mercredi 11 mai 2022

« Elektra » de Richard Strauss - Robert Carsen - Opéra Bastille à Paris - 10/05/2022

Après avoir interprété le rôle de Chrysothémis pendant quelques années (notamment à Washington en 2008), Christine Goerke s’illustre désormais dans le rôle-titre d’Elektra (1909), qu’elle a chanté sur toutes les scènes américaines avec un grand succès. En Europe, où elle se fait plus rare, seuls quelques chanceux ont eu la possibilité de l’entendre sur scène, notamment à Bayreuth ou lors d’une récente tournée avec Andris Nelsons. Disons-le tout net, la réputation de la chanteuse américaine n’est en rien usurpée, tant elle embrasse avec aisance le vaste vaisseau de Bastille, de sa voix ample, donnant à ses graves charnus, une résonance aussi gourmande que pénétrante. Le splendide timbre cuivré résonne de mille couleurs, avec une tenue de note parfaitement maitrisée : mais c’est peut-être aussi la limite de cette chanteuse, qui peine à se dépasser au niveau interprétatif au-delà de cet hédonisme sonore, adoptant une réserve aristocratique souveraine, bien éloignée de la fureur entendue ailleurs (voir notamment à Toulouse l’an passé).

Telle conception dramatique ne l’empêche pas de recueillir un triomphe en fin de représentation, même si elle se situe à mille lieux de celle d’une Angela Denoke (remplaçante de Waltraud Meier, initialement prévue) : on avait oublié à quel point la chanteuse allemande sait peser chaque mot pour lui donner un sens, d’un naturel éloquent, porté par une ligne souple et aérienne, proche de l’idéal. Il lui manque certes la puissance attendue en certaines parties, mais sa prestation est assurément l’un des grands moments de la soirée. On retrouve à ses côtés une autre remplaçante de luxe en la personne de Camilla Nylund, appelée en dernière minute pour palier la défection d’Elza van den Heever (dont la présence pour les représentations suivantes est encore annoncée). Malgré un volume limité, la Finlandaise impressionne toujours autant par sa justesse d’intention, dans des phrasés millimétrés de raffinement, donnant à son rôle de Chrysothémis le mélange de fragilité et de couardise requis. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, au premier rang desquels le superlatif Egisthe de Gerhard Siegel, très en voix, de même que l’émouvant Oreste de Tómas Tomasson.

Parmi les autres sensations de la soirée, le public fait une ovation au retour dans la fosse parisienne du grand chef américain (d’origine russe) Semyon Bychkov, qui épouse la conception hédoniste de Christine Goerke pour donner à ses phrasés amples un lyrisme évocateur, porté par les premiers violons : la clarté et la transparence obtenue mettent en valeur des sonorités splendides, qui peuvent surprendre les tenants d’une vision plus sombre du drame.

Sur scène, on retrouve la mise en scène de Robert Carsen, créé ici-même voilà neuf ans. A l’instar de son Iphigénie en Tauride de Gluck (voir récemment à Rouen), le Canadien plonge le spectateur dans une scénographie aussi sobre que sombre, qui ausculte les méandres labyrinthiques de la psyché féminine. Toutes les femmes sont ainsi grimées de la même manière, se mouvant de concert avec Elektra pour influencer les événements, en une sorte de transe maléfique, admirablement chorégraphiée tout du long (et ce malgré quelques longueurs dans la répétition de ce parti-pris). Seules Chrysothémis et surtout Clytemnestre échappent à cette uniformisation, même si on peut voir en toutes ces femmes les multiples voix contradictoires d’une seule : la crainte d’une sexualité débridée chez Clytemnestre, la culpabilité dans le divertissement pour Chrysothémis, et surtout l’incapacité à agir d’Elektra, qui ne cesse d’enjoindre ses proches à tuer sa mère à sa place.


On aime aussi l’idée de Carsen de relier les deux héroïnes meurtrières de Strauss, lorsque Elektra vient chercher du réconfort sur le cadavre de son père, faisant écho à la folie de Salomé. Mais l’idée force est plus encore de transformer Elektra en une sorcière proche de Médée, en lien avec les mots de sa mère (« quels sont les rites ? »), rôdant autour de la tombe de son père, transformée ensuite en réceptacle de toutes les péripéties – comme si l’héroïne y engloutissait toutes les réalités qu’elle se refuse à voir. Une mise en scène décisive dans les moments-clés de l’ouvrage, mais un rien redondante par ailleurs.

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