Après la réussite de la version de concert de Robert le Diable voilà deux ans, on ne boudera pas notre plaisir de retrouver à Bordeaux un autre grand opéra à la française, avec La Favorite
(1840). Les spectateurs bénéficient cette fois du faste d’une
production scénique, comme le requiert le genre, qui entremêle grande
histoire et tourments individuels : le trio amoureux particulièrement
vénéneux ici réuni tente ainsi de jongler avec l’honneur et les
conventions, sur fond de conflit guerrier contre les Maures. Malgré le
statisme de l’action, la multiplicité des atmosphères donne à entendre
une partition d’une variété d’inspiration quasi inépuisable de la part
d’un Donizetti alors au sommet de ses moyens, alternant scènes
d’intériorité spirituelle ou d’ivresse amoureuse, ensembles
spectaculaires entre tous les protagonistes, sans parler de la présence
pénétrante du chœur, sollicité tout du long. Attendu au tournant par la
critique, Donizetti donne là l’une de ses plus éclatantes réussites, en
profitant de la double influence des maîtres du genre, Meyerbeer et
Halévy : de quoi expliquer la longévité de l’un des plus grands succès
du XIXe siècle à l’Opéra de Paris (où l’ouvrage est donné
chaque année jusqu’en 1893) ou à l’international (grâce à la version
italienne).
Présentée au Festival Donizetti de Bergame l'an passé,
la production imaginée par Valentina Carrasco joue d’abord la carte de
la séduction visuelle en superposant plusieurs éléments de décor,
magnifiés par l’élégance des éclairages, entre pénombre et contre‑jour
énigmatiques. Peu à peu, l’ancienne assistante d’Alex Ollé (La Fura dels
Baus) alterne rideaux noirs transparents et grandes grilles pour
suggérer combien les protagonistes sont prisonniers de leur condition
sociale, du religieux à la courtisane, en passant par le Roi lui-même.
Mais Carrasco surprend plus encore en choisissant d’animer le (long)
ballet de l’acte II d’une déambulation d’une dizaine de femmes âgées,
qui figurent les anciennes favorites délaissées par le souverain. Si le
message féministe est séduisant, il peine toutefois à se renouveler sur
la durée des vingt minutes du ballet, du fait d’un recours trop
simpliste à la pantomime, au détriment de la danse. Pour le reste, la
mise en scène reste heureusement pertinente, à la fois pour sa direction
d’acteur soutenue que sa constante fidélité au récit ou aux moindres
inflexions musicales.
Après le triomphe remporté ici même par Pene Pati voilà trois ans dans Roméo et Juliette,
le public bordelais est venu en nombre pour fêter le ténor samoan : on
ne peut que rendre les armes devant l’éclat de son timbre en pleine
voix, confondant de naturel et d’une radieuse beauté. Les progrès dans
la diction française sont aussi audibles depuis sa récente prestation à
Monte‑Carlo dans La Damnation de Faust, particulièrement dans les passages en mezzo voce,
où l’émission est plus ouverte. A ses côtés, Annalisa Stroppa donne à
sa Leonora les accents déchirés d’une interprète soucieuse du moindre
détail au niveau interprétatif, bien aidée par sa grande maitrise
technique sur toute la tessiture. On aime aussi le chant ardent de
Florian Sempey (Alphonse XI), qui montre sa maîtrise du rôle
par un investissement dramatique d’une sincère éloquence et d’une
puissance d’émission étourdissante par endroit. Plus en retrait du fait
d’un timbre en lambeaux dans l’aigu, Vincent Le Texier (Balthazar) se
rattrape quelque peu par son art de la diction, d’une noblesse digne et
sereine, tandis que le chœur déçoit lui aussi par son manque de cohésion
dans les attaques, ce qui est particulièrement audible s’agissant d’un
ouvrage chanté en français.
Placé sous la direction aussi attentive qu’aérienne de Paolo Olmi,
l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine donne beaucoup de plaisir à
force de couleurs et de raffinement, donnant à ce Donizetti les atours
d’un mélodrame finement contrasté. De quoi parfaire la réussite de cette
production qui démontre toute l’étendue de la richesse de sonorités
offerte par le grand opéra à la française.
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