Parmi les ouvrages lyriques les plus méconnus de Janácek, Les Voyages de M. Broucek
(1920) fait figure d’infatigable rareté, principalement en raison d’un
livret assez faible, partagé entre une première partie
satirico-burlesque sur la Lune et une seconde plus patriotique, située à
Prague au XVe siècle. Pour autant, il s’agit d’un de ces
opéras les plus imaginatifs de son auteur par l’ampleur et la variété de
l’accompagnement orchestral, débordant de vitalité, surtout le volet
initial composé entre 1909 et 1917. Ecrit d’un seul jet en 1917, le
second trouve davantage d’unité et d’épaisseur dans l’architecture
globale, mais paraît moins original, malgré la présence insolite d’une
cornemuse.
Il n’est donc guère étonnant qu’un tel ouvrage ait pu intéresser un
symphoniste aussi éminent que Simon Rattle, ancien directeur musical du
Philharmonique de Berlin (2002‑2018), capable de se saisir des ambiances
mouvantes et sautillantes avec un sens de l’articulation souple et
agile, autour de vifs tempi. C’est là une expérience sonore à
expérimenter dans les conditions du spectacle vivant, comme à Genève en 2008 pour la création suisse, ou à défaut au disque, avec les deux versions
de référence récentes, aussi différentes que complémentaires (Jirí
Belohlávek en 2008, puis Jaroslav Kyzlink l'an passé).
Aux côtés de la réussite de la partie strictement symphonique, le chant
se montre tout aussi réjouissant, tant Peter Hoare impressionne dans le
rôle‑titre à force de clarté d’émission et de facilité dans les
accélérations. Sa composition théâtrale est l’un des grands moments de
la soirée, en trouvant le ton juste entre éloquence et ridicule
grandiloquent, sans jamais tomber dans la caricature du beauf aviné. On
aime toujours autant le verbe haut et le timbre rayonnant d’Ales
Briscein dans ses différents rôles, tandis que Lucy Crowe assure bien sa
partie, malgré quelques duretés dans l’aigu.
La mise en scène de Robert Carsen ne convainc malheureusement qu’à moitié, en insistant peu sur des aspects essentiels du livret, tels que les antagonismes sociaux entre les personnages. On est également surpris de constater une direction d’acteur inhabituellement brouillonne lors du tableau sur la Lune, dont la transposition festive hippie, façon Woodstock, parait bien cheap. Carsen peine aussi à bien identifier les notables lunaires, alors que ces derniers constituent le pendant snob de Broucek, que Janácek abhorre tout autant.
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Peter Hoare |
Heureusement, quelques idées fortes viennent rattraper l’ensemble, à l’instar des éléments visuels initiaux situant l’action en 1969, au moment de l’alunissage américain. Entre passionnantes images d’archives et utilisation astucieuse du plateau (notamment la transformation d’un fût de bière en... navette spatiale), le spectacle reste toujours agréable à suivre, prenant toutefois davantage de saveur en seconde partie. La transposition de l’action au temps de l’anéantissement du Printemps de Prague par les Russes, en 1968, permet au spectateur d’apprécier un contexte plus proche de lui, là où le récit national tchèque du XVe siècle paraît moins connu. Il faut donc faire abstraction de quelques incohérences avec les références originales des dialogues, pour pleinement entrer dans cet hommage à l’action collective pour faire reculer l’oppresseur. La chorégraphie faisant référence à la victoire sportive des hockeyeurs tchèques sur les russes reste l’un des moments les plus délicieux de la soirée, en écho avec la même idée déjà développée à Paris fin 2024, dans Les Fêtes d’Hébé de Rameau.
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