Le mélomane curieux en visite à Madrid, s’il a bien en tête un détour par l’incontournable Teatro Real (comme le prouve en ce moment encore l’audacieuse programmation du Nez
de Chostakovitch), serait bien en peine de délaisser l’une des
institutions les plus originales du pays, dédiée au seul répertoire en
langue espagnole : le Teatro de la Zarzuela. L’expression « zarzuela »
tire son origine de la villégiature royale du Palacio de la Zarzuela
(littéralement « Palais des Ronces » ), où les fêtes musicales étaient
organisées au XVIIe siècle, en tant que spectacles de cour.
Si le genre proprement dit se rapproche de l’opéra-comique français par
son mélange de chant et de théâtre parlé, il préfère parfois les
récitatifs, comme c’est le cas pour la présente production. A
l’étranger, le répertoire du XIXe siècle reste le plus connu (voir notamment La Generala d’Amadeo Vives en 2008
au Théâtre du Châtelet), même si la zarzuela dite « baroque », qui
embrasse toute la période qui précède, retrouve peu à peu les faveurs de
la scène, y compris en France, comme l’a montré en 2019 la vaste
tournée de Coronis (1705) de Sebastián Durón.
A Madrid, les occasions d’entendre cette musique méconnue sont
évidemment plus nombreuses, tant la défense de ce répertoire fait partie
des missions du Teatro de la Zarzuela. Parmi la myriade de compositeurs
à découvrir, le nom de José de Nebra (1702‑1768) s’est imposé ces
dernières années après plusieurs résurrections de ces ouvrages, donnés
ici même : Amor aumenta el valor (1728), Viento (1743) et Iphigénie en Tracia (1747). C’est cette fois Le Viol de Lucrèce (1744) qui met en avant la musique frémissante de Nebra, proche des opere serie
napolitains de la même période par son intensité rythmique, mais sans
la rigidité de forme : l’orchestration est d’emblée plus colorée, avec
de nombreuses percussions (dont les castagnettes), de même que la
présence de quelques ensembles et duos, apportant ainsi une variété plus
séduisante sur la durée. On note aussi une volonté de bien différencier
les caractères des quatre rôles chantés, évoquant alternativement la
grandeur d’âme de Lucrèce, la fureur de Tulia, la raideur de Colatino ou
l’esprit populaire de Laureta : de quoi limiter, aussi, l’écueil d’un
ornement dévolu aux seules voix féminines, comme un symbole d’une
castration vocale imposée au violeur Sexto.
Pour donner davantage de vitalité théâtrale, la production imaginée par
Rafael R. Villalobos a fait le choix d’ajouter un rôle uniquement parlé,
qui interprète une sorte de double contemporain de Lucrèce : ce
personnage revit ainsi en temps réel le drame déjà vécu, en tentant d’en
modifier le cours ou d’en expliciter les enjeux au public. Confiée à
l’écrivaine Rosa Montero, cette mise en miroir s’avère intéressante pour
bien présenter les personnages au début, mais prend trop de place sur
la durée : l’affirmation répétitive et appuyée, pour ne pas dire
rageuse, dessert finalement le propos féministe, oubliant par trop de
démêler les fondements sociaux de la situation de Lucrèce, qui relève
davantage des rapports entre dominants et dominés, que de son genre
proprement dit. Faut‑il rappeler que, plus bas encore dans l’échelle
sociale de son temps, se trouve l’esclave, sans aucun droit (et quel que
soit son sexe) ?
Quoi qu’il en soit, cet ajout a au moins pour mérite de muscler une
action trop statique, à même de faire oublier la mise en scène épurée de
Rafael R. Villalobos, qui manque d’idées fortes. La scénographie
élégante donne à voir un appartement en travaux, duquel ressort une
antichambre en arrière‑scène, dont la fonction sinistre prend toute sa
signification lors des moments clefs : c’est bien là la garçonnière du
prédateur sexuel, dont seul un fin voilage nous sépare de l’irréparable,
comme un voyeur impuissant. Les chanteurs, souvent laissés à eux‑mêmes,
font ce qu’ils peuvent pour donner une incarnation à leur rôle, mais
c’est peu dire que l’on s’ennuie ferme au niveau visuel.
Le plateau vocal réuni se montre de bonne tenue, même si la virtuosité
attendue n’est pas toujours au rendez‑vous, occasionnant quelques
faussetés dans les passages difficiles dans le suraigu. Malgré une
émission un peu raide et un vibrato prononcé, María Hinojosa (Lucrecia)
assure l’essentiel, mais c’est davantage l’émission charnue et
admirablement projetée de Marina Monzó (Tulia) qui soulève un
enthousiasme mérité du public en fin de représentation. Si la petite
voix de Judit Subirana (Laureta) manque de caractère, malgré une
souplesse bienvenue, on n’est pas plus convaincu par Carol García
(Colatino), faute d’une présence plus pénétrante dans sa composition,
qui doit faire sentir le mélange d’autorité et de faiblesse propre à son
rôle.
Le jeune chef Alberto Miguélez Rouco, plus connu en France pour ses talents de contre‑ténor (voir l’an passé à Nantes dans Partenope), s’est fait un défenseur reconnu du legs de José de Nebra, au concert (voir celui consacré en novembre dernier à Vendado es Amor, no es ciego) comme au disque (Donde hay violencia, no hay culpa pour Glossa).
Ses attaques sèches et son attention à faire ressortir la moindre
couleur sont un plaisir constant, d’autant que l’articulation entre les
pupitres est parfaitement différenciée. Il est toutefois dommage que
l’Ensemble Los Elementos, sur instruments d’époque, montre parfois
quelques limites, notamment dans la justesse très relative des cors.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire