et inconnu, le sida.
On ne saurait faire moins d’éloges au plateau vocal, de haut niveau jusque dans le moindre second rôle, et ce malgré une sonorisation un peu excessive au début, avant des réglages plus équilibrés ensuite. En éminent maître de cérémonie, Stefan Kurt fait valoir sa classe interprétative au niveau théâtral, en trouvant le ton juste entre bienveillance initiatique et lyrisme grandiloquent. A ses côtés, Delia Mayer (La sorcière) et Alen Hodzovic (Mr. Baker) se distinguent dans leurs rôles décisifs, en un brio sans ostentation, mais c’est peut-être plus encore Julia Klotz (Mrs. Baker) qui touche au cœur par son humanité et son attention au texte. On aime aussi la fraîcheur de timbre d’Alfheidur Erla Gudmundsdóttir (Cendrillon) et surtout d’Oedo Kuipers (Jack), de même que la délicieuse et piquante Vanessa Heinz (Le petit chaperon rouge).
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