Yannick Nézet-Séguin |
Le tout-Paris lyrique semble s’être
donné rendez-vous au Théâtre des Champs-Elysées pour l’un des concerts
les plus attendus de la saison, la saisissante Femme sans ombre (1919)
de Richard Strauss. Dès les premières mesures de cet ouvrage hors normes et rarissime en France, l’ensemble pléthorique des forces réunies
gronde et impose la concentration : l’assistance venue en nombre semble
écouter comme un seul homme le récit symbolique et initiatique de cette
femme en quête d’humanité, sur fond d’éclat orchestral digne du Strauss
de la Symphonie alpestre contemporaine (1915). Si le livret n’évite pas
un certain statisme, expliquant le recours à une version de concert
(comme à Verbier l’an passé), le souffle straussien emporte tout sur son passage, en mêlant avec
virtuosité toutes les ressources orchestrales à sa disposition.
Avec une présence aussi prépondérante de
l’orchestre, on comprend pourquoi les plus grands chefs du passé ont pu
s’intéresser à ce chef d’oeuvre (Karajan, Böhm, Solti ou Sinopoli par exemple), avant Yannick Nézet-Séguin
aujourd’hui. Le grand chef québécois livre ici une lecture très
personnelle, qui en déroute manifestement plus d’un à l’entracte, au vue
des commentaires entendus : l’architecture globale et la robustesse
allemande sont ici lissées au profit d’un geste plus souple et aérien,
un rien séquentiel – le tout en des tempi très vifs dans les
verticalités. Les passages plus lents montrent davantage d’attention à
la respiration, notamment la construction admirablement étagée des
crescendos, même si l’on pourra être déçu par le peu de relief des
alliages de timbres morbides, proches de la manière du Schreker du Son
lointain (1910). Comme souvent avec Nézet-Séguin, on a là une lecture
d’une grande classe, au service du moindre détail – le tout bien servi
par un Orchestre philharmonique de Rotterdam
entièrement acquis à sa cause, lui qui en a été le directeur musical de
2008 à 2018. On note toutefois quelques faiblesses pour cette formation,
au niveau des bois (d’un bon niveau, sans approcher l’excellence du
Concertgebouw d’Amsterdam) ou des premiers violons (étonnant ratage dans
les frémissements pianissimi à la limite de la tonalité au III). Le
chef québécois parvient toutefois à tirer le meilleur de cette phalange
d’une parfaite cohésion en dehors des quelques réserves exprimées, par
ailleurs bien servie par un chœur de premier ordre, très précis dans la
diction.
Michael Volle |
Si l’ouvrage est aussi rare dans nos contrées, c’est qu’il nécessite une
distribution à même de se confronter aux forces orchestrales de plus en
plus déchainées au fil de la soirée : le Théâtre des Champs-Elysées
relève le défi haut la main, malgré la prestation très inégale de Michaela Schuster.
La mezzo bavaroise compense ses faiblesses techniques, notamment un
medium peu nourri, par des couleurs mordantes et surtout des qualités
théâtrales en phase avec son rôle de Nourrice intrigante. Si l’on peut
regretter que certains aigus soient arrachés au forceps, la sincérité et
l’investissement de cette chanteuse lui permettent de compenser ses
défaillances vocales. Rien de tel pour la convaincante Elza van den Heever,
vivement applaudie pour sa solidité de la ligne sur toute la tessiture
et sa projection puissante – même si les piani font entendre un timbre
plus métallique, du fait d’une émission serrée. On peut faire le même
reproche à l’Empereur de Stephen Gould, qui manque de chair, mais d’une dignité sans faille dans ses phrasés. Le grand seigneur de la soirée reste toutefois l’immense Barak de Michael Volle,
à qui Nézet-Séguin réserve une accolade des plus chaleureuses en fin de
représentation : l’art des phrasés, où chaque mot est poli au service
du verbe, n’a d’égal que la justesse des moyens, toujours parfaitement
en place, y compris dans les passages les plus ardus au III. C’est
précisément dans ce dernier acte que Lise Lindstrom
montre quelques signes de fatigue, notamment quelques stridences dans
l’aigu. C’est d’autant plus excusable que sa prestation avait jusque-là
tutoyée les sommets d’une insolente aisance, mêlant subtilement rondeur
d’émission et intensité dans l’incarnation. Une grande soirée,
accueillie par les applaudissements enthousiastes du public parisien,
toujours aussi expressif dans la manifestation de son contentement, y
compris lors du rappel à l’ordre de l’un des spectateurs à l’encontre de
celui qui avait osé manifester son plaisir un peu tôt, à peine les
dernières mesures achevées au I !
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