Parmi les artistes prématurément fauchés par la Première Guerre
mondiale, Rudi Stephan (1887‑1915) fait figure de perte incommensurable,
tant son talent paraît patent en de nombreux domaines, de la musique de
chambre à l’orchestre. L’intégrale symphonique enregistrée par Oleg Caetani (Chandos, 2006) permet de se rendre compte du niveau d’excellence déjà atteint par ce jeune compositeur, formé à Francfort et Munich.
Créée en 2023 et reprise cette année, la production de l’unique opéra de
Rudi Stephan fait une entrée remarquée au répertoire de l’Opéra de
Francfort. Après avoir été présenté à Paris en version de concert sous
la direction de Mikko Franck en 200 , puis dans une mise en scène de Calixto Bieito à Amsterdam en début d'année, cet ouvrage a tout d’un chef‑d’œuvre oublié de l’expressionnisme allemand, proche des fracas bouleversants de l’Elektra de Strauss. Tout amoureux de l’orchestre doit faire la connaissance de ces Premiers Humains
(1914), tant le flot musical rageur constitue un personnage à part
entière. Le chef japonais Takeshi Moriuchi se saisit de cette musique
brûlante et intense, comme le feu sous la glace au début, pour nous
emporter dans un paroxysme d’émotions dont on ressort sonné à la fin de
la représentation.
Il faut dire que la transposition imaginée par Tobias Kratzer trouve le
ton juste pour nous transporter dans un bunker de survivalistes,
réchappés d’une catastrophe fatale pour l’humanité. Exit les
références bibliques et l’Eden fantasmé : de Paris à Francfort, sur fond
d’inceste, la fin du monde est pour bientôt, du moins si l’on en croit
l’autre production phare du moment, La Walkyrie (voir ici).
Dans la Hesse, les frustrations sexuelles se mêlent aux hésitations
spirituelles en un huis‑clos saisissant de vérité, où chaque parole
sonne comme une possible déflagration. L’opposition entre l’univers figé
du bunker et la promesse d’un monde en reconstruction à l’extérieur
bénéficie d’une direction d’acteur toujours passionnante, à même de
donner davantage de consistance au statisme du livret. Si Kratzer
n’évite pas quelques excès de voyeurisme cru, il donne une note d’espoir
inattendue en fin d’ouvrage, que l’on ne dévoilera pas.
Il faut courir découvrir ce spectacle très réussi à Francfort, tout en espérant pouvoir l’entendre sur le territoire français, afin d’explorer plus avant les multiples interprétations de son sulfureux livret.


Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire