Directeur de l’Opéra de Nice depuis 2019, Bertrand Rossi (né en 1973) a
bien compris que l’attractivité d’une maison lyrique passe par des
productions inattendues, qui font vivre toute la diversité du
répertoire. C’est donc là une saison réjouissante à l’aune de ce
critère, avec deux projets très attendus : la rareté puccinienne Edgar en novembre dernier), puis le chef‑d’œuvre lyrique de Martinů, Juliette (1938). Si l’on excepte la production de cet ouvrage à l’Opéra de Paris ici, la musique du plus célèbre compositeur tchèque du XXe siècle,
avec Leos Janácek, reste inexplicablement négligée en France, alors que
Martinů y a vécu sans discontinuer de 1923 à 1940. Si Paris a été le
point d’attache principal, la ville de Nice a représenté une destination
de choix, entre l’achèvement de l’opéra Juliette en 1936 chez le
peintre Joseph Sima, puis un établissement prolongé entre 1953 et 1955,
donnant notamment lieu à la composition de Mirandolina (voir en 2010
à Bobigny). Il est donc heureux que l’Opéra de Nice se rappelle ces
liens féconds, ce que la mise en scène illustre également, en montrant
plusieurs lieux emblématiques de la ville par la projection vidéo.
Si Martinů compose ses six Symphonies de 1942 à 1953,
essentiellement pendant sa période américaine, il est déjà un
orchestrateur accompli lorsqu’il se tourne vers la muse lyrique, à
partir de 1927 : il a en effet consacré la première partie de sa
carrière à d’autres genres, comme la musique concertante et de ballet
(pas moins de quinze ballets composés tout au long de sa vie). On
retrouve dans Juliette toute l’effervescence symphonique
frémissante et mouvante, si caractéristique de l’élève de Roussel, qui
nous rappelle que la réussite d’un tel opéra est avant tout à chercher
dans la fosse : il faut donc féliciter en premier lieu la prestation du
chef néerlandais Antony Hermus (né en 1973), qui infuse une énergie
rythmique saisissante d’intensité, entre fluidité des transitions et
attaques sèches. C’est peu dire qu’il donne le meilleur de l’Orchestre
philharmonique de Nice, manifestement très engagé pour démêler les échos
à Stravinski, dès les premières mesures, ou les ivresses mélodiques aux
cordes, en un style proche de Bartók et Honegger.
Martinů choisit d’adapter la pièce éponyme du dramaturge Georges Neveux, créée en 1930, puis adaptée au cinéma par Marcel Carné en 1950. D’abord destiné à Kurt Weill, le livret est centré par Martinů sur le seul monde des rêves, le rendant plus surréaliste encore. Toute la contextualisation initiale de la pièce, qui voit Michel apparaître comme un voleur rêvant de sa promise en prison, disparaît au profit d’un récit volontairement abscond. Le livret de l’opéra voit ainsi le héros Michel à la recherche d’un idéal féminin entre mirage et fantasme, tout en rencontrant une galerie de personnages farfelus, tous privés de mémoire. Faut‑il voir dans l’intérêt pour ce sujet les craintes profondes que le compositeur formulera par la suite, en 1940, en pleine guerre ? L’extrait de la lettre citée par Guy Erismann dans sa biographie (Actes Sud, 1990, p. 190) est ainsi troublant : « Le temps s’est arrêté, tout disparaît au toucher de la main, les pensées ne trouvent nulle part ni écho, ni soutien. Elles s’évadent quelque part dans le vide qui s’ouvre et aspire le navire. Les dernières lueurs de n’importe quelle espérance semblent être englouties par l’abîme. L’inutilité et la vanité de toute action s’introduisent dans la conscience. Tout ce que j’ai, pendant ma vie, poursuivi, fait, écrit, pensé, tout cela semble inutile. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire