dimanche 27 avril 2025

Concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France - Beatrice Rana - Philharmonie de Paris - 25/04/2025

Beatrice Rana

Après dix ans passés à la tête du Philharmonique de Radio France, Mikko Franck (né en 1979) passe la main à la fin de la saison : d’ici fin juin, il faut donc profiter des derniers concerts pour célébrer le grand répertoire symphonique avec ce chef toujours attentif à faire ressortir le moindre détail d’orchestration, en un sens des équilibres jamais pris en défaut.

En cela, il forme un partenaire idéal avec la pianiste italienne Beatrice Rana (née en 1993), sur la même longueur d’onde pour interpréter le Premier Concerto pour piano (1875, révisé en 1889) de Tchaïkovski. Aucune emphase inutile ne vient marquer l’introduction du thème initial majestueux, à juste titre parmi les plus célèbres de son auteur : le piano d’une grande lisibilité de Beatrice Rana se permet des variations d’intensité entre les passages en tutti avec l’orchestre et les parties plus apaisées, faisant valoir un toucher d’une parfaite maîtrise. La pianiste italienne sait où elle va, autour d’une myriade de nuances, admirablement soutenues par un Mikko Franck méticuleux face aux variations de tempi. La fougue romantique est laissée de côté, afin de privilégier des phrasés d’une sensibilité sans mièvrerie, d’une grâce et d’une légèreté diaphane dans l’Andantino (le plus réussi des trois mouvements). La pianiste s’efface alors pour laisser le premier rôle aux superbes vents du Philharmonique, notamment l’entrée de la flûte aérienne au début. Le piano félin de l’Italienne effleure à peine les touches en des phrasés rapidissimo, d’une étonnante vivacité. La transition avec l’Allegro conclusif surprend plus encore avec des cordes volontairement appuyées en contraste, tandis que le lyrisme tchaïkovskien parcourt tout l’orchestre en une virtuosité jamais prise en défaut. En bis, Beatrice Rana reste sur les mêmes cimes, en empruntant des tempi toujours aussi vifs pour révéler une Étude pour les huit doigts de Debussy, puis en détaillant davantage les méandres envoûtants de la Romance sans paroles n° 4 op. 85 de Mendelssohn.

Après l’entracte, l’atmosphère s’assombrit irrémédiablement dès les premières mesures de la Dixième symphonie (1953) de Chostakovitch, entonnées par les cordes seules. L’ambiance dépouillée trouve un point d’orgue impressionnant dans le premier tutti, avant que le champ de ruines ne retrouve sa place initiale. L’alternance de passages immobiles et mornes avec des fracas guerriers d’une haute intensité fait le lien entre les Septième et Huitième symphonies, composées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Désormais débarrassé de Staline, Chostakovitch peut retrouver son style volontiers mélancolique, loin des ouvrages de commande plus convenus, qui lui ont valu de retrouver les faveurs du régime totalitaire, notamment l’oratorio Le Chant des forêts (1949). La direction admirable de précision de Mikko Franck joue quant à elle la carte d’une expressivité sans ostentation, mettant en avant les couleurs individuelles, notamment dans la fin superbe du mouvement, d’une douceur énigmatique aux piccolos.

L’allant rythmique virtuose du bref Allegro donne ensuite envie de bondir de son siège pour embrasser l’énergie libératrice des tensions précédentes. Pour autant, Mikko Franck parvient à faire ressortir quelques détails sans nuire à l’élan narratif, avant une conclusion volontairement abrupte. Le délicieux Allegretto qui suit voit le chef finlandais à son meilleur, d’une finesse admirable dans l’élégance parfois orientalisante des variations d’atmosphère. Les interventions lunaires du premier cor solo donnent à ce mouvement, sans doute le plus original de la Symphonie, une modernité bienvenue dans ses répétitions intrigantes. Le Finale en deux parties imprime un climat d’attente et d’étrangeté dans sa longue introduction en forme d’Andante, au début redoutable au hautbois. Un thème plein d’entrain vient ensuite irriguer l’Allegro conclusif, un rien déstructuré dans la battue volontairement allégée de Mikko Franck, qui cherche à éviter toute effusion lyrique.

lundi 21 avril 2025

« Gypsy » de Jule Styne - Laurent Pelly - Philharmonie de Paris - 18/04/2025

Après Funny girl en 2019 au Théâtre Marigny, la musique de Jule Styne (1905-1994) fait son retour à Nancy, puis Paris, pour la création française de l’une des plus grandes réussites du genre, Gypsy (1959). On ne peut une fois encore que regretter l’absence d’un lieu permanent dédié au répertoire de la comédie musicale dans la capitale, comme ce fut le cas dans les années 2000 au Théâtre du Châtelet, sous la direction de Jean-Luc Choplin. Ce dernier assure aujourd’hui la programmation du Lido2, où plusieurs spectacles sont montés avec succès depuis deux ans (voir notamment A Funny Thing Happened on the Way to the Forum de Stephen Sondheim, en 2023).

Il faut donc se tourner vers la Philharmonie de Paris, dont la vocation n’est pourtant pas de monter des spectacles avec mise en scène, pour découvrir l’un des chefs d’oeuvre de Styne, au style jazzy étourdissant d’énergie rythmique, faisant valoir un sens du swing aussi cuivré que festif. Pour autant, le chef britannique Gareth Valentine sait faire ressortir une myriade de nuances dans les parties apaisées, afin de donner ses lettres de noblesse au genre, bien aidé en cela par un Orchestre de chambre de Paris en grande forme. On n’imaginait pas une telle affinité de cette formation avec cette musique enjouée et virevoltante. L’intense ovation finale réservées aux instrumentistes, présents sur scène pendant toute la soirée aux côtés des chanteurs, ne trompe pas sur la qualité décisive de l’accompagnement, à même de magnifier les qualités d’écriture de l’ouvrage. On se réjouit également de retrouver les dialogues finement ciselés de Stephen Sondheim (alors en début de carrière, après la réussite de West Side Story, en 1957) et légèrement écourtés par Agathe Mélinand. On passe aisément des dialogues en français aux numéros musicaux conservés en langue originale, avec des comédiens chanteurs aguerris à cette double exigence.

Le livret écrit par Arthur Laurents surprend tout aussi positivement, en proposant un récit très actuel, qui raconte la quête éperdue d’une mère pour rencontrer le succès artistique par procuration : n’hésitant pas à faire travailler ses deux filles dès leur plus jeune âge, dont Louise (future Gypsy), cette mère tyrannique et hystérique fascine par son énergie jusqu’au-boutiste, faisant d’elle le rôle central de l’ouvrage. Bâti sur les mémoires de l’artiste burlesque Gypsy, connue aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres pour ses talents de strip-teaseuse, cette comédie musicale constitue un biopic toujours passionnant à suivre dans ses moindres péripéties, des périodes initiales de galère aux scènes de cabaret savoureuses en deuxième partie, grâce à la musique délicieusement chaloupée de Styne.

Il fallait certainement une actrice hors norme pour endosser le rôle omniprésent de la mère abusive, ce que Natalie Dessay (Rose) relève haut la main : l’abattage scénique de la soprano reste un modèle du genre, qui compense quelques imperfections au niveau vocal, du fait d’une tessiture peu portée sur le grave. Les notes sont ainsi peu tenues, mais la Française assure l’essentiel, du fait de son formidable métier. On retrouve à ses côtés celle qui est également sa fille dans la vie, Neïma Naouri (Louise), qui fait valoir une jeunesse vocale rayonnante, aux phrasés admirables de raffinement. Medya Zana (June) n’est pas en reste dans la facilité et la souplesse des transitions, autour d’un joli brio scénique. On aime aussi le timbre profond de Daniel Njo Lobé (Herbie), même si l’interprétation est plus raide en comparaison. Rien de tel pour le superlatif trio des Hollywood Blonde, mené par une Barbara Peroneille, très en verve.

La mise en scène de Laurent Pelly, dont c’est là la première incursion dans la comédie musicale américaine, se joue des contraintes scéniques de la Philharmonie (pas de possibilité de décors) en mettant en avant les corps, des chorégraphies endiablées de Lionel Hoche aux éclairages baignés de pénombre de Marco Giusti. La carte de la finesse est toujours privilégiée, tout en donnant à l’alternance des saynètes une vitalité bienvenue, même si on aurait aimé une utilisation de la vidéo plus affirmée pour figurer les différents lieux. Quoi qu’il en soit, il faut aller voir ce spectacle merveilleux de bonne humeur, qui sera repris à Luxembourg, Caen ou Reims (dates non encore annoncées).

jeudi 10 avril 2025

« Les Contes de Perrault » de Félix Fourdrain - Valérie Lesort - Théâtre de l'Athénée à Paris - 08/04/2025

On ne saurait trop conseiller de se précipiter pour réserver ce spectacle en tout point réussi, donné en ce moment au Théâtre de l’Athénée, puis en tournée dans toute la France : plusieurs dates complémentaires seront bientôt annoncées sur le site des Frivolités parisiennes, afin de permettre au plus grand nombre de se replonger avec bonheur dans les contes bien connus de notre enfance.

La partition originale en quatre actes appartient au genre à grand spectacle de la féerie lyrique, dont les dimensions étendues et l’invention narrative ne la destinaient en rien au jeune public. Créés en 1913, Les Contes de Perrault bénéficient alors de moyens considérables en termes de décors et de costumes, à l’instar d’Offenbach dans les années 1870, du Roi Carotte (voir la production lyonnaise reprise en 2019) au Voyage dans la Lune (voir à Marseille en 2021). Alors au sommet d’une prolifique carrière en des genres variés, Félix Fourdrain (1880‑1923) surprend en se tournant vers une musique légère et virevoltante, admirablement orchestrée. Si le langage ne cherche pas à innover, en évoquant le raffinement harmonique de Massenet ou l’esprit piquant de Messager, le plaisir est toujours au rendez‑vous, du fait d’une inspiration mélodique exquise dans chacune des courtes vignettes proposées. Le site de référence de la comédie musicale ECMF permet d’écouter un enregistrement historique de la RTF, réalisé en 1952.

On doit à l’infatigable curiosité de Christophe Mirambeau, conseiller musical et artistique des Frivolités parisiennes, la résurrection de cet ouvrage au livret cocasse, qui mélange près d’une dizaine de contes célèbres pour inventer un pont inattendu entre eux, à la manière de la comédie musicale américaine Into the Woods (1986) de Stephen Sondheim. Si le récit élaboré n’atteint pas le même degré de profondeur que celui de Sondheim, il touche au but par sa fantaisie lumineuse et ses dialogues finement ciselés. S’il n’est pas nécessaire de réviser les contes pour apprécier le spectacle, la relecture préalable s’avère utile pour comprendre toutes les allusions distillées au fur et à mesure.


La difficulté de ce répertoire consiste à réunir des interprètes rompus au double exercice de l’excellence théâtrale et vocale, ce qu’y est ici réussi au‑delà de toutes espérances. Parmi les rôles très sollicités au niveau vocal, Anaïs Merlin se distingue par sa fraîcheur et son engagement éloquent, faisant valoir un timbre superbe et une émission aérienne. A ses côtés, Enguerrand De Hys n’est pas en reste, en montrant une nouvelle fois toute sa classe interprétative dans la diction millimétrée et la souplesse des changements de registre. Ancienne élève de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, Julie Mathevet ravit elle‑aussi par le raffinement de ses phrasés, très en phase avec son rôle de fée. Plus tonitruant et sonore, Romain Dayez fait valoir sa fantaisie débridée en Olibrius, à l’instar de la toujours hilarante Lara Neumann, en belle‑mère revêche et délicieusement vulgaire. Tout ce petit monde est admirablement dirigé par Dylan Corlay, qui n’a pas son pareil pour se jouer des incessantes variations d’atmosphère, sans jamais forcer le trait.

La mise en scène très visuelle de Valérie Lesort ravira petits et grands, en ce qu’elle joue avec les images colorées et tout en perspective d’un album « pop‑up ». Autant l’imagination délirante des costumes que la direction d’acteur « mécanique » ravissent tout du long, en occasionnant plusieurs surprises et gags savoureux. On se plonge avec délice dans ce retour volontiers régressif à l’enfance, enveloppé des musiques non moins irrésistibles du méconnu Fourdrain, que l’on voudrait ne jamais vouloir finir d’entendre. Une chose est sûre : il faut faire confiance au flair de Christophe Mirambeau et de l’ensemble Les Frivolités parisiennes, toujours à l’affut de truculentes curiosités du répertoire lyrique !

lundi 7 avril 2025

« Romeo + Julia » d'après Serge Prokofiev - Marcos Morau - Opéra des Flandres à Anvers - 05/04/2025

Plus grande compagnie de danse de Belgique, le Ballet des Flandres poursuit sa collaboration avec les chorégraphes majeurs de son temps, de Sidi Larbi Cherkaoui (voir L'Oiseau de Feu en 2017) à Anne Teresa de Keersmaeker (voir Mozart/Concert Aria's en 2022), en passant par Akram Khan (voir Giselle en 2018). Place cette fois au trublion catalan Marcos Morau (né en 1982), qui peine à donner un contenu porteur de sens à son spectacle, mais émerveille par son imagination visuelle d’une modernité toujours fascinante dans l’imbrication improbable des corps entremêlés.

Formé à Barcelone où il dirige sa propre compagnie "La Veronal", Marcos Morau a multiplié les récompenses prestigieuses, du Prix national de la danse en Espagne au titre de «Chorégraphe de l’année» décerné par le magazine allemand Tanz, l’an passé. Invité à l’Opéra de Lyon en 2022, il a proposé une adaptation pour le moins controversée de l’un des chefs d’oeuvre du répertoire, La Belle au bois dormant de Tchaïkovski : en réduisant l’ouvrage de moitié, Morau s’était permis de supprimer l’histoire originale et d’y adjoindre de (trop) nombreux bruitages électroniques. Ces derniers sont encore présents ici, entre prédominance du synthétiseur et basses assourdissantes, mais sont heureusement plus limités. Ces interruptions répétitives et anxiogènes apparaissent bien inutiles et prévisibles sur la durée, sans parvenir à faire oublier les regrettables coupures opérées sur la musique originale. Le choix de ne pas raconter l’histoire de Roméo et Juliette est également contestable, tant Morau peine à proposer une alternative lisible, se contentant de multiplier les scènes d’humiliation et de violence, sans dramaturgie élaborée. C’est là le principal écueil du spectacle, une nouvelle fois. 

On a beau se reporter au programme pour tenter de trouver un sens, l’effort est vain. On n’y trouve qu’un glossaire accumulant les raccourcis en forme d’images d’Epinal, censé guider le spectateur dans le cauchemar proposé. Il faut donc lâcher prise de ce point de vue pour pleinement apprécier le spectacle, aux qualités plastiques bien réelles. Morau a ainsi l’idée de nous plonger dans un décor et des costumes en noir et blanc d’une beauté intemporelle, en renouvelant les cadrages au gré de l’évolution des courtes saynètes finement ciselées par Prokofiev. La pénombre envoûtante permet de distinguer les corps virevoltant en des gestes souvent saccadés, jouant sur les mouvements des bras et de la tête, à rebours d’une vision classique de la danse. Les costumes permettent de rompre avec les repères habituels entre les sexes (les hommes étant souvent affublés de robes), tandis que la coloration générale sombre ne cherche pas à distinguer les deux camps en présence, entre Capulet et Montaigu. L’ajout de deux personnages juvéniles reste énigmatique, au-delà d’une vision convenue de l’innocence prêtée à l’enfance, sans lien avec le destin de Roméo et Juliette. Outre plusieurs cris, les danseurs se prêtent souvent à des rires obsessionnels, là aussi incompréhensibles au niveau dramaturgique, et finalement agaçants. Les images de rituels ou de rites d’initiation autour d’un immense brasier sont plus réussies, à l’instar des mouvements autour du podium et du plateau tournant, mêlées à une utilisation astucieuse des costumes (notamment les grandes robes rigides cachant les pieds).

On ressort de ce spectacle avec la sensation d’avoir assisté à une proposition d’une modernité frappante au niveau visuel, mais qui s’en tient là, sans s’intéresser au fond. Puisse Morau enfin s’intéresser au sens, au-delà de quelques vignettes aussi superbes que superficielles, bien éloignées des grands mythes auxquels il ose se confronter. Reste l’exécution proprement dite au niveau chorégraphique, en tout point remarquable de cohésion, et d’autant plus impressionnante qu’elle demande un engagement physique de chaque instant, où le groupe ne semble parfois plus faire qu’un. L’autre motif de satisfaction vient de la direction musicale du chef britannique Gavin Sutherland (né en 1972), très attentif à la narration, qui porte le drame de toute sa classe interprétative.