Fidèle à sa mission de promouvoir de jeunes interprètes dans le cadre
d’une coproduction itinérante à travers toute la France, Génération
Opéra (anciennement Centre français de promotion lyrique) s’est illustré
ces dernières années dans la résurrection réussie du Voyage dans la lune d’Offenbach (voir à Marseille en 2021).
C’est donc peu dire que le nouveau cru est attendu avec impatience,
surtout quand Génération Opéra a fait le choix de proposer une comédie
musicale en création française, en s’intéressant au tout premier
chef‑d’œuvre lyrique de Stephen Sondheim, Company (1970). Agé de 40 ans, celui qui était alors principalement reconnu pour ses talents de parolier (grâce au succès de West Side Story en 1957) devient l’un des piliers du genre : chaque nouveau spectacle est ainsi un événement, à l’instar du tourbillonnant Follies, composé en 1971 et que l’on retrouvera avec grand plaisir l’an prochain, à Strasbourg.
En attendant, il faut courir applaudir la production très réussie de Company
dans l’un des nombreux théâtres accueillant la tournée, qui s’achèvera
en 2027. Cette réussite tient avant tout de son livret aux effluves
psychanalytiques, l’un des plus originaux qu’il nous ait été d’apprécier
en ce domaine, avec Lady in the Dark de Kurt Weill (voir en 2022 à Breda) et Into the Woods du même Sondheim (voir l’an passé à Bâle).
La grande force de Sondheim est de toujours rester accessible et enjoué,
malgré son sujet aux interrogations existentielles, celui des choix
individuels à faire face à la pression sociale omniprésente, ici exercée
sur un célibataire cerné par les injonctions au mariage et les
attentions castratrices de ses « amis ». L’énergie débridée et l’ironie
féroce qui irriguent la partition sont un régal de chaque instant, pour
qui veut bien comprendre les nombreuses allusions et le second degré,
sources de fréquents fous rires dans le public. La critique plus amère
de la mégalopole de New York, en broyeuse des états d’âme et des rêves
des protagonistes, trouve un écho toujours actuel.
La mise en scène de James Bonas plonge d’emblée les personnages dans la
pénombre des hésitations du personnage principal, revisitant chaque
saynète d’une coloration fantaisiste et savoureuse. On aime ainsi la
figuration initiale de l’anniversaire surprise avec en fond de scène des
barreaux qui font penser à une prison : à l’instar des diminutifs
infantilisants attribués à Robert, cette scénographie insiste sur
l’étroitesse des perspectives du célibataire, face à une société avide
de conformisme. Avec quelques accessoires judicieusement agencés,
toujours rehaussée de l’utilisation opportune de la vidéo, ce spectacle
efficace avance sans temps morts, toujours fidèle à chaque péripétie.
En dehors de l’orchestration originale de Jonathan Tunick, qui fait la
part belle à des instruments inattendus, tels que la batterie et le
synthétiseur, l’un des grands plaisirs de la soirée vient de
l’alternance étourdissante des musiques virevoltantes et solaires de
Sondheim : son inspiration navigue entre swing, accents jazzy et
coloration minimaliste dans les passages enlevés, sans parler des
parties plus intimistes où l’on croirait entendre le lyrisme éperdu
d’une Barbra Streisand à la même époque, soutenue par violons et bois
voluptueux. Ces dernières parties sont principalement dévolues aux
interrogations existentielles du célibataire Bobby, ici interprété par
un Gaétan Borg (né en 1979) criant de vérité dans ce rôle. Si son
physique avantageux comme son timbre suave le rendent très crédible, on
aime aussi ses qualités théâtrales toujours très investies : un atout
décisif pour un rôle décisif pendant tout le spectacle. On lui souhaite
toutefois de fendre plus encore l’armure au niveau vocal pour nous
emporter davantage dans le lyrisme attendu, notamment dans le
rayonnement et la longueur de souffle.
C’est précisément en ces deux derniers domaines que Neïma Naouri émerveille en Marta, quelques semaines après sa prestation non moins réussie à Paris dans Gypsy,
aux côtés de sa mère Natalie Dessay. On aime aussi la prestation
étourdissante de Marion Preïté (Sarah), en femme amoureuse prête à
renoncer à son mariage le jour de la cérémonie : son débit virtuose en
mitraillette, aux allures rossiniennes, provoque admiration et hilarité.
Que dire aussi de la toujours aussi admirable Jasmine Roy (Joanne), qui
illumine la fin de la soirée dans l’un des morceaux les plus célèbres
de la partition, celui du récit d’une femme d’âge mûr de la haute
société qui voit son pouvoir de séduction vaciller avec les années ?
Mordante et engagée, Jasmine Roy convoque toute sa science du jeu pour
faire de cette scène un moment mémorable. Tous les autres rôles sont à
la hauteur de l’événement, en relevant le défi d’une interprétation des
(nombreux) dialogues en français, en alternance avec les passages
chantés : autant la prononciation parfaite que la précision rythmique
ravissent. L’ensemble de la troupe est soutenue par la direction
pétillante du grand spécialiste de ce répertoire qu’est Larry Blank
(73 ans), qui rivalise de bonne humeur jusque dans la reprise finale de
l’entêtant « Side by side », entonné par tout le plateau, sous les
applaudissements ravis du public. On en redemande !


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