Créée en 2016, puis reprise en 2018, la production imaginée par le trublion catalan Alex Ollé (compagnie La Fura dels Bauls), revient à Paris en faisant salle comble, ce qui montre l’attrait toujours aussi vif pour l’un des plus grands succès populaire de Verdi, jamais démenti depuis sa création en 1853.
Redoutablement efficace, la musique de Verdi semble se mouler en une sorte d’évidence fluide, faisant la part belle à la mélodie, d’une inspiration soutenue tout du long. Plus faible, le livret abuse des références à des scènes passées, racontées peu à peu par les protagonistes, tout en offrant des rebondissements au romantisme certes spectaculaires, mais peu cohérents. La mise en scène très visuelle d’Alex Ollé ne s’embarrasse pas de donner davantage de consistance au livret, en reléguant au loin les péripéties individuelles, contrairement à d’autres mises en scène plus poussées sur ce point (voir notamment la lecture théâtrale de Dmitri Tcherniakov, imaginée en 2012 à Bruxelles).
C’est davantage la grande histoire qui intéresse Ollé, qui nous saisit d’emblée par sa transposition inattendue au temps de la Première guerre mondiale, où plusieurs soldats apparaissent dans les tranchées avec leur masque à gaz. Cette atmosphère anxiogène fait symboliquement roder la mort par tous les interstices, en un labyrinthe des passions humaines exacerbées. Avec ses 24 monolithiques soulevés alternativement pour figurer les nouvelles scènes, l’élaboration de la scénographie se fait à vue, en une sorte de ballet aussi élégant que splendide dans son abstraction géométrique – le tout admirablement magnifié par la variété des éclairages. Ce travail inhabituellement sage de la part du Catalan trouve quelques idées percutantes, mais sans doute trop rares, tel que l’arrêt subi de l’ensemble du choeur et des protagonistes du drame à la fin du II, lorsque Leonora semble se parler à elle-même, en un moment irréel et fascinant.
Le plateau vocal réuni se montre de tout premier plan, même si sa diversité stylistique peut interroger : on croit peu en effet à la force de caractère bien pâlote d’Anna Pirozzi pour résister au ténébreux Comte de Luna d’Etienne Dupuis. Superbe de noirceur, le baryton québecquois imprime une intensité à chacune de ses apparitions, du fait de son attention au sens, portée par une couleur vocale rayonnante, dont on pourra seulement regretter une intonation un rien nasale par endroit (dans les parties apaisées et quelques débuts de phrasés). A ses côtés, Anna Pirozzi compense son peu d’investissement dramatique par ses moyens techniques considérables, entre largeur de l’émission en pleine voix et puissance impressionnante de facilité. Elle montre toutefois quelques limites dans les accélérations, en manquant d’agilité, ce qui explique peut-être cette sensation de chant trop prudent, pénible sur la durée. Avec cette chanteuse, les amateurs de beau chant sont à la fête, quand ceux qui préfèrent le théâtre sont condamnés à ronger leur frein. Le Manrico de Yusif Eyvazov apparait tout aussi problématique, du fait d’une projection bien pâle en première partie de soirée, surtout pénalisante dans les ensembles. On note aussi une propension à recourir à un vibrato trop prononcé dans le suraigu. Le troisième acte le montre toutefois à son avantage, lorsque les graves sont plus sollicités, ce qui lui permet de faire valoir un style jamais pris en défaut.
On lui préfère toutefois grandement le chant radieux et mordoré de Judit Kutasi,
qui fait là des débuts réussis à l’Opéra de Paris, à force de rondeur
d’émission, de résonance lumineuse, d’intentions dramatiques, sans
effets appuyés. C’est là du grand art dans ce rôle, digne des plus
grandes. On aime aussi la prestation solide de Roberto Tagliavini
en Ferrando, bien épaulé par un choeur de l’Opéra de Paris, qui montre
là sa parfaite connaissance de la partition. On note enfin la direction
tout en dentelle de Carlo Rizzi, qui allège la pâte
orchestrale globale pour faire ressortir plusieurs détails
d’orchestration, ce qui met également en avant les interprètes. Cette
vision chambriste, un rien trop évanescente par endroits, se montre
d’une belle tenue tout du long, à même d’épouser les couleurs du drame
sans effets de manche.
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