lundi 29 septembre 2025

« Company » de Stephen Sondheim - James Bonas - Opéra de Bordeaux - 27/09/2025

 

Fidèle à sa mission de promouvoir de jeunes interprètes dans le cadre d’une coproduction itinérante à travers toute la France, Génération Opéra (anciennement Centre français de promotion lyrique) s’est illustré ces dernières années dans la résurrection réussie du Voyage dans la lune d’Offenbach (voir à Marseille en 2021). C’est donc peu dire que le nouveau cru est attendu avec impatience, surtout quand Génération Opéra a fait le choix de proposer une comédie musicale en création française, en s’intéressant au tout premier chef‑d’œuvre lyrique de Stephen Sondheim, Company (1970). Agé de 40 ans, celui qui était alors principalement reconnu pour ses talents de parolier (grâce au succès de West Side Story en 1957) devient l’un des piliers du genre : chaque nouveau spectacle est ainsi un événement, à l’instar du tourbillonnant Follies, composé en 1971 et que l’on retrouvera avec grand plaisir l’an prochain, à Strasbourg.

En attendant, il faut courir applaudir la production très réussie de Company dans l’un des nombreux théâtres accueillant la tournée, qui s’achèvera en 2027. Cette réussite tient avant tout de son livret aux effluves psychanalytiques, l’un des plus originaux qu’il nous ait été d’apprécier en ce domaine, avec Lady in the Dark de Kurt Weill (voir en 2022 à Breda) et Into the Woods du même Sondheim (voir l’an passé à Bâle).

La grande force de Sondheim est de toujours rester accessible et enjoué, malgré son sujet aux interrogations existentielles, celui des choix individuels à faire face à la pression sociale omniprésente, ici exercée sur un célibataire cerné par les injonctions au mariage et les attentions castratrices de ses « amis ». L’énergie débridée et l’ironie féroce qui irriguent la partition sont un régal de chaque instant, pour qui veut bien comprendre les nombreuses allusions et le second degré, sources de fréquents fous rires dans le public. La critique plus amère de la mégalopole de New York, en broyeuse des états d’âme et des rêves des protagonistes, trouve un écho toujours actuel.

La mise en scène de James Bonas plonge d’emblée les personnages dans la pénombre des hésitations du personnage principal, revisitant chaque saynète d’une coloration fantaisiste et savoureuse. On aime ainsi la figuration initiale de l’anniversaire surprise avec en fond de scène des barreaux qui font penser à une prison : à l’instar des diminutifs infantilisants attribués à Robert, cette scénographie insiste sur l’étroitesse des perspectives du célibataire, face à une société avide de conformisme. Avec quelques accessoires judicieusement agencés, toujours rehaussée de l’utilisation opportune de la vidéo, ce spectacle efficace avance sans temps morts, toujours fidèle à chaque péripétie.

En dehors de l’orchestration originale de Jonathan Tunick, qui fait la part belle à des instruments inattendus, tels que la batterie et le synthétiseur, l’un des grands plaisirs de la soirée vient de l’alternance étourdissante des musiques virevoltantes et solaires de Sondheim : son inspiration navigue entre swing, accents jazzy et coloration minimaliste dans les passages enlevés, sans parler des parties plus intimistes où l’on croirait entendre le lyrisme éperdu d’une Barbra Streisand à la même époque, soutenue par violons et bois voluptueux. Ces dernières parties sont principalement dévolues aux interrogations existentielles du célibataire Bobby, ici interprété par un Gaétan Borg (né en 1979) criant de vérité dans ce rôle. Si son physique avantageux comme son timbre suave le rendent très crédible, on aime aussi ses qualités théâtrales toujours très investies : un atout décisif pour un rôle décisif pendant tout le spectacle. On lui souhaite toutefois de fendre plus encore l’armure au niveau vocal pour nous emporter davantage dans le lyrisme attendu, notamment dans le rayonnement et la longueur de souffle.

C’est précisément en ces deux derniers domaines que Neïma Naouri émerveille en Marta, quelques semaines après sa prestation non moins réussie à Paris dans Gypsy, aux côtés de sa mère Natalie Dessay. On aime aussi la prestation étourdissante de Marion Preïté (Sarah), en femme amoureuse prête à renoncer à son mariage le jour de la cérémonie : son débit virtuose en mitraillette, aux allures rossiniennes, provoque admiration et hilarité. Que dire aussi de la toujours aussi admirable Jasmine Roy (Joanne), qui illumine la fin de la soirée dans l’un des morceaux les plus célèbres de la partition, celui du récit d’une femme d’âge mûr de la haute société qui voit son pouvoir de séduction vaciller avec les années ? Mordante et engagée, Jasmine Roy convoque toute sa science du jeu pour faire de cette scène un moment mémorable. Tous les autres rôles sont à la hauteur de l’événement, en relevant le défi d’une interprétation des (nombreux) dialogues en français, en alternance avec les passages chantés : autant la prononciation parfaite que la précision rythmique ravissent. L’ensemble de la troupe est soutenue par la direction pétillante du grand spécialiste de ce répertoire qu’est Larry Blank (73 ans), qui rivalise de bonne humeur jusque dans la reprise finale de l’entêtant « Side by side », entonné par tout le plateau, sous les applaudissements ravis du public. On en redemande !

samedi 27 septembre 2025

Concert du Choeur de Radio France et de l'ensemble Les Apaches - Lionel Sow - Maison de la Radio - 25/09/2025

Comment le plus français des compositeurs suisses, Arthur Honegger (1892‑1955), a‑t‑il pu à ce point disparaître des programmes de la plupart de nos orchestres parisiens ? Ce membre le plus éminent du « Groupe des Six » avec Francis Poulenc a beau être né au Havre, avoir fait ses études et passé la plus grande partie de sa vie en France, force est de constater son éclipse durable, aux côtés d’autres figures tout aussi emblématiques de son temps, comme Roussel et Martinů. Alors on ne boude pas son plaisir de retrouver l’ouvrage qui l’a fait connaître internationalement du jour au lendemain, que le Chœur de Radio France n’avait plus chanté depuis 2009 lors d’un concert à la Salle Pleyel.

A l’instar de ces deux occasions, le chef de chœur fait office de chef d’orchestre, tout en choisissant la version originelle pour dix‑sept instruments, comme c’est souvent le cas désormais au disque. On regrette toutefois qu’il n’ait pas été fait appel à des membres du Philharmonique de Radio France, comme cela avait été le cas en 2008 et 2009, pour préférer des membres de l’ensemble privé Les Apaches !. En dehors de cette réserve d’ordre budgétaire, force est de constater que les dix‑sept musiciens réunis relèvent haut la main le défi de la musique kaléidoscopique d’Honegger, qui alterne de courts bijoux ciselés, sans temps morts.

On regrette toutefois le parti pris d’une direction trop analytique et prudente de la part de Lionel Sow, qui manque d’allant et d’entrain dans les parties mesurées, aux tempi étirés. Le souffle attendu est davantage présent dans les parties verticales, surtout en seconde partie de soirée. Sow tombe aussi dans le piège de musiciens souvent couverts par les cent choristes réunis, ce qui apporte un déséquilibre audible dans plusieurs passages. Fort heureusement, le Chœur de Radio France s’acquitte de sa tâche avec un engagement bienvenu, tout de lisibilité et de transparence, en lien avec les intentions du chef.

Un autre motif de satisfaction vient des solistes réunis, qui sont passés par l’Académie de l’Opéra national de Paris : ce point commun est immédiatement audible par leur attention à la prononciation et au texte, un atout décisif dans ce répertoire. Le ténor chinois Yu Shao se distingue par son sens de la clarté, même si on aurait aimé une émission moins étroite, au service d’une interprétation plus solaire. Rien de tel pour les merveilleuses Marianne Croux et Cornelia Oncioiu, qui rivalisent de précision et d’intensité, faisant valoir des timbres superbes. C’est précisément en ce domaine que Lambert Wilson déçoit en récitant, faisant entendre une certaine fatigue vocale, à l’émission grasseyante, par ailleurs trop extérieure dans les intentions dramatiques. On lui préfère de loin la prestation investie d’Amira Casar dans le court rôle de la Pythonisse, malgré un abus audible du confort du micro.

La soirée avait aussi pour intérêt de découvrir en création mondiale la partition de Sanctuaires d’Othman Louati (né en 1988) : disséminé en plusieurs parties de l’ouvrage d’Honegger, le travail du percussionniste et compositeur français joue d’un continuum sonore au parfum envoûtant, héritier de l’école spectrale, qui s’insère bien dans l’œuvre. Cette proposition délicate fait entendre des bruitages en écho souvent morcelés, aux silences habités, tandis que les effets de chuchotements qui parcourent le chœur apportent un côté plus insaisissable et étonnamment sensuel. 

mardi 16 septembre 2025

Concert de Vox Luminis et du Freiburger Barockorchester - Lionel Meunier - Festival d'Ambronay - 13/09/2025

Dans un contexte budgétaire serré, le Festival d’Ambronay a été contraint de faire des choix inédits, en supprimant un week‑end pour cette édition : cette initiative permet de préserver le niveau de qualité attendu pour l’ensemble des concerts maintenus, ce qui est à saluer. On peut à la fois en juger par la liste des artistes programmés, de Raphaël Pichon à Leonardo García Alarcón, en passant par Camille Delaforge, mais également par l’ambition intacte des programmes proposés, à l’image des concerts Scarlatti en début de festival. La musique de Jean‑Sébastien Bach est également à l’honneur cette année, avec deux concerts très attendus : des cantates de jeunesse, le 19 septembre prochain avec l’ensemble Les Correspondances de Sébastien Daucé, succéderont ainsi au présent concert, consacré à l’iconique Messe en si (1749) de Bach.

On retrouve pour l’occasion les forces réunies du chœur Vox Luminis, fondé en 2004 par Lionel Meunier, aux côtés de l’Orchestre baroque de Fribourg, dont la réputation n’est plus à faire depuis ses succès internationaux avec Thomas Hengelbrock puis René Jacobs, notamment. Pour ce concert, la direction est partagée entre le premier violon Péter Barczi, officiant de son poste pour l’orchestre, en lien avec Lionel Meunier, placé au centre du chœur. S’il était fréquent au XVIIIe siècle qu’un ou plusieurs interprètes assurent la direction musicale sans que cette fonction soit isolée, cette spécificité apporte pour ce début de concert plusieurs imprécisions audibles, surtout pour les cordes, un rien flottantes par endroits. De même, il faut nécessairement renoncer à ses habitudes d’écoute pour accepter le parti pris de recourir à des solistes issus du chœur, tant la virtuosité attendue fait défaut : c’est là un choix effectué par de nombreux autres formations baroques (Bach Collegium Japan ou Collegium Vocale de Gand, par exemple), qui se fondent là aussi sur une tradition perdue au XIXe siècle, lorsque la musique de Bach a été redécouverte.


On gagne dès lors en homogénéité et en simplicité d’élocution ce que l’on perd en théâtralité, même si chaque soliste vient alternativement se présenter face au public, sur un podium en milieu de scène. A ce jeu‑là, certaines individualités se détachent davantage, à l’instar des deux interprètes chargés de la partie d’alto, Victoria Cassano, puis William Shelton, en fin de soirée, lors d’un émouvant et sobre « Agnus Dei ». Auparavant, on aura apprécié en premier lieu le superbe chœur Vox Luminis, dont chaque intervention illumine la soirée. Mise en place superlative, équilibre entre les pupitres et écoute mutuelle fondent les qualités de cet ensemble judicieusement mis en avant par l’Orchestre baroque de Fribourg. En dehors des cordes, trop timides dans les passages dramatiques, l’orchestre vaut quant à lui par sa variété de couleurs, tout autant que sa perfection technique (trompettes et premier hautbois, surtout). Une soirée émouvante par sa classe interprétative sans ostentation, à la hauteur du chef‑d’œuvre éternel de Bach.

dimanche 14 septembre 2025

Concert de l'ensemble La Palatine - Festival d'Ambronay - 13/09/2025

 

Le Festival d’Ambronay poursuit son opportune exploration du legs religieux d’Alessandro Scarlatti, déjà entamée la veille lors d’un concert passionnant. Place cette fois au plus intimiste Stabat Mater (vers 1724), avec les forces réduites en nombre de l’Ensemble La Palatine. Créé en 2019 par la soprano Marie Théoleyre et le claveciniste Guillaume Haldenwang, cet ensemble sur instruments d’époque a été révélé par le dispositif d’accompagnement Eeemerging+, un programme européen coordonné à Ambronay. Un disque du label Ambronay a suivi en 2022, confirmant la stature de cette formation à géométrie variable, élargie en fonction des projets. Pour ce concert, Marie Théoleyre fait équipe avec le jeune contre‑ténor Rémy Brès‑Feuillet, lui aussi soutenu par Eeemerging+.

Déjà engagé par l’Opéra de Paris en début d'année dernière pour la reprise de Jules César en Egypte de Haendel, le contre‑ténor d’origine avignonnaise ravit par son timbre charnu, sa longueur de souffle et sa projection aisée dans les graves. On note toutefois quelques changements de registre audibles dans l’aigu, surtout en comparaison de sa partenaire, techniquement parfaite. Marie Théoleyre captive tout du long par sa capacité à sculpter les mots, toujours au service du sens. C’est là un atout décisif dans cet ouvrage moins théâtral que la veille, aux effets discrets, tels ces silences obsédants par endroits. Le programme très bien construit ajoute quelques pages orchestrales et deux airs accompagnés par un Guillaume Haldenwang toujours attentif aux variations d’atmosphère et aux équilibres. En bis, les interprètes font un clin d’œil à l’histoire, en interprétant le début du Stabat Mater de Pergolèse, qui a remplacé celui de Scarlatti à la Confraternité napolitaine des Chevaliers de la Vierge des Douleurs (commanditaire des deux ouvrages).

samedi 13 septembre 2025

Concert de l'ensemble Ghislieri - Giulio Prandi - Festival d'Ambronay - 12/09/2025

 

Parmi les compositeurs les plus renommés de son temps, Alessandro Scarlatti (1660‑1725) reste aujourd’hui injustement méconnu, malgré une production considérable dans tous les domaines, particulièrement dédiée à l’opéra (une centaine de titres) et à la musique religieuse. Malgré les efforts de René Jacobs ces dernières années, ornés notamment d’une prestigieuse création scénique à l’Opéra de Paris (avec l’oratorio Il Primo Omicidio), la figure de ce génie reste dans l’ombre de son fils Domenico, dont les sonates pour clavier figurent toujours au répertoire.

On ne peut donc que se féliciter de l’initiative du Festival d’Ambronay de célébrer en grande pompe les trois cents ans de la mort de ce compositeur emblématique de l’école napolitaine, capable de créer un pont entre rigueur contrapuntique et lyrisme opératique (y compris dans ses œuvres religieuses). Le tout premier concert du festival est ainsi entièrement consacré à sa musique, avec les forces bien connues à Ambronay des Ghislieri : en s’adressant au public, son fondateur Giulio Prandi rappelle d’ailleurs que le Centre culturel de rencontre les a très tôt soutenu, en accueillant leur premier concert en dehors d’Italie dès 2012, avant de les inviter régulièrement ensuite (voir notamment en 2014 et 2015). Depuis, le chef italien a fait des débuts attendus à la Scala de Milan, toujours accompagné de son ensemble sur instruments d’époque et de son chœur, démontrant ainsi toute la confiance accumulée avec les années, au concert comme au disque.

Giulio Prandi a choisi de centrer ce concert sur la dernière période créative de Scarlatti, celle des années 1720, dont sont issues toutes les œuvres présentées. Plusieurs extraits des Vêpres de sainte Cécile sont ainsi donnés pour chauffer les troupes et entrer immédiatement dans le style virtuose des mouvements d’apparat dont Scarlatti se fait le chantre, en contraste avec des parties plus intimistes. L’une des originalités de la soirée est de fréquemment entendre Scarlatti recourir à l’ensemble des solistes réunis en quintette, offrant des couleurs aussi expressives que soutenues. L’autre particularité de son dernier style est de recourir à une alternance de motifs très courts pour irriguer les morceaux, tous enchaînés sans temps mort. Même si elle n’évite pas quelques banalités par endroits, l’imagination débordante de Scarlatti réjouit tout du long, en ce qu’elle pétille et fourmille d’idées.


La majestueuse et globalement enjouée Messe de sainte Cécile montre d’emblée toute la science de Scarlatti pour l’entremêlement des différentes forces réunies, avec le chœur très sollicité au côté des solistes. Les vocalises omniprésentes dans les verticalités mettent parfois à mal dans le haut niveau de virtuosité requis, à l’instar de la soprano Maria Grazia Schiavo, qui n’évite pas quelques sorties de piste au niveau de la justesse. En dehors de ces imperfections techniques, elle fait valoir un timbre superbe sur toute la tessiture, de même que Margherita Maria Sala, aux graves bien projetés. Si Carlotta Colombo et Raffaele Giordani assurent quant à eux l’essentiel, on aime plus encore la basse incarnée d’Alessandro Ravasio, à l’émission aussi noble que parfaitement articulée. Assurément le chanteur le plus convaincant de la soirée, que l’on espère réentendre très vite.

Si l’orchestre, particulièrement les bois, se montre à la hauteur de l’événement, on note des cordes aiguës un rien timides (à moins que l’acoustique ne soit en cause ?), là où les graves apparaissent plus engagés en comparaison. Mais c’est surtout l’incomparable Chœur Ghislieri qui fait tout le prix de la soirée, avec un niveau d’homogénéité impressionnant de maîtrise, autour de sopranos aussi souples qu’aériennes. On aime ainsi la capacité du chœur à s’envoler dans les virtuosités requises par la partition, tout particulièrement la dernière partie très réussie du Credo. Chacune des interventions expressives est un moment de grâce particulièrement rendu par la direction toute d’équilibre et de précision de Prandi, très attentif aux nuances – notamment la construction étagée du tendre et hypnotique Agnus Dei, rythmé par d’énigmatiques pauses.

La soirée se conclut avec la création mondiale du Te Deum, récemment retrouvé dans les archives italiennes, qui poursuit sur les mêmes cimes d’inspiration, avant que la reprise du Magnificat initial, en bis, ne vienne apporter un dernier moment d’éclat à ce concert très réussi. 

jeudi 4 septembre 2025

Concert de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig - Andris Nelsons - Philharmonie de Paris - 03/09/2025

Andris Nelsons

Un nouveau festival à Paris ? C’est le projet qu’initie en cette rentrée la Philharmonie, avec l’organisation de cinq concerts de prestige, réunissant les phalanges musicales de Leipzig, Berlin, Milan et Paris, toutes dirigées par les meilleurs chefs du moment. Appelée « Prem’s » sur le modèle des Proms londoniens, cette première édition lance un clin d’œil au plus célèbre des festivals symphoniques, en reprenant le principe populaire d’un placement debout au parterre : 700 places au tarif de 15€ sont ainsi proposées pour chaque programme, ce qui en fait une des propositions les plus alléchantes de ce début de saison, à ne rater sous aucun prétexte !

A l’instar des Proms, le dernier concert très attendu avec l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä se distingue par son programme original, autour de la France et de l’Amérique : on ne sait pas encore si le public sera incité à chanter, comme c’est le cas à Londres pour accompagner les pièces patriotiques britanniques (au premier rang desquelles la première marche militaire de Pomp and Circumstance d’Elgar), mais c’est là une hypothèse à envisager. En attendant, le festival accueille pour deux concerts (dont le premier la veille, dédié à Dvorak et Sibelius), l’un des orchestres les plus fameux d’outre-Rhin, le Gewandhausorchester de Leipzig. En tournée européenne, l’orchestre allemand a notamment fait étape aux… Proms, avant sa venue à Paris. On le retrouve pour un programme d’une grande cohérence, qui confronte les inspirations religieuses de deux géants du XIXème siècle, Mendelssohn et Brahms, inspirés par les racines protestantes germaniques.

Le concert débute avec la symphonie « Réformation » de Felix Mendelssohn, en réalité sa Deuxième symphonie, si l’on s’en tient à l’ordre chronologique. Suite à l’échec de la première représentation en 1832, le compositeur mis de côté l’ouvrage, pour ne plus jamais revenir dessus. C’est pourtant là une symphonie d’une haute inspiration, composée pour fêter le tricentenaire de la confession d’Augsbourg, un des textes majeurs de la Réforme de Luther. Encore influencée par le style de Beethoven, cet opus souvent sous-estimé embrasse plusieurs citations de thèmes religieux, tels que l’Amen de Dresde ou le choral « Notre Dieu est une solide forteresse ». Dès les premières notes de l’introduction lente, le chef Andris Nelsons (né en 1978) imprime une concentration sur les enjeux d’élévation spirituelle, en refusant tout effet dramatique inutile. Le fondu ouaté qui se dégage de la superposition des lignes, aux transitions souples sans vibrato, impressionne par ses qualités de mise en place et son exploration des moindres détails dans les piani. Le chef letton n’en oublie pas le discours d’ensemble, en accélérant subrepticement le tempo dès l’exposition du premier thème, tout en restant très attentif aux nuances et aux fins de phrasés, d’un raffinement exquis.

La délicatesse aérienne qui se dégage du deuxième mouvement met en valeur les qualités d’orchestrateur de Mendelssohn, tandis que Nelsons minore la virtuosité des interventions aux vents pour mettre l’ensemble des instruments sur le même plan. Les premières mesures de l’Andante poursuivent sur cette lignée, sans pathos inutilement surligné. Mais c’est plus encore le Finale qui impressionne par la maîtrise de ses éléments entremêlés, de l’introduction superbe sans triomphalisme à la marche savante en écriture fuguée, en hommage à Bach. Ce dernier mouvement aussi entêtant qu’efficace, en ce qu’il revisite la mélodie principale en de multiples variations, évite tout pompiérisme sous la baguette toute de mesure de Nelsons, très engagé tout du long.

Après l’entracte, les troupes s’étoffent plus encore, en entrant accompagnées du Chœur de l’Orchestre de Paris, pour porter haut l’un des chefs d’œuvre de Brahms, Un Requiem allemand (1868). Là encore, Andris Nelsons reste attaché à pénétrer les intentions de l’ouvrage, très personnel du fait de son écriture basée sur les écritures saintes, mais détachée de toute tradition liée aux messes de Requiem. Bouleversé par le décès prématuré de son ami Robert Schumann en 1856, puis par la mort de sa mère en 1865, Brahms colore le début de l’ouvrage d’une palette inhabituellement sombre et immobile : Nelsons donne une nouvelle leçon d’équilibre, en faisant entendre les moindres détails du jeu subtil sur les nuances, aux graves menaçants souvent en sourdine. L’entrée du chœur a cappella est ainsi saisissante de vérité, tant la prière qui s’adresse aux vivants, privés de leurs proches défunts, touche au cœur par sa simplicité, sans artifices en termes de virtuosité. Le tapis de graves, comme murmuré, fascine durablement, donnant au chœur de l’Orchestre de Paris, très investi, une place prépondérante mais jamais outrepassée. L’atmosphère lente et mystérieuse s’éclaire peu à peu, par touches successives, avant de faire place à un humanisme incitant à prendre conscience de la brièveté de la vie, à l’instar du message identique professé dans Les Saisons de Haydn. Quelques motifs fugués viennent ensuite montrer toute la capacité du chœur en ce domaine, soutenu par un Nelsons qui sculpte les phrasés sur le sens, naviguant entre lumière et pénombre. Les interventions solistes de Julia Kleiter et Christian Gerhaher se situent sur les mêmes cimes, entre qualité de diction et éloquence sans ostentation, faisant de ce concert une des grandes réussites du début de saison.