samedi 29 novembre 2025

« Die ersten Menschen » de Rudi Stephan - Tobias Kratzer - Opéra de Francfort - 28/11/2025

Parmi les artistes prématurément fauchés par la Première Guerre mondiale, Rudi Stephan (1887‑1915) fait figure de perte incommensurable, tant son talent paraît patent en de nombreux domaines, de la musique de chambre à l’orchestre. L’intégrale symphonique enregistrée par Oleg Caetani (Chandos, 2006) permet de se rendre compte du niveau d’excellence déjà atteint par ce jeune compositeur, formé à Francfort et Munich.

Créée en 2023 et reprise cette année, la production de l’unique opéra de Rudi Stephan fait une entrée remarquée au répertoire de l’Opéra de Francfort. Après avoir été présenté à Paris en version de concert sous la direction de Mikko Franck en 200 , puis dans une mise en scène de Calixto Bieito à Amsterdam en début d'année, cet ouvrage a tout d’un chef‑d’œuvre oublié de l’expressionnisme allemand, proche des fracas bouleversants de l’Elektra de Strauss. Tout amoureux de l’orchestre doit faire la connaissance de ces Premiers Humains (1914), tant le flot musical rageur constitue un personnage à part entière. Le chef japonais Takeshi Moriuchi se saisit de cette musique brûlante et intense, comme le feu sous la glace au début, pour nous emporter dans un paroxysme d’émotions dont on ressort sonné à la fin de la représentation.


Il faut dire que la transposition imaginée par Tobias Kratzer trouve le ton juste pour nous transporter dans un bunker de survivalistes, réchappés d’une catastrophe fatale pour l’humanité. Exit les références bibliques et l’Eden fantasmé : de Paris à Francfort, sur fond d’inceste, la fin du monde est pour bientôt, du moins si l’on en croit l’autre production phare du moment, La Walkyrie (voir ici). Dans la Hesse, les frustrations sexuelles se mêlent aux hésitations spirituelles en un huis‑clos saisissant de vérité, où chaque parole sonne comme une possible déflagration. L’opposition entre l’univers figé du bunker et la promesse d’un monde en reconstruction à l’extérieur bénéficie d’une direction d’acteur toujours passionnante, à même de donner davantage de consistance au statisme du livret. Si Kratzer n’évite pas quelques excès de voyeurisme cru, il donne une note d’espoir inattendue en fin d’ouvrage, que l’on ne dévoilera pas.

Le succès du spectacle repose tout autant sur ses interprètes, particulièrement engagés sur le plan interprétatif. Ainsi de Iain MacNeil (Kajin), qui brûle d’emblée les planches à force d’intentions vénéneuses, avant d’émouvoir plus encore en seconde partie par son ambivalence vis‑à‑vis de son frère, qui lui ressemble plus qu’il ne veut bien l’admettre. A ses côtés, Ian Koziara (Chabel) manque parfois d’agilité dans l’aigu pour jouer l’innocence, mais se montre plus convaincant au II dans l’ivresse des sentiments partagés avec sa mère. Ambur Braid (Chawa) souffle quant à elle le chaud et le froid, du fait d’un médium aux duretés audibles, mais donne beaucoup de plaisir lorsqu’elle est en pleine voix, maîtrisant son instrument puissant. Annoncé souffrant, Andreas Bauer Kanabas (Adahm) interprète le rôle d’Adahm sur scène, en laissant la partie vocale à Simon Bailey : le Britannique trouve là un nouveau rôle à sa mesure après avoir fait office de remplaçant de luxe pour Sita à Sarrebruck, l’an passé. Son art des phrasés s’épanouit dans les interrogations existentielles de son personnage, fasciné par la seule nécessité concrète du travail, en opposition aux incarnations du désir, qu’il soit charnel ou spirituel.

Il faut courir découvrir ce spectacle très réussi à Francfort, tout en espérant pouvoir l’entendre sur le territoire français, afin d’explorer plus avant les multiples interprétations de son sulfureux livret.

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