lundi 23 décembre 2024

« Sita » de Gustav Holst - Jakob Peters‑Messer - Opéra de Sarrebruck - 21/12/2024

Hormis le succès international Les Planètes (1917), la musique de Gustav Holst reste peu jouée en dehors du Royaume‑Uni, à l’instar de celle de son ami et contemporain Vaughan Williams, trop rare dans nos contrées. L’initiative du Théâtre de la Sarre est donc à saluer d’une pierre blanche, puisqu’elle a pris le risque de présenter en première mondiale l’ouvrage le plus ambitieux du début de la carrière de Holst, Sita (1906).

Cet opéra en trois actes, d’une durée d’un peu moins de trois heures, appartient à la période « indienne » du compositeur, qui nourrit son inspiration pendant plus de quinze ans avec des formes variées, de l’opéra de chambre en un acte Savitri jusqu’à l’échec de la cantate Le Nuage messager (voir l’excellent disque du Chœur du King’s College, paru en 2020). Le travail acharné sur Sita occupe Holst pendant sept ans, entre la rédaction du livret et les retouches apportées jusqu’à la dernière minute à la partition, avec l’aide de Vaughan Williams. Le rêve d’une création est finalement brisé par la deuxième place obtenue au Prix Ricordi, alors que son ancien professeur Charles Villiers Stanford fait pourtant parti du jury. Jugée à juste titre trop wagnérienne, la partition reste enfouie dans les archives du compositeur, sans être exhumée par sa fille, Imogen, l’une de ses biographes.

Souvent proche des parties les plus spectaculaires du Ring, notamment dans le soutien cuivré omniprésent, l’orchestration fait valoir tout du long des qualités admirables de souplesse et de transparence, déjà prisées par Holst. Si le I peut décevoir par son action trop statique, les deux actes suivants deviennent de plus en plus haletants, jusqu’à l’affrontement final entre les deux ennemis jurés Rama et Ravana, qui se disputent la belle Sita. Parmi les grands moments de la soirée, Holst se distingue dans l’écriture diaphane pour les chœurs (une de ses spécialités par la suite) ou dans l’étonnant ostinato qui marque la construction du pont au III, très moderne dans l’entrecroisement virtuose des différents motifs.

La partition refuse toute concession à l’orientalisme au niveau musical, à rebours de l’inspiration choisie pour le livret : celui‑ci raconte une partie de l’épopée de Rama, l’un des avatars humains du dieu Vishnou, dont l’épouse Sita a été enlevée par son ennemi Ravana. Fille de la Terre, Sita incarne la droiture inflexible, dont l’époux ne doit jamais douter de la fidélité, sous peine de la perdre définitivement. Si on peut aujourd’hui reprocher à ce récit son biais patriarcal, force est de lui reconnaître une fin originale, qui s’incarne non pas dans le sacrifice suicidaire de Sita (comme la légende le promeut), mais dans une étonnante affirmation d’indépendance, loin de son époux suppliant. Dès lors, Rama apprend son essence divine de la bouche de la Terre, qui le prend sous son aile, comme pour le consoler de la perte de son épouse.

L’exécution musicale donne beaucoup de plaisir tout du long, du fait de l’homogénéité des chanteurs réunis, tous issus de la troupe du Théâtre de Sarrebruck, à l’exception notable du rôle de Rama : suite à la défection de dernière minute de Peter Schöne, malade mais présent pour interpréter le rôle sur scène, Simon Bailey lui prête sa voix, en faisant valoir une classe interprétative digne des plus grands, entre noblesse des phrasés et projection redoutable d’agilité sur toute la tessiture. A ses côtés, Algirdas Drevinskas (Lakshmana) émeut au II dans son rôle difficile de pleutre, mais c’est surtout Lea‑ann Dunbar (Sita) qui impressionne par sa force d’incarnation, admirablement projetée. Dans un rôle plus court, on aime aussi la tenue de ligne souveraine de Clara‑Sophie Bertram (La Terre), à la technique superlative et d’une expressivité sans ostentation. Si Markus Jaursch (Ravana) et surtout Stefan Röttig (Maritcha) font preuve d’une noirceur bienvenue dans leurs interventions respectives, on regrette la projection insuffisante de Judith Braun pour prêter à Surpanakha l’intensité des fureurs attendues. Entre les chœurs parfaitement préparés et la direction tour à tour grandiose et ensorcelante de Stefan Neubert, la soirée est une incontestable réussite au niveau interprétatif.

La partie scénique n’atteint malheureusement pas un tel niveau d’ambition, du fait d’une scénographie minimaliste aux moyens manifestement modestes. On retrouve le metteur en scène Jakob Peters‑Messer aux commandes, après son réussi Colombus à Bonn en début d’année : sa transposition dans une décharge publique fait bien entendu référence aux intouchables, chargés des tâches « impures ». Peters‑Messer s’amuse ensuite à confectionner d’étranges masques, retravaillés à partir d’objets en plastique, pour figurer les mirages fatals à Rama : faut‑il y voir un message écologique, opposant les pollueurs face aux vertueux recycleurs ? Quoi qu’il en soit, la mise en scène s’appuie essentiellement sur la direction d’acteur, en un spectacle à l’ancienne parfaitement maîtrisé.

samedi 21 décembre 2024

« Le Chanteur de Mexico » de Francis Lopez - Paul‑Emile Fourny - Opéra de Metz - 20/12/2024

Parmi les plus grands succès de la prolifique carrière de Francis Lopez, Le Chanteur de Mexico (1951), fait un retour remarqué ces dernières années, que ce soit dans la production de 2020 présentée au théâtre de l’Odéon à Marseille, fidèle à l’opérette originale, ou dans l’adaptation réalisée en 2006 à Paris, puis reprise en 2017 à Lausanne. C’est précisément sur cette dernière réduction que se fonde le spectacle mis en scène par Paul‑Emile Fourny (également auteur des nouveaux dialogues avec Pénélope Bergeret et Gilles Vajou), qui réduit considérablement la partie théâtrale pour lui palier un comique de répétition proche de la malice bon enfant d’Hergé : nom étranger écorché, assistante imbuvable, technicien bègue, etc. Il serait plus juste de renommer le spectacle « Un Chanteur de Mexico », tant les puristes pourraient tiquer sur les nombreux changements opérés, mais ne boudons pas notre plaisir : en dehors de cette réserve, il s’agit bien du meilleur spectacle d’opérette vu ces dernières années !

Quelle est la recette de ce succès ? On est frappé d’emblée par le festival de couleurs des décors et costumes élaborés respectivement par Hernán Penuela et Giovanna Fiorentini, d’une folle virtuosité. On aime aussi l’énergie et la présence bien dosée des danseurs, toujours en soutien de l’action pour animer le plateau. Mais c’est surtout la musique de Lopez qui surprend par son imagination ébouriffante, passant des rythmes chaloupés gorgés de bonne humeur aux ambiances populaires basques (dont il était originaire, à l’instar de Luis Mariano, créateur emblématique du rôle‑titre), avant d’enchanter plus encore en seconde partie par la palette sonore déployée pour imager le Mexique. Lopez fait vivre sa carte postale d’une variété d’atmosphères revigorante, mêlant jazz, tango et autres danses de son temps à des morceaux plus classiques, souvent augmentés d’instruments réputés peu « nobles » (castagnette, accordéon...). Le sens de l’à‑propos situationnel force l’admiration, à l’instar de l’inspiration mélodique quasi inépuisable, aux facilités volontairement gaillardes ici et là. La surprise vient de la fosse où le jeune chef Victor Rouanet (25 ans), déjà entendu ici même l’an passé dans Le Monde de la lune de Haydn, se régale de cette musique en une baguette vibrante et haute en couleurs, toujours admirable de souplesse. On espère entendre à nouveau très vite cet ancien élève d’Alain Altinoglu, très généreux au moment des saluts en reprenant les principaux tubes de l’opérette.


Des saluts encouragés par une salle que l’on a rarement vu aussi enthousiaste, tandis que le rôle‑titre tenu par Amadi Lagha (Vincent) se plie au jeu des reprises de la chanson « Mexico » et de ses périlleuses saillies en voix de tête, en se faisant aider de la salle, pour le moins ravie. Le ténor franco‑tunisien fait valoir une émission puissante en pleine voix, entre longueur de souffle et phrasés admirables de subtilité, ne forçant jamais le trait d’un excès de brio. Si l’accent parlé rappelle parfois Enrico Macias, le chant est quant à lui moins convaincant dans les piani, mais reste toujours d’une générosité communicative sur le reste de la tessiture. A ses côtés, Perrine Madoeuf (Eva) compense une projection plus modeste par une musicalité délicieuse de souplesse aérienne, d’une tenue de ligne techniquement parfaite. Seule la composition d’une « titi parisienne » pourrait trouver davantage de mordant au niveau interprétatif, même s’il faut reconnaître que la réduction des dialogues n’aide pas à faire vivre pleinement ce personnage. Réduit à portion congrue, le rôle de Bilou trouve en Régis Mengus un interprète toujours aussi savoureux, aux graves splendides d’articulation. Si le tempérament d’Apolline Hachler (Cricri) donne beaucoup de piquant à son rôle de diva, on aime plus encore la folle roublardise de Gilles Vajou (Cartoni), finalement touchant en vieux beau éternellement éconduit.

vendredi 20 décembre 2024

Concert de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg - Aziz Shokhakimov - Palais de la musique et des congrès à Strasbourg - 19/12/2024

Construite en 1975, la salle principale du Palais de la musique et des congrès de Strasbourg surprend immédiatement par son architecture intérieure « brutaliste », aux larges volumes qui valorisent le béton brut dans les circulations et le hall, à l’instar de l’Auditorium de Lyon, construit à la même période. On est aussi séduit par l’excellente acoustique de cette salle de 1 876 places, de forme hexagonale, qui a gardé sa décoration d’époque, proche des audaces géométriques de Vasarely.

Le concert débute avec le rare Oratorio de Noël (1858), composé dans la foulée de la nomination de Saint‑Saëns au poste prestigieux d’organiste de l’église de la Madeleine. Alors en début de carrière, le Français est davantage reconnu pour ses talents d’interprète au piano et à l’orgue, même s’il s’est déjà essayé à écrire deux symphonies et deux concertos. Deux autres oratorios, Le Déluge (1875) et La Terre promise (1913), tout aussi peu joués de nos jours, s’ajoutent au catalogue de la musique religieuse d’un compositeur notoirement peu croyant et logiquement peu productif en ce domaine.


La découverte de ce premier oratorio donne à entendre un Saint‑Saëns voulant manifestement fuir l’étiquette de virtuose qui lui colle à la peau : les brefs mouvements s’enchaînent en de courtes vignettes délicatement ciselées, autour d’une orchestration sans ostentation, à l’image de la sobriété des instruments réunis (cordes, harpe et orgue). L’influence allemande est d’emblée assumée par la dénomination du Prélude, « dans le style de Bach », très proche d’une pastorale de l’œuvre homonyme du cantor de Leipzig. Les parties chorales, souvent homophoniques, se tournent davantage vers une simplicité d’expression destinée à mettre en valeur le texte en latin.

Aziz Shokhakimov

Un rien inégal, cet ouvrage assez court (moins de 40 minutes) reste toutefois plaisant par l’alternance des airs, duos et ensembles, avant un final plus spectaculaire qui convoque l’ensemble des forces en présence, pour entonner de stimulants alléluias. Les solistes réunis montrent un niveau aussi homogène que superlatif, bien aidés par la direction entre épure et précision d’Aziz Shokhakimov, en maître sourcilleux des équilibres. On note aussi la prestation toute de subtilité de l’organiste Roselyne Koeniguer, toujours attentive aux moindres inflexions de la battue du chef ouzbek. Le chœur, admirable, bénéficie quant à lui de l’acoustique détaillée de la salle, qui fait entendre chaque individualité, sans nuire à l’impression globale d’ensemble.


Un incident inhabituel se déroule pendant les applaudissements, sans que le chef et les instrumentistes ne s’en aperçoivent : un choriste s’écroule en arrière‑scène, immédiatement secouru et mis à l’écart par ses collègues. Dans le même temps, Marie Linden, directrice générale du Philharmonique de Strasbourg, rejoint les coulisses pour s’assurer du peu de gravité de ce malaise. De quoi rassurer, par la suite, les spectateurs venus s’enquérir de la santé du malheureux choriste. Après l’entracte, les solistes de la première partie du concert rejoignent le public, cette fois en tenue plus décontractée, pour assister au principal plat de résistance de la soirée, la célébrissime suite symphonique Schéhérazade (1888) de Rimski‑Korsakov.

Les premières mesures font la part belle à l’expressivité et aux couleurs, avec des pupitres bien détaillés, notamment aux vents. Les tempi, initialement mesurés, gagnent en intensité dans les parties plus cuivrées, opposant ainsi admirablement les thèmes du sultan et de la courtisane, sans effets appuyés. La mesure et la ductilité des phrasés dominent cette lecture qui évite soigneusement toute effusion lyrique, en une transparence aérienne qui fait valoir les qualités d’orchestrateur de Rimski‑Korsakov. Jamais plus inspiré que par les contes, comme l’a montré la merveilleuse production du Conte du Tsar Saltan montée en 2023 avec le Philharmonique de Strasbourg et Shokhakimov, le compositeur russe fait étalage d’une invention mélodique parmi les plus inspirées de toute sa production : la répétition aussi entêtante qu’envoûtante des thèmes entremêlés trouve son paroxysme dans le finale épique, aux ruptures verticales superbes d’intensité. Les dernières mesures, plus apaisées en contraste, exposent le premier violon de Charlotte Juillard, en des notes suraiguës au pianissimo particulièrement périlleux, mais parfaitement tenu, concluant en majesté ce chef‑d’œuvre éternel de la musique russe.

jeudi 19 décembre 2024

« Into the Woods » de Stephen Sondheim - Martin G. Berger - Opéra de Bâle - 18/12/2024

Troisième ville suisse par son nombre d’habitants (plus de 170 000), Bâle est un centre culturel éminent à la frontière de notre pays, avec pas moins de quarante musées répartis dans tout le canton, dont les prestigieux musée des Beaux‑Arts et Fondation Beyeler, au rayonnement international. Il n’est donc pas surprenant d’y trouver un théâtre richement doté pour ce qui est du répertoire classique, avec un fonctionnement identique au modèle allemand voisin, fondé sur le « théâtre de répertoire ». Construite en 1975, la salle principale de 870 places surprend par sa décoration très minimaliste, tout en offrant une visibilité parfaite à l’ensemble des spectateurs, sans parler d’une proximité bienvenue avec la scène.

Parmi les nouvelles productions cette saison, celle d’Into the Woods (1986) fait figure d’événement, tant ce bijou de Stephen Sondheim (1930‑2021) touche au cœur par son livret d’une imagination et d’une ambition foisonnantes, qui aborde des thèmes d’une profondeur inhabituelle pour une comédie musicale. Il s’agit de la deuxième collaboration avec le librettiste James Lapine, déjà auteur de l’ambitieux Sunday in the Park with George en 1984, avant une création française tardive en 2013, au Théâtre du Châtelet. Le livret d’Into the Woods regroupe plusieurs contes bien connus de notre enfance, de Cendrillon au Petit Chaperon rouge, en passant par Raiponce et Jack et le haricot magique, avec une folle virtuosité. Symboliquement, la forêt représente la métaphore de nos interactions sociales, à la fois désirées et redoutées, tout au long de la vie.

En lien avec les travaux psychanalytiques de Bruno Bettelheim, la grande force du livret consiste à interroger les faux‑semblants du conte par touches progressives, ce que la mise en scène de Martin G. Berger fait mine d’ignorer au début, en adoptant une direction d’acteur et des costumes d’apparence traditionnelle. Quelques détails troublants incitent peu à peu le spectateur à prendre de la distance avec les apparences, comme ces vidéos qui alternent fiction et réalité, en mélangeant les formes, du film à l’animation. Sans ostentation, le travail sur la vidéo donne ainsi à envisager une réalité moins glamour du désir d’enfantement du couple de boulangers, en montrant un accouchement sanguinolent. Rien de trash cependant, tant ces images restent furtives, comme un avertissement à rester attentif aux moindres péripéties de l’action.

La nudité du plateau en seconde partie viendra plus encore participer à ce jeu de déconstruction des effets du théâtre, pour imposer une concentration sur le texte : les enjeux développés, parfois ambivalents, n’en ressortent que davantage, entre individualisme et émulation collective, castration maternelle et responsabilisation individuelle, infidélité conjugale et obligation sociétale à s’engager durablement, sans parler de la crainte de la paternité. Enfin, la menace diffuse imprimée par les géants, avec son lot de mortalité associé, peut aussi être interprétée comme une parabole de l’aptitude commune à lutter contre un virus alors inattendu et inconnu, le sida.

Il faut courir voir ce spectacle dont on ne dévoilera pas les multiples surprises, et surtout ne pas le juger sur des photos qui ne disent rien de l’inventivité de la direction d’acteur comme de la mise en valeur du plateau tournant et du jeu de miroirs associés. On aime aussi les traits d’humour distillés par les costumes souvent désopilants, notamment celui de la malheureuse vache blanche ou des loups en mode loubard. La musique de Sondheim reste un régal d’inventivité, pétillante et jazzy au début, avant de s’apaiser en seconde partie pour prendre une dimension plus lyrique, particulièrement émouvante dans la double confession de la sorcière, puis du boulanger. Le chef américain Thomas Wise épouse ces différentes atmosphères avec un mélange de sensibilité et de brio d’un naturel confondant, qui n’est pas pour rien dans la grande réussite de la soirée.

On ne saurait faire moins d’éloges au plateau vocal, de haut niveau jusque dans le moindre second rôle, et ce malgré une sonorisation un peu excessive au début, avant des réglages plus équilibrés ensuite. En éminent maître de cérémonie, Stefan Kurt fait valoir sa classe interprétative au niveau théâtral, en trouvant le ton juste entre bienveillance initiatique et lyrisme grandiloquent. A ses côtés, Delia Mayer (La sorcière) et Alen Hodzovic (Mr. Baker) se distinguent dans leurs rôles décisifs, en un brio sans ostentation, mais c’est peut-être plus encore Julia Klotz (Mrs. Baker) qui touche au cœur par son humanité et son attention au texte. On aime aussi la fraîcheur de timbre d’Alfheidur Erla Gudmundsdóttir (Cendrillon) et surtout d’Oedo Kuipers (Jack), de même que la délicieuse et piquante Vanessa Heinz (Le petit chaperon rouge).

mercredi 18 décembre 2024

« Fedora » d'Umberto Giordano - Arnaud Bernard - Opéra de Genève - 17/12/2024

Absente de la principale scène lyrique genevoise depuis 1903, Fedora d’Umberto Giordano fait toujours figure d'éternelle redécouverte, du fait d'un livret alambiqué : son retour dans une transposition contemporaine d’Arnaud Bernard nous plonge dans les méandres d'un amour impossible, sur fond de manipulations de l'espionnage russe post-chute du communisme.

Après avoir connu ce qui restera le plus beau succès de sa carrière, avec le drame historique Andrea Chénier (1896), Umberto Giordano tourne son inspiration vers une trame policière matinée d'espionnage, adaptée d'une pièce de Victorien Sardou, l'auteur de Tosca. Le livret déçoit rapidement par son incapacité à faire vivre la multiplicité des personnages d'une existence propre, au point qu'on en vient plusieurs fois à se demander qui est qui, face à cet imbroglio narratif.

Le metteur en scène strasbourgeois Arnaud Bernard choisit de transposer l'action dans la Russie des années 1990, suite à l'effondrement de l'URSS, en montrant les manipulations de l'espionnage, à l'instar du meurtre initial du promis de Fedora : c'est là une entrée en matière bienvenue pour aider à comprendre le principal ressort de l'intrigue.

On aurait toutefois aimé que cette idée soit développée plus avant, afin d'enrichir le récit et donner davantage de crédibilité aux revirements émotionnels du rôle-titre, aussi contradictoires que soudains. Un rien trop sage, le mélodrame évolue dans les décors splendides de Johannes Leiacker, qui évoquent une élite bling-bling davantage occupée à ses plaisirs immédiats, sous les ombres mordorées de ses terrains de jeu, entre palais et palaces.


