En ces temps de coupes budgétaires qui n’épargnent aucunes de nos
maisons d’opéra, on se félicite que plusieurs d’entre elles osent sortir
des sentiers battus pour proposer des raretés aussi inattendues que La Sérénade (1818) de Sophie Gail (en ce moment à Rennes) ou Edgar
(1889) de Puccini (en novembre prochain à Nice). Au Théâtre Graslin, le
public a récompensé cette audace en venant en nombre fêter
l’avant‑dernier opéra méconnu de Pietro Mascagni, Le Petit Marat
(1921), dont l’action se passe à Nantes pendant la période
révolutionnaire. Il est vivement recommandé de lire au préalable le
résumé de l’intrigue ou d’assister à la présentation de l’historien
Jean‑Clément Martin, peu avant le spectacle, pour bien situer les enjeux
de cet ouvrage, au livret passablement confus dans ses nombreux
sous‑textes.
Le choix du sujet s’inscrit dans le contexte de la crainte des
conséquences de la révolution bolchevique russe de 1917, qui a polarisé
l’attention en France, comme en Italie, jusqu’à provoquer des scissions
irréconciliables et acter la fondation de deux partis distincts
(socialiste et communiste). La peur de l’effet domino du « péril rouge »
incite à rappeler les méfaits de la Révolution française, et tout
particulièrement ceux de la période sanglante de la terreur. C’est
précisément un de ses épisodes les plus douloureux, celui des « noyés de
Nantes », qui est évoqué ici : il s’agissait alors, pour les
révolutionnaires, de vider les prisons pour ne plus avoir à nourrir des
opposants politiques (devenus coûteux en temps de crise), mais surtout
de marquer les esprits par des massacres de masse à valeur d’exemple,
censés briser les velléités de révolte régionale (de Nantes jusqu’à la
Vendée).
S’il ne faut pas attendre du livret une exactitude historique absolue,
celui‑ci sait toutefois rendre compte du climat d’incertitude et
d’urgence propre à cette période, où tiennent lieu de loi les mesures
expéditives des tenants du pouvoir. Ce pouvoir fait précisément l’objet
d’une lutte acharnée entre les envoyés parisiens (ici incarné par
« l’Orco », une sorte de cousin éloigné de Scarpia) et les milices
locales telles que la compagnie Marat (nom donné en hommage au célèbre
pamphlétaire appelant à protéger les acquis de la Révolution par tous
moyens, y compris la violence). L’un de ses membres, surnommé « le petit
Marat », va chercher à faire libérer sa mère des geôles nantaises, avec
l’aide de Mariella (nièce de l’Orco), une admiratrice de la Vierge et
de... Marat (le vrai).
Malgré ce livret difficile à appréhender, la musique de Pietro Mascagni
(1863‑1945) impressionne d’emblée par la variété de son inspiration, qui
ambitionne de rivaliser avec le génie puccinien, auquel le compositeur
est indissociablement comparé. Mascagni cherche aussi à se défaire de
l’étiquette de vériste, qui lui colle à la peau depuis l’immense succès
rencontré par Cavalleria rusticana (1890) – un ouvrage souvent couplé de nos jours avec Paillasse
de Leoncavallo. Si plusieurs passages mélodramatiques rappellent cette
première manière, on est surtout impressionné par la présence soutenue
et haute en couleurs de l’orchestre, qui fait figure de personnage à
part entière, tout au long de la soirée. A plusieurs reprises, Mascagni
ose des audaces harmoniques et colore le drame d’une palette sombre et
morbide, à l’orchestration dépouillée par endroits. On regrette
toutefois que la direction solide et honnête de Mario Menicagli manque
par trop d’imagination pour mettre davantage en relief les variations
mouvantes de ces atmosphères, qui font pourtant tout le prix de
l’ouvrage. L’audition n’est pas non plus aidée par le placement de
l’orchestre sur scène, occasionnant une sonorité compacte et
passablement étouffée, tandis que les chanteurs répartis au‑dessus de la
fosse recouverte ont, à l’inverse, une expression autrement plus
sonore.
Si Angers Nantes Opéra a dû renoncer à présenter la mise en scène de
Sarah Schinasi, créée à Livourne en 2021, faute d’une fosse suffisamment
étoffée pour accueillir tous les musiciens, il a finalement été demandé
à l’Italienne d’élaborer une mise en espace sur la base de son travail
initial. On aurait bien évidemment aimé pouvoir bénéficier du confort
visuel des costumes pour identifier chaque camp en présence, ce que les
accessoires et éclairages variés tentent de pallier en partie, de même
qu’une direction d’acteurs vigoureuse. Sur le plan interprétatif, la
distribution se montre de bonne tenue, compte de la difficulté vocale
des nombreux rôles en présence, y compris parmi les comprimari
(rôles de soutien). Malgré plusieurs détimbrages dans le suraigu,
Rachele Barchi (Mariella) relève crânement la difficulté, en mettant en
avant des qualités dramatiques éloquentes, à l’instar d’un Samuele
Simoncini (Le petit Marat), aux atouts comparables, malgré une émission
trop étroite.
On est toutefois davantage enthousiasmé par la noirceur brute de
décoffrage d’Andrea Silvestrelli (L’Orco), qui colle parfaitement au
rôle. Que dire, aussi, de sa projection mordante, qui renforce l’impact
physique de sa prestation, de même que le sonore Stravos Mantis (Le
Charpentier). On aime aussi le chant incarné, sans pathos excessif, de
Sylvia Kevorkian (La Mère), tandis que Matteo Lorenzo Pietrapiana (Le
Soldat) compense une posture un rien trop raide par une solidité
technique bienvenue. Enfin, le Chœur d’Angers Nantes Opéra emporte
l’adhésion, tout particulièrement grâce aux excellentes individualités
appelées à se distinguer dans des petits rôles.
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