Opéra inachevé de Borodine (1833-1887), Le Prince Igor
semble devoir enfin trouver une reconnaissance en dehors de la Russie,
comme le prouvent les récentes productions de David Poutney (à Zurich et
Hambourg) ou de Dmitri Tcherniakov (à New York),
et surtout l’entrée au répertoire de cet ouvrage à l’Opéra national de
Paris, avec un plateau vocal parmi les plus éblouissants du moment. Si
l’ouvrage reste rare, le grand public en connait toutefois l’un de ses
« tubes », les endiablées Danses polovtsiennes, popularisées par le ballet éponyme de Serge Diaghilev monté en 1909.
Comme à New York, on retrouve l’un des grands interprètes du rôle-titre en la personne d’Ildar Abdrazakov,
toujours aussi impressionnant d’aisance technique et de conviction dans
son jeu scénique, et ce malgré un timbre un peu moins souverain avec
les années. A ses côtés, également présente dans la production de
Tcherniakov, Anita Rachvelishvili n’en finit plus de
séduire le public parisien par ses graves irrésistibles de velours et
d’aisance dans la projection. Après son interprétation musclée ici-même
voilà un mois dans Don Carlo, la mezzo géorgienne se distingue admirablement dans un rôle plus nuancé, entre imploration et désespoir.
L’autre grande ovation de la soirée est réservée à Elena Stikhina,
dont on peut dire qu’elle est déjà l’une des grandes chanteuses
d’aujourd’hui, tant son aisance vocale, entre velouté de l’émission,
impact vocal et articulation, sonne juste – hormis quelques infimes
réserves dans l’aigu, parfois moins naturel. Cette grande actrice,
aussi, se place toujours au service de l’intention et du sens. Pavel Černoch
(Vladimir) est peut-être un peu plus en retrait en comparaison, mais
reste toutefois à un niveau des plus satisfaisants, compensant son
émission étroite dans l’aigu et son manque de puissance, par des phrasés
toujours aussi raffinés. On pourra aussi reprocher au Kontchak de Dimitry Ivashchenko des qualités dramatiques limitées, heureusement compensées par un chant aussi noble qu’admirablement posé. A l’inverse, Dmitry Ulyanov
compose un Prince Galitsky à la faconde irrésistible d’arrogance, en
phase avec le rôle, tout en montrant de belles qualités de projection et
des couleurs mordantes. Enfin, Adam Palka et Andrei Popov
donnent une énergie comique savoureuse à chacune de leurs
interventions, sans jamais se départir des nécessités vocales, surtout
la superlative basse profonde de Palka.
Barrie Kosky |
Pour ses débuts à l’Opéra national de Paris, le chevronné Barrie Kosky
ne s’attendait certainement pas à pareille bronca, en grande partie
imméritée, tant les nombreuses idées distillées par sa transposition
contemporaine ont au moins le mérite de donner à l’ouvrage un intérêt
dramatique constant, que le faible livret original ne peut
raisonnablement lui accorder. Si on peut reprocher à ces partis-pris une
certaine uniformité, ceux-ci permettent toutefois de placer
immédiatement les enjeux principaux au centre de l’intérêt. Ainsi de la
première scène qui montre Igor comme une figure messianique éloignée des
contingences matérielles, tout à son but guerrier au détriment de son
épouse délaissée. A l’inverse, Kosky décrit Galitsky comme un héritier
bling bling et violent, seulement intéressé par les loisirs et autres
attraits féminins. La scène de la piscine et du barbecue, tout comme le
lynchage de la jeune fille, donne à voir une direction d’acteur soutenue
et vibrante – véritable marque de fabrique de l’actuel directeur de
l’Opéra-Comique de Berlin.
Ce sera là une constante de la soirée, même si la deuxième partie surprend par le choix d’une scénographie glauque et sombre : Kosky y prend quelques libertés avec le livret, en donnant à voir un Igor ligoté et torturé psychologiquement par ses différents visiteurs. Dès lors, le ballet des danses polovtsiennes ressemble à une nuit de délire, où Igor perd pied face au tourbillon des danseurs masqués autour de lui. L’extravagance pourtant audacieuse des costumes, d’une beauté morbide au charme étrange, provoque quelques réactions négatives dans le public, déconcerté par les contre-pieds avec le livret – de même que lors de la scène finale de l’opéra, où les deux chanteurs annoncent le retour d’Igor. Kosky refuse la naïveté de l’improbable retournement final : comment croire qu’un peuple hagard va suivre deux soulards factieux pour chanter les louanges d’un sauveur absent ? Au lieu de cela, le groupe se joue des deux malheureux en un ballet satirique tout à fait justifié au niveau dramatique.
Le chœur de l’Opéra de Paris donne une prestation des grands soirs, portant le souffle épique des grandes pages chorales, assez nombreuses en première partie, de tout son engagement. Dans la fosse, Philippe Jordan montre qu’il est à son meilleur dans ce répertoire, allégeant les aspects grandiloquents pour donner une lecture d’une grâce infinie, marquée par de superbes couleurs dans les détails de l’orchestration. Un grand spectacle à savourer d’urgence pour découvrir l’art de Borodine dans toute son étendue.
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