Si le premier acte déçoit par son statisme et sa matière musicale assez pauvre, les deux suivants montrent davantage d'inspiration, entre rythmes colorés et dansants (II) et influences populaires montagnardes (III), l'action se déroulant à Gstaad. On aime ainsi l'intervention aussi impromptue que délicate du pianiste David Greilsammer, accompagné par la fosse.

À la tête de l'excellent Orchestre de la Suisse Romande, Antonino Fogliani allège les textures et soigne l'expression des couleurs, en une mise en valeur analytique des détails de l'orchestration. En cherchant à donner ses lettres de noblesse au vérisme, cette lecture toujours probe minore toutefois par trop les contrastes, que ce soit dans l'exacerbation de la rythmique ou des traits folkloriques.

On peut malheureusement faire le même reproche à Aleksandra Kurzak, qui peine à embrasser toute la palette d'émotion requise pour le rôle de Fedora, du fait d'un jeu théâtral trop linéaire et peu crédible sur la durée. La soprano polonaise convainc davantage grâce à sa technique vocale toujours aussi admirable d'articulation et d'homogénéité sur toute la tessiture, surtout au niveau de la subtilité des piani.

Roberto Alagna compose quant à lui un Loris autrement sonore et sanguin, faisant valoir ses habituelles qualités de diction et d'investissement dramatique. Le timbre n'a certes plus les qualités de séduction de naguère, mais reste décisif dans ce rôle finalement peu exposé au niveau des virtuosités. En dehors de ces deux personnages omniprésents, les seconds rôles emportent l'adhésion par leur distribution luxueuse, dominée par une Yuliia Zasimova (Olga) délicieuse d’agilité et d'aisance.

lundi 16 décembre 2024

Concert de l'Ensemble Balthasar Neumann - Thomas Hengelbrock- Château de Fontainebleau - 15/12/2024

Thomas Hengelbrock

En résidence au Château de Fontainebleau depuis 2021 avec son Ensemble Balthasar Neumann, Thomas Hengelbrock (né en 1958) dirige trois concerts par an dans le cadre prestigieux de l’ancienne résidence royale, tout en poursuivant parallèlement une carrière internationale, en tant que chef invité ou permanent (notamment à la tête de l’Orchestre de chambre de Paris depuis l’an passé, suite au décès précoce de Lars Vogt). A Fontainebleau, plusieurs projets sont organisés hors les murs, en partenariat avec les institutions locales, du conservatoire de la ville au centre Alzheimer de la villa Baucis. Cette volonté de mener des actions pédagogiques à Fontainebleau fait écho à l’intérêt constant du chef allemand en ce domaine, notamment la création de l’Académie Balthasar Neumann, qui donne une première expérience à de jeunes musiciens et chanteurs pour affronter les nécessités du concert et du spectacle vivant.

Présenté par la présidente du château de Fontainebleau, Marie-Christine Labourdette, sous l’oreille attentive de l’ambassadeur d’Allemagne, le programme se déroule dans le cadre intimiste de la chapelle de la Trinité, avant une déambulation en seconde partie de concert sous les ors de la salle de bal du château. Dans les deux salles, le décor en boiseries offre une sonorité chaleureuse, idéale pour l’effectif réduit du concert (vingt‑deux chanteurs et sept musiciens). Tous les solistes requis par les partitions interviennent depuis le chœur, sans que leur rôle ne soit excessivement mis en avant : c’est là une caractéristique de l’Ensemble Balthasar Neumann que de jouer le collectif sans valorisation narcissique, à l’image du chef, d’une humilité manifestement sincère au moment des saluts.

Salle de bal du Château de Fontainebleau
Le concert débute sous les auspices de la musique baroque, que Hengelbrock n’a cessé de défendre sur instruments « anciens » tout au long de sa carrière, que ce soit avec le Concentus Musicus de Vienne, l’Orchestre baroque de Fribourg ou « son » Ensemble Balthasar Neumann. On retrouve les habituelles qualités d’éloquence sans ostentation du chœur, entre précision et parfaite homogénéité. La clarté des phrasés, respectueuse de chaque silence, impressionne par son articulation agile et son respect des équilibres. La hauteur de vue qui se dégage de ces interprétations sonne comme une évidence, d’autant plus que le programme s’avère admirablement construit dans l’alternance de parties a capella ou pour instruments seuls, entrecoupées des chœurs avec accompagnement orchestral.

La seconde partie poursuit sur les mêmes cimes en tournant son inspiration vers le XIXe siècle (Bach excepté), autour d’une musique volontiers plus homophonique dans l’écriture pour les voix. En bis, le délicat motet « Abendlied » de Josef Rheinberger (1839‑1901), issu de ses Trois chants sacrés opus 69, nous rappelle combien ce contemporain de Brahms gagnerait à être plus connu en France. Gageons que les efforts conjugués de Frieder Bernius (voir l’anthologie de dix disques parue chez Carus en 2015) et Thomas Hengelbrock sauront y remédier.

En attendant, on retrouvera le chef allemand en concert à Fontainebleau les 16 et 17 mai prochain, autour d’un programme de musique viennoise (Gluck, Mozart, Schubert et Beethoven).

dimanche 15 décembre 2024

« Les Fêtes d'Hébé » de Jean-Philippe Rameau - Robert Carsen - Opéra Comique - 13/12/2024

William Christie n’aurait sans doute pas pu rêver meilleure production pour fêter son 80e anniversaire en public : on sort de ce spectacle avec des étoiles plein les yeux, aussi ébloui par la musique de Rameau (parmi ses plus grandes réussites) que le plateau vocal de haute qualité, sans parler de la mise en scène inventive de Robert Carsen.

Moins connu que le premier opéra-ballet Les Indes galantes composé quatre ans plus tôt en 1735, Les Fêtes d’Hébé se situent pourtant au même niveau d’inspiration musicale, tant Rameau fait valoir une inventivité étourdissante de verve, tant au niveau de l’orchestration haute en couleurs que des mélodies sans cesse renouvelées.

Cette réussite repose avant tout sur l’alternance virtuose entre airs, duos, chœurs et passages orchestraux prévus pour la danse, qui donne une grande variété à l’ensemble. Comme souvent pour les opéras-ballets, le prologue et les trois entrées indépendantes ne présentent qu’un semblant d’intrigue, permettant aux auditeurs de l’époque d’aller et venir dans le théâtre sans avoir à suivre le détail des péripéties.

C’est peu dire que Robert Carsen se joue de la faiblesse du livret, sans modifier une seule ligne du texte. Sa transposition contemporaine nous plonge d’emblée sous les ors de l’Elysée, où la serveuse Hébé est virée après avoir renversée un verre sur... Brigitte Macron ! Cette idée audacieuse se tient parfaitement, grâce aux références à Jupiter et à la Seine, tout en offrant plusieurs saynètes drôlissimes et décalées, puisées dans la récente parenthèse heureuse des Jeux Olympiques, entre moquerie pour les superficialités contemporaines (dont l’addiction de la jeune génération aux selfies) et hommage sincère aux forces policières et aux champions sportifs.


Les danses constituent ainsi une des réussites marquantes, en rythmant le spectacle d’une folie bienvenue, notamment lors d’un match de football mimé par l’ensemble des danseurs. On ne dévoilera pas toutes les surprises qui égaillent la soirée avec bonheur, et ce d’autant plus que Carsen a la bonne idée de donner un caractère visuellement différencié à chaque entrée, en lien avec la musique.

La dernière est sans doute l’une des plus savoureuses, avec ses atmosphères nocturnes colorées d’instruments aussi insolites que la musette. Enfin, Carsen fait valoir ses qualités habituelles de direction d’acteur, notamment pour les choristes dotés d’une individualité propre dans leur gestuelle, tandis que l’exiguïté de la scène est compensée par une utilisation astucieuse mais jamais excessive de la vidéo en arrière-scène.

Aux côtés du chœur tour à tour investi et précis des Arts Florissants, Lea Desandre enchante le spectacle de sa présence toute de fraîcheur lumineuse, entre agilité d’articulation, facilité de projection et prononciation parfaite. On aime aussi le brio et les graves mordants d’Emmanuelle de Negri, souvent présente sur scène comme une maîtresse de cérémonie, afin de donner davantage de présence physique à Hébé.

Ana Vieira Leite apporte aussi beaucoup de plaisir par son naturel confondant, de même que les phrasés aériens du superlatif Marc Mauillon, très applaudi en fin de représentation. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion, portés par un William Christie déchainé dans la fosse et manifestement très heureux de partager l’enthousiasme collectif sur scène, à l’issue du spectacle. 

mardi 10 décembre 2024

Concert de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki - Kristian Sallinen - Maison de la Musique d'Helsinki - 08/12/2024

Kristian Sallinen

Deux jours après avoir entendu l’Orchestre de la Radio finlandaise (voir ici) dans la même salle de la Maison de la musique, place cette fois à l’autre orchestre prestigieux en résidence dans la capitale, l’Orchestre philharmonique d’Helsinki. On retrouve au programme un florilège de musique finlandaise cette fois moins tourné vers le répertoire contemporain, si l’on excepte la création mondiale d’Engrams de Jouni Hirvelä (né en 1982), donnée en ouverture de concert. Dans la salle, on aperçoit sa jeune compatriote Lara Poe, dont on avait pu entendre l’une des partitions vendredi. Avec Jouni Hirvelä, l’inspiration semble plus narrative, puisque le compositeur indique dans le programme avoir voulu rendre hommage à Leevi Madetoja (1887‑1947), qui souffrit de problèmes de mémoire en fin de vie. Une anecdote fameuse raconte ainsi que le compositeur se fit voler le manuscrit de sa Quatrième Symphonie à Paris, affirmant ensuite ne plus être en capacité de la retranscrire, ce qui nous fit perdre à jamais la possibilité de découvrir cet ouvrage.

La pièce symphonique Engrams débute par des effets de souffle inhabituels aux cuivres, imprimant ainsi une atmosphère minimaliste dans les piani, seulement interrompue par de brèves scansions. Le début statique et répétitif s’anime peu à peu, en quittant les rives morbides pour préférer des interventions soyeuses aux cordes. Les transitions envoûtantes donnent beaucoup de plaisir à l’ensemble, toujours très fluide. Après une courte emphase, la fin hypnotique nous replonge dans les effets pointillistes du début. Le compositeur vient se faite applaudir sur scène, en recevant une accolade chaleureuse de la part du chef d’orchestre Kristian Sallinen (23 ans).

Le concert se poursuit en mettant à l’honneur deux pages d’Aarre Merikanto (1893‑1958), un compositeur exigeant qui détruisit malheureusement un grand nombre de ses partitions, à l’instar des Français Duparc et Dukas, notamment. Sonnet d’automne (1922) fait entendre un petit bijou sombre tout en intériorité, qui flirte plusieurs fois avec l’atonalité. Le langage volontiers néoromantique de Savannah‑la‑Mar (1915) peut surprendre au premier abord, puisque seulement sept ans séparent les deux ouvrages. L’entrecroisement des courts motifs entre les pupitres est un régal, dont Kristian Sallinen fait son miel sans ostentation, en un geste tout de transparence agile. La partie vocale se fait plus exigeante pour la soprano Anu Komsi, qui se joue toutefois des difficultés avec une belle maîtrise.

Anu Komsi

Après l’entracte, les extraits de Pan (1935) de Heidi Sundblad‑Halme (1903‑1973), « Pan et les bergers » et « Pan joue », ne se situent malheureusement pas au même niveau d’inspiration, tant la compositrice s’enferme dans une joute finalement ennuyeuse de virtuosité creuse, en sollicitant à l’excès les vocalises de la soprano face à la flûte solo. L’orchestre n’a finalement qu’un rôle limité, pour ces courtes pièces, qui s’apparentent davantage à de la musique de chambre. La Deuxième Symphonie (1918) de Madetoja constitue un plat de résistance autrement plus consistant, opportunément programmé en même temps que son premier opéra, Les Ostrobotniens, donné jusqu’au 4 janvier prochain dans la capitale finlandaise. Le langage symphonique des deux ouvrages est proche, aussi bien dans la finesse d’orchestration que le souffle mélodique, rappelant plusieurs fois l’irrésistible élan sibélien.

Le début inoubliable de la symphonie laisse flotter un air de nonchalance heureuse et bienveillante, rapidement troublé par quelques brèves menaces aux cuivres. Kristian Sallinen met un peu de temps à chauffer l’orchestre pour rendre justice à la mécanique de précision nécessitée par l’orchestration de Madetoja, dont les mélodies parcourent tous les pupitres en un brio aérien. L’interprétation chambriste délaisse les aspects sombres en appuyant peu les attaques, si ce n’est dans les tutti, plus marqués. Le manque d’électricité aux premiers violons, comme l’indifférence expressive des cors, donnent malheureusement peu de relief aux atmosphères volontiers mouvantes et mystérieuses de Madetoja. Le deuxième mouvement se montre plus réussi, avec les solos tour à tour contemplatifs et interrogatifs du hautbois et du cor en coulisse, comme une double complainte pudique. La mélodie se déploie peu à peu avec l’aide des vents et des contrebasses en sourdine, tandis que les premiers violons dévoilent un thème splendide d’ivresse radieuse, avant une conclusion à nouveau rêveuse et minimaliste.


Le dernier mouvement détonne en comparaison par ses verticalités rageuses et péremptoires, presque sauvages par endroits. Un thème plus entrainant est ensuite lancé par les bassons, puis les cors, avant l’avènement d’un climax en forme d’apothéose, qui fait croire à une conclusion épique. Il n’en est rien, tant Madetoja touche au cœur dans les dernières mesures en installant un climat d’apaisement, seulement rythmé par les scansions des cors. On croit entendre des battements de cœur, en lutte pour grappiller quelques ultimes sursauts de vie. Etait‑ce là, pour Madetoja, un moyen de rendre un ultime hommage à son frère, récemment disparu dans le conflit de la Première Guerre mondiale ? Toujours est‑il que cette symphonie, dont le succès ne s’est jamais démenti, est restée l’une des plus chéries par le compositeur, tout au long de sa vie. Il la dédiera finalement sur le tard à sa mère, après son décès.

lundi 9 décembre 2024

« A Christmas Carol » de Sally Beamish - David Bintley - Opéra d'Helsinki - 07/12/2024

 

Créé en 2023 à l’Opéra national d’Helsinki, le ballet Un chant de Noël, adapté de l’ouvrage éponyme de Dickens, fait son retour dans les mêmes lieux pour cette fin d’année. Les plus curieux peuvent d’ores et déjà découvrir ce beau spectacle sur Arte Concert, avant une diffusion télévisée prévue le 26 décembre sur Arte. C’est là une soirée parfaite pour les fêtes, tant la compositrice anglaise Sally Beamish (née en 1956) s’est amusée à faire revivre l’esprit de Noël par une inspiration musicale haute en couleur, sans jamais forcer le trait du lyrisme attendu. Tour à tour lumineuse et scintillante, son orchestration se nourrit des mille et un visages que propose le récit d’apprentissage de Scrooge, en incorporant de multiples danses populaires, savoureuses et variées. Pour autant, elle sait aussi donner un visage plus moderne à son écriture, notamment lors des parties sombres du récit, où la dissonance fait irruption.

Le cahier des charges de ce spectacle ayant manifestement fait le choix de cibler le jeune public, très présent dans la salle, force est de constater que les aspects dramatiques ont été minorés en conséquence, à la fois au niveau visuel et pour le livret. Le chorégraphe David Bintley (né en 1957), dont c’est là la deuxième collaboration avec Sally Beamish après La Tempête en 2016, réduit la présence des esprits à peau de chagrin, préférant centrer l’action sur la famille du collaborateur Bob Cratchit et la miraculeuse guérison du fils chétif. Bintley a la bonne idée de doter le jeune interprète d’une jambe de bois, occasionnant une adorable danse d’entrée avec ses frères et sœurs, entre pirouettes aussi maladroites que malicieuses. On aime aussi la tendre illustration de la valse des souvenirs d’enfance de Scrooge, des Mille et une nuits à Robinson Crusoé, occasionnant quelques brèves musiques exotiques pour l’occasion.

La thématique de l’avarice de Scrooge est peu traitée tout au long du spectacle, alors que ce personnage est aussi célèbre que l’Harpagon de Molière dans les pays anglo‑saxons. Le nom américain de son descendant direct, Picsou, donné par Walt Disney, n’est‑il pas « Uncle Scrooge » ? Bintley et Beamish laissent volontairement de côté les aspects moralisateurs du conte pour lui donner une touche plus légère. Dès lors, l’évolution de Scrooge s’incarne dans l’intérêt et le regard portés aux autres, en un esprit de célébration du bien‑vivre ensemble, propre à la période de Noël. En cela, le but de ce spectacle est atteint, autour d’une interprétation d’une belle homogénéité. On aime aussi la direction lyrique d’Aku Sorensen (né en 1997), qui sait faire vivre chaque épisode d’une narration tour à tour épique et joyeuse. Un spectacle très plaisant, idéal pour profiter des fêtes de fin d’année en famille.

dimanche 8 décembre 2024

Concert de l’Orchestre de la Radio finlandaise - Nicholas Collon - Maison de la Musique d'Helsinki - 06/12/2024

Inaugurée voilà déjà treize ans, la Maison de la musique d’Helsinki a trouvé sa place dans le paysage enchanteur des rives du lac Töölönlahti, aux côtés de l’Académie Sibelius et de l’Opéra. Avec la neige et les couleurs sombres propres à cette saison, le contraste n’en est que plus saisissant avec l’intérieur moderne de la salle principale (1 700 places), dont les proportions et l’élégance évoquent son équivalent à la Maison de la radio et de la musique à Paris. Rien de surprenant, dès lors, à retrouver en ce lieu l’un des concerts les plus attendus de la saison pour célébrer l’anniversaire de l’indépendance finlandaise, acquise pacifiquement suite à la révolution bolchévique de 1917.

Retransmis à la télévision, le concert est donné à guichets fermés dans une salle immédiatement attentive pour la mise à l’honneur de compositeurs locaux contemporains. On découvre pour débuter la musique de Lara Poe (née en 1993), avec le bref morceau symphonique Kaamos (2020), d’une durée d’environ dix minutes. La jeune compositrice finno‑américaine fait l’étalage de dons de coloriste, en un style abordable et fluide, qui explore des sonorités originales sur tous les groupes d’instruments. Présente dans la salle, la jeune femme reçoit de chaleureux applaudissements, à l’instar d’Olli Mustonen (né en 1967), venu assister à la création mondiale de son Second Concerto pour violon dans la foulée.

Plus connu en France pour ses talents d’interprète, Mustonen adopte un langage d’une efficacité narrative bienvenue, qui brosse l’auditeur dans le sens du poil. Volontairement allégé, l’accompagnement orchestral met le plus souvent le violon raffiné et aérien d’Elina Vähälä au premier plan, en imprimant quelques scansions hypnotiques, le plus souvent homophoniques. Les deux derniers mouvements montrent davantage de tourments, avec des confrontations aux phrasés toujours très lisibles.

Après l’entracte, la Première Symphonie (1899) de Sibelius fait entendre des paysages évidemment plus connus, même si Nicholas Collon, chef principal de l’Orchestre de la Radio finlandaise depuis 2021, cherche à innover tout du long avec ses tempi mouvants : souvent cravachées, les parties enlevées trouvent ainsi un contraste éloquent avec les passages plus sereins, sans aucun vibrato. La mise en valeur des contrastes apporte quelques détails étonnants de modernité, portés par un orchestre pour qui l’ouvrage n’a plus de secret. On ne sait plus qui admirer, de la lumineuse clarinette solo aux pupitres de cuivres volontairement abrupts, sans parler des cordes, d’une souplesse admirable. Seuls les tutti trop appuyés, avec un timbalier très sollicité, forcent le trait à l’excès – là où le bis, évidemment Finlandia (1900), trouve davantage d’équilibre pour offrir une digne péroraison au concert.

samedi 7 décembre 2024

« Les Ostrobotniens » de Leevi Madetoja - Paavo Westerberg - Opéra d'Helsinki - 05/12/2024

 

Elève puis rival de son compatriote Jean Sibelius, Leevi Madetoja (1887-1947) reste injustement méconnu en dehors de son pays natal, alors qu’il est certainement un des petits maîtres les plus intéressants de sa génération. Ses deