Cinq ans après la création mondiale de la version française du Duc d’Albe à l’Opéra des Flandres, la grande maison flamande reprend l’excellente production confiée à Carlos Wagner avec un plateau vocal entièrement renouvelé.
L’histoire mouvementée de cet opéra inachevé nous fait remonter aux débuts de Donizetti à Paris,
lorsque les vicissitudes d’un changement de direction à l’Opéra le
contraignent à abandonner son projet de grand opéra à la française,
pourtant déjà bien avancé en 1840 : si l’ensemble de la ligne vocale est
indiquée pour les quatre actes, seuls les deux premiers sont
orchestrés. Rapidement, le natif de Bergame se remet à la tâche pour
proposer La Favorite dès la fin de l’année, ce qui lui vaut une
caricature célèbre le montrant en train de composer des deux mains, en
dormant ! Dans le même temps, Eugène Scribe propose le livret du Duc
d’Albe à Verdi, qui deviendra sous sa plume, en 1855, Les Vêpres
siciliennes (on notera la reprise d’une production en français de cet
ouvrage, donnée à l’Opéra de Francfort à partir du 26 novembre
prochain). Reléguée aux oubliettes du vivant du compositeur, l’œuvre de
Donizetti est achevée en 1882 par Matteo Salvi, l’un de ses anciens
élèves, qui complète les parties manquantes au goût du jour, pour une
adaptation en italien. L’œuvre disparaît ensuite du répertoire pour
renaître en 1959 dans une version abrégée due au chef Thomas Schippers,
qui élimine les ajouts de Salvi pour revenir à un style plus proche de
Donizetti, toujours en italien. L’an passé, Mark Elder et Opéra Rara
sont allés encore plus loin dans la radicalité, ne proposant que les
deux premiers actes, cette fois-ci en français.
Pour autant, c’est bien à l’Opéra des
Flandres qu’est revenu l’honneur de créer en 2012 cet ouvrage en
français, avec le concours de Giorgio Battistelli (né en 1953). Le pari
proposé consiste cette fois à composer les parties orchestrales
manquantes dans un style tout autre, souvent proche de Britten, ce qui
surprend l’ensemble de l’auditoire après l’entracte. Dès lors, la
représentation devient passionnante, tant les imbrications entre
l’écriture vocale de Donizetti et le style orchestral différent de
Battistelli intriguent par leur fusion très réussie. Si vous n’avez pas
la possibilité de vous déplacer à Gand, il vous faudra découvrir cette
expérience sonore, bien éloignée de Berio et son seul finale de
Turandot, par la découverte de cette production heureusement gravée au
disque (Dynamic, 2013). Dans le même esprit, on regrette que cette
production ne soit pas conservée par le dvd ou le blu-ray, tant le
travail visuel exceptionnel réalisé par Carlos Wagner et son scénographe
Alfons Flores (bien connu pour ses nombreuses productions avec la Fura
dels Baus) concourent à la réussite de ce spectacle.
Le travail des deux hommes nous plonge
d’emblée dans le drame guerrier en opposant le monde des puissants
conquistadors, surélevés par une passerelle métallique, et le peuple
vaincu lors d’une récente bataille, tout occupé – dans une poignante
entrée en matière – à recueillir les corps à moitié nus des malheureuses
victimes en contrebas. En arrière scène, des représentations
monumentales de soldats en acier font penser à cette armée en argile
fictive découverte dans le tombeau d’un empereur chinois, tandis que les
premières images vidéo d’une immense Madone nous rappelait en début de
spectacle la place prépondérante de la religion dans cette histoire.
Carlos Wagner laisse de côté l’humour des premières scènes, autour des
insolences du brasseur Daniel et des beuveries des soldats, pour mieux
se concentrer sur les déterminismes qui semblent ici à l’œuvre. Mais ce
sont surtout les magnifiques tableaux d’ensemble créés avec les chœurs,
tout autant que la mise en valeur des décors par les éclairages
admirablement variés, qui nous emportent tout du long.
Le plateau vocal se montre quant à lui
satisfaisant en réunissant une palette de jeunes chanteurs
d’aujourd’hui. Le rôle le plus lourd de l’ouvrage revient à Enéa Scala,
bien connu en France (voir notamment en juin la production de Viva la Mamma ! présentée à Lyon),
qui donne à son Henri une vaillance bienvenue, sans parler de sa
souplesse idéale dans les changements de registres. On regrettera
seulement que certaines tessitures aiguës du rôle ne l’oblige à forcer
en voix de tête, tandis que les accélérations ne le montrent pas non
plus à son avantage. Pour le reste, Scala convainc pleinement,
particulièrement au niveau de l’articulation et de la prononciation du
français, recevant une ovation chaleureuse en fin de représentation.
Ania Jeruc (Hélène d’Egmont) a pour elle un splendide timbre charnu
parfaitement projeté, auquel ne manque qu’une interprétation plus
investie dans les parties dramatiques. A ses côtés, Kartal Karagedik
joue par trop le raffinement dans son rôle du Duc d’Albe, ce qui est
d’autant plus regrettable qu’il possède tous les moyens vocaux lui
permettant de donner davantage de noirceur à son personnage. Tous les
autres rôles se montrent à la hauteur, tout autant que les chœurs,
tandis que la direction d’Andriy Yurkevych privilégie la respiration et
les oppositions sereines entre pupitre : avec cette baguette lyrique
sans volonté démonstrative, Donizetti ne paraît jamais heurté, offrant
un écrin idéal aux chanteurs, jamais couverts.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire