Dix ans après sa création à Salzbourg, puis Milan en 2016, la production du Chevalier à la rose de Richard Strauss imaginée par Harry Kupfer triomphe au Teatro alla Scala de Milan : un plateau vocal d’un luxe inouï accompagne les débuts très attendus du chef russe Kirill Petrenko, comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire. Un succès accueilli par un public évidemment dithyrambique, qui invite à utiliser tous les superlatifs.
On a beau avoir parcouru de nombreux théâtres dans le monde entier, pénétrer pour la première fois à la Scala reste un moment inoubliable, comme un pèlerinage enfin accompli. Ce ne sont pas tant les proportions monumentales des six rangées de loge en hauteur qui impressionnent durablement, mais bien l’impression de faire partie d’un chaudron en ébullition, prêt à accueillir les chanteurs d’une bronca sans précédent. Il faut dire que la salle de 2000 places affiche complet pour la reprise attendue du Chevalier à la rose (1911) de Richard Strauss, dans une production intemporelle de Harry Kupfer. Disparu voilà déjà cinq ans, le metteur en scène allemand place d’emblée les interprètes dans un écrin visuel superbe, entre plateau épuré constitué de quelques éléments de décors revisités à vue, le tout admirablement distancié par d’immenses photos en arrière-scène de la Vienne début de siècle, où se situe l’action. Les éclairages très crus baignent le plateau d’une élégance froide qui impose la concentration sur le texte, tandis que la direction d’acteurs impressionne par la finesse de la gestuelle et des regards, adaptée à chaque caractère et toujours en lien avec la moindre inflexion musicale. Le seul motif d’agacement revient au plateau tournant, dont le mécanisme légèrement bruyant et pourtant utilisé avec parcimonie, se fait entendre.
On retrouve les deux interprètes principaux entendus à Salzbourg voilà dix ans, dont l’art interprétatif reste au firmament : ainsi de Krassimira Stoyanova (La Maréchale), dont l’élégance sans ostentation donne une vérité théâtrale touchante à son rôle, ne lassant d’impressionner par ses moyens intacts, entre souplesse d’émission sur toute la tessiture et ligne de chant toujours nuancée. Son monologue crépusculaire qui conclut le I est bien évidemment l’un des moments les plus émouvants de la soirée, qui justifierait à lui seul sa présence à la Scala. Que dire, aussi, de son comparse Günther Groissböck (Ochs), dont Stoyanova accompagne la balourdise de son œil tantôt réprobateur, tantôt attendri ? La basse autrichienne ne force jamais le trait du comique, en lorgnant davantage vers un rustre impétueux et bon enfant. Le timbre a certes perdu de sa splendeur, mais l’interprète reste toujours de grande classe, à l’instar d’une Kate Lindsey magnifique de ferveur en Octavian. La chanteuse américaine est certainement l’une des grandes révélations de la soirée, autant par son engagement que sa fraîcheur vocale. On aime aussi le chant raffiné et aérien de Sabine Devieilhe (Sophie), dont l’aigu divin compense un léger manque de puissance dans le médium. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau exceptionnel, à l’instar de l’impayable Michael Kraus (Faninal), en barbon finalement attendri par la sincérité de sa fille. Bastian-Thomas Kohl (le Commissaire de police) complète le tableau par son émission bien projetée, au caractère affirmé.
On ne saurait imaginer une soirée réussie du Chevalier à la rose sans un chef à la hauteur de l’événement, tant l’orchestre de Strauss constitue un personnage à part entière, tout au long de l’ouvrage : c’est peu dire que Kirill Petrenko réussit ses débuts à la Scala, en montrant dès l’ouverture toute son affinité avec ce répertoire qu’il connaît dans chaque recoin, après son mandat de directeur musical à l’Opéra de Munich (2013-2019). On doit à Dominique Meyer, actuel directeur de la Scala, de l’avoir accueilli ici, ce qui n’est pas la moindre de ses réussites. Autant l’allègement de la pâte orchestrale que l’irisation des couleurs sans vibrato, exacerbés par les contrastes de tempi parfois dantesques, font de cette direction une référence de haut vol, que l’on n’est pas près d’oublier.
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