Très prolifique, Langgaard se distingua ensuite par l’écriture de
symphonies plus proches de l’urgence aérienne et nerveuse d’Hindemith,
tout en marquant son intérêt pour les sujets religieux, autour de la
figure de l’Antéchrist (une sorte «d’anti‑Messie» qui annonce
l’avènement de Satan). Ce sujet fonde le livret d’Antéchrist
(1923, révisé en 1930), dû au compositeur lui‑même, autour d’un ouvrage
malheureusement trop statique, finalement plus proche de l’oratorio
proprement dit. Dans un contexte d’effondrement de l’harmonie espérée
entre les peuples, après les traumatismes de la Première Guerre
mondiale, Langgaard exprime son tempérament pessimiste, critiquant
autant l’action temporelle des autorités religieuses, que la dépravation
des mœurs et les évolutions trop rapides du monde moderne. L’ouvrage
est refusé par deux fois par l’Opéra de Copenhague, Langgaard ne
parvenant à faire jouer de son vivant que le Prélude et quelques
extraits isolés. La « naissance » de l’ouvrage n’intervient qu’en 1980
grâce à Michael Schønwandt (concert radiophonique), avant la création
scénique mondiale à l’Opéra d’Innsbruck en 1999. On se reportera avec
intérêt à l’unique DVD disponible, suite aux captations intervenues pour
la production de la première scénique danoise en 2002, magnifiée par la
direction lumineuse de Thomas Dausgaard (Dacapo, 2005). De quoi
offrir les meilleures conditions de découverte de l’art singulier d’un
compositeur volontiers excentrique, notamment dans ses audaces
orchestrales.
D’emblée, le Danois surprend par son mélange d’économie de moyen et
d’opulence, que ce soit dans l’entêtant Prélude (en hommage à Bach) ou
le premier duo, aux relents impressionnistes, entre l’Esprit de mystère
et son Echo. La direction très analytique et prudente apparait un rien
flottante dans les passages mesurés. Il faut dire que le chef
initialement prévu, Stephan Zilias, a dû laisser sa place au dernier
moment, indisposé par le covid. Pour le remplacer, le Deutsche Oper
a eu la bonne idée de faire appel à Hermann Bäumer, l’un des rares
connaisseurs de la partition, tout droit venu de Mayence, où il a dirigé
la création allemande en 2018. Peu à peu, le chef prend ses marques,
tandis que le chant à l’éloquence wagnérienne triomphante, comme la
musique qui gagne en fluidité, permettent de tendre une oreille d’abord
curieuse, puis franchement enthousiaste. C’est que Langgaard semble
avoir voulu démontrer toute l’étendue de son savoir‑faire en faisant se
succéder des styles volontairement variés, tantôt proche de la Salomé
de Strauss, parfois de Hindemith, là encore. Le Danois impressionne
surtout dans les scènes spectaculaires dédiées aux créatures infernales,
jouant d’ostinatos hypnotiques aux percussions et cuivres – ces
derniers en partie placés en hauteur de part et d’autre de la scène, en
un effet sonore percutant. On retrouve là un exemple des audaces de ce
compositeur fantasque, parfois en avance sur son temps, ce qui lui valut
l’admiration posthume de Ligeti, impressionné par son Harmonie des sphères (1919).
Après ses prestations remarquées à l’Opéra des Flandres (voir en 2020 et 2021),
Ersan Mondtag ne convainc qu’à moitié ici, donnant le meilleur pour ses
talents de plasticien, en un décor expressionniste admirablement
revisité par les éclairages, sans parler de ses costumes dantesques et
volontairement grotesques, proches des visions cauchemardesques d’Otto
Dix ou George Grosz. Pour autant, ces artifices visuels apparaissent
trop redondants sur la durée, à l’instar de la présence quasi permanente
des danseurs pour « meubler » l’action. Contrairement à son travail
pour Le Forgeron de Gand de Schreker, où l’Allemand avait
audacieusement critiqué le passé colonial belge, la cohérence des
partis‑pris sonne ici comme trop artificielle. Ainsi de l’insistance sur
le sexe non genré de la quasi‑totalité des interprètes, de même que les
références absconses des notes d’intention, qui évoquent le film Inception,
sans aucune justification. Quoi qu’il en soit, le public réserve un
accueil chaleureux à la production, dont la qualité tient aussi des
atouts homogènes du plateau vocal, dominé par le chant radieux et
puissant de Flurina Stucki (La Grande Putain).
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