mardi 18 février 2020

« La Femme sans ombre » de Richard Strauss - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 17/02/2020

Yannick Nézet-Séguin
Le tout-Paris lyrique semble s’être donné rendez-vous au Théâtre des Champs-Elysées pour l’un des concerts les plus attendus de la saison, la saisissante Femme sans ombre (1919) de Richard Strauss. Dès les premières mesures de cet ouvrage hors normes et rarissime en France, l’ensemble pléthorique des forces réunies gronde et impose la concentration : l’assistance venue en nombre semble écouter comme un seul homme le récit symbolique et initiatique de cette femme en quête d’humanité, sur fond d’éclat orchestral digne du Strauss de la Symphonie alpestre contemporaine (1915). Si le livret n’évite pas un certain statisme, expliquant le recours à une version de concert (comme à Verbier l’an passé), le souffle straussien emporte tout sur son passage, en mêlant avec virtuosité toutes les ressources orchestrales à sa disposition.

Avec une présence aussi prépondérante de l’orchestre, on comprend pourquoi les plus grands chefs du passé ont pu s’intéresser à ce chef d’oeuvre (Karajan, Böhm, Solti ou Sinopoli par exemple), avant Yannick Nézet-Séguin aujourd’hui. Le grand chef québécois livre ici une lecture très personnelle, qui en déroute manifestement plus d’un à l’entracte, au vue des commentaires entendus : l’architecture globale et la robustesse allemande sont ici lissées au profit d’un geste plus souple et aérien, un rien séquentiel – le tout en des tempi très vifs dans les verticalités. Les passages plus lents montrent davantage d’attention à la respiration, notamment la construction admirablement étagée des crescendos, même si l’on pourra être déçu par le peu de relief des alliages de timbres morbides, proches de la manière du Schreker du Son lointain (1910). Comme souvent avec Nézet-Séguin, on a là une lecture d’une grande classe, au service du moindre détail – le tout bien servi par un Orchestre philharmonique de Rotterdam entièrement acquis à sa cause, lui qui en a été le directeur musical de 2008 à 2018. On note toutefois quelques faiblesses pour cette formation, au niveau des bois (d’un bon niveau, sans approcher l’excellence du Concertgebouw d’Amsterdam) ou des premiers violons (étonnant ratage dans les frémissements pianissimi à la limite de la tonalité au III). Le chef québécois parvient toutefois à tirer le meilleur de cette phalange d’une parfaite cohésion en dehors des quelques réserves exprimées, par ailleurs bien servie par un chœur de premier ordre, très précis dans la diction.

Michael Volle
Si l’ouvrage est aussi rare dans nos contrées, c’est qu’il nécessite une distribution à même de se confronter aux forces orchestrales de plus en plus déchainées au fil de la soirée : le Théâtre des Champs-Elysées relève le défi haut la main, malgré la prestation très inégale de Michaela Schuster. La mezzo bavaroise compense ses faiblesses techniques, notamment un medium peu nourri, par des couleurs mordantes et surtout des qualités théâtrales en phase avec son rôle de Nourrice intrigante. Si l’on peut regretter que certains aigus soient arrachés au forceps, la sincérité et l’investissement de cette chanteuse lui permettent de compenser ses défaillances vocales. Rien de tel pour la convaincante Elza van den Heever, vivement applaudie pour sa solidité de la ligne sur toute la tessiture et sa projection puissante – même si les piani font entendre un timbre plus métallique, du fait d’une émission serrée. On peut faire le même reproche à l’Empereur de Stephen Gould, qui manque de chair, mais d’une dignité sans faille dans ses phrasés. Le grand seigneur de la soirée reste toutefois l’immense Barak de Michael Volle, à qui Nézet-Séguin réserve une accolade des plus chaleureuses en fin de représentation : l’art des phrasés, où chaque mot est poli au service du verbe, n’a d’égal que la justesse des moyens, toujours parfaitement en place, y compris dans les passages les plus ardus au III. C’est précisément dans ce dernier acte que Lise Lindstrom montre quelques signes de fatigue, notamment quelques stridences dans l’aigu. C’est d’autant plus excusable que sa prestation avait jusque-là tutoyée les sommets d’une insolente aisance, mêlant subtilement rondeur d’émission et intensité dans l’incarnation. Une grande soirée, accueillie par les applaudissements enthousiastes du public parisien, toujours aussi expressif dans la manifestation de son contentement, y compris lors du rappel à l’ordre de l’un des spectateurs à l’encontre de celui qui avait osé manifester son plaisir un peu tôt, à peine les dernières mesures achevées au I !

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