En ces temps de coupes budgétaires pour la plupart des maisons lyriques,
on se réjouit de l’audace de l’Opéra national de Lorraine de proposer
le rarissime Lac d’argent (1933), tout dernier ouvrage lyrique
composé par Kurt Weill avant son départ définitif d’Allemagne. Disons‑le
tout net : il s’agit là de l’un des chefs‑d’œuvre méconnu de l’ancien
élève de Ferruccio Busoni, en grande partie éclipsé par les opéras
composés auparavant avec Bertolt Brecht. Sur la demande expresse du
librettiste Georg Kaiser, dramaturge alors aussi célèbre que Brecht, la
musique laisse une large part à l’expression mélodique, au détriment du
modernisme rythmique préféré auparavant. Il s’agit là de la troisième et
dernière collaboration entre les deux hommes, après Le Protagoniste en 1926 et Le Tsar se fait photographier en 1928 (voir l’an passé à Francfort), deux brefs ouvrages en un acte.
Le Lac d’argent montre une ambition plus poussée, que ce soit
dans la large place laissée aux dialogues ou dans les thèmes abordés,
qui se placent dans le contexte de la crise sociale d’après Première
Guerre mondiale, aggravée par le krach financier de 1929. De quoi
expliquer son retour en force récent sur scène, d’abord avec la présente
production d’Ersan Mondtag (déjà montée à l’Opéra des Flandres,
coproducteur, en 2021), puis celle de Calixto Bieito (présentée l’an passé
à Mannheim ). Très différents l’un de l’autre, ces spectacles ont un
commun d’avoir réduit les passages parlés pour mieux rythmer la
partition, celle de Bieito insistant davantage sur la précarité de
Séverin et ses amis, de même que Fennimore (« je suis la pauvre parente
qui des autres dépend » comme la présente le livret), tout en soulignant
la féroce compétition entre classes sociales.
Le metteur en scène allemand Ersan Mondtag choisit un angle radicalement
différent en montrant comment la pièce serait montée en 2033, pour le
centième anniversaire de sa création, par une troupe de comédiens hauts
en couleur. L’extrême droite est alors en passe de prendre le pouvoir,
en un parallèle saisissant avec le contexte de 1933 (les nazis
interdisent rapidement le spectacle, avant de pousser les deux auteurs à
l’exil). D’où l’agitation extrême des protagonistes dans les scènes de
« théâtre dans le théâtre », par ailleurs divisés quant à la direction
artistique que celui‑ci doit prendre. Il en ressort autant un récit plus
nerveux et inattendu, que des choix visuels complètement déjantés pour
les décors et costumes, dont on laissera la surprise au spectateur.
Fennimore est doublement interprété : la voix un rien trop puissante d’Ava Dodd touche peu à peu au but, mais on lui préfère la déjantée et malicieuse Anne‑Elodie Sorlin, malgré quelques décalages avec l’orchestre dans son unique passage chanté. Nicola Beller Carbone donne à sa Frau von Luber toute la perversité attendue, tandis que James Kryshak se distingue par sa présence mordante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, particulièrement le verbe aussi assuré que sonore du jeune comédien Yanis Bouferrache.
Dans la fosse, une autre jeune pousse se distingue en la personne de Gaetano Lo Coco (27 ans) : l’assise rythmique d’une précision redoutable s’épanouit à merveille dans l’ouverture, même si le chef italien se montre ensuite trop lisse dans les passages plus mélancoliques, y compris le finale un rien extérieur ici. On regrette également le choix de faire chanter le chœur en coulisses, ce qui le contraint à un son étouffé et lointain. En dehors de ces quelques réserves, le spectacle touche au cœur par sa capacité à surprendre jusque dans les dernières scènes, sans jamais trahir les intentions de ses auteurs, Kaiser en tête. Bravo !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire