Faut-il désormais s’excuser, ou à tout le moins contextualiser,
l’exécution de la musique russe ? C’est ce que semble démontrer la
courte intervention orale préalable à ce concert, qui vise davantage
Chostakovitch que Borodine. Pour autant, on ne peut minorer les visées
nationalistes des « Danses polovtsiennes » (1879), qui cherchent à
impressionner un souverain captif par un grandiose rassemblement
populaire digne d’un régime totalitaire (même si la dernière production parisienne de l’ouvrage, imaginée par Barry Kosky, en modifie sensiblement le sens). La Deuxième Symphonie
(1927) de Chostakovitch célèbre, quant à elle, l’avènement d’un nouveau
régime politique, en l’occurrence le premier d’expression marxiste au
monde. Quoi qu’il en soit, autant ce préliminaire que le programme très
détaillé, permettent de bien saisir les enjeux et le contexte précis de
composition de ces deux œuvres.
La soirée débute avec le tout premier chef-d’œuvre symphonique de Dvorák, sa Sixième Symphonie (1881), qui nous embarque dans un élan brahmsien tout de grâce et de légèreté primesautière, proche de la Deuxième Symphonie
du maître de Hambourg, composée quatre ans plus tôt. On ne se
félicitera jamais assez de l’excellente acoustique de l’Auditorium de
Bordeaux, qui permet de se délecter de la direction analytique et étagée
de Roberto Forés Veses (né en 1970) : les moindres détails de la
partition sont ainsi mis en valeur, du moins dans les passages lents,
souvent ralentis et presque évanescents. Les parties plus enlevées
montrent une facette plus raide et massive du chef espagnol, avec des
tempi parfois dantesques. La symphonie gagne ainsi en modernité ce
qu’elle perd en grandeur tragique, le chef délaissant ostensiblement le
pathos et l’expression narrative globale. Après le délicieux Scherzo,
sommet de la partition, où le pupitre de cors est plusieurs fois mis en
avant, le finale trouve un ton plus franc, même si les scansions
verticales très appuyées surprennent, autour d’un lyrisme toujours très
bridé. La dernière partie du mouvement est toutefois enthousiasmante,
tant l’accélération du tempo grise par sa virtuosité sans faille : le
toujours impeccable Orchestre national Bordeaux Aquitaine adopte ce
parti pris comme un seul homme, recueillant les acclamations méritées du
public après le dernier accord.
Apres l’entracte vient le tour de la brève et méconnue Deuxième Symphonie
de Chostakovitch, un ouvrage de commande plus proche de la cantate
proprement dite que du poème symphonique (que le Russe hésita à
préférer). On découvre un ouvrage composite emblématique de la période
d’expérimentation constructiviste du compositeur, à la manière des
audaces vertigineuses du Prokofiev de la Deuxième Symphonie
(1925). Outre les dissonances et instruments inédits (une sirène
d’usine) à la manière de Varèse, la symphonie surprend en de mains
endroits par ses brusques virages, comme si Chostakovitch avait voulu
faire l’étalage de l’étendue de son imagination et de ses possibilités.
On retrouve ainsi plusieurs sonorités typiques de sa manière ultérieure,
tel que l’usage entêtant de la caisse claire ou des interventions
piquantes du piccolo. Roberto Forés Veses semble plus à l’aise ici, avec
un début superbe d’étagement des nuances aux cordes graves, avant que
l’orchestre ne s’enflamme de tempi cinglants et volontiers péremptoires.
L’excellent Chœur de l’Opéra national de Bordeaux montre une attention
soutenue à la prononciation et à la précision, même s’il peine quelque
peu en fin d’ouvrage à soutenir les attaques franches et engagées du
chef, contrairement à l’orchestre. Si l’on peut regretter l’absence de
surtitres (de même que la reproduction du texte chanté dans le
programme), il faut saluer l’audace d’une telle programmation, rarissime
en dehors des intégrales symphoniques dédiées à Chostakovitch,
notamment celle de Valery Gergiev salle Pleyel en 2013 et 2014.
Le concert se termine dans l’ivresse des « Danses polovtsiennes » de
Borodine, où Roberto Forés Veses poursuit son geste endiablé, négligeant
toutefois l’esprit de la musique de ballet au profit d’une virtuosité
un rien facile et là encore très rapide. Dommage.
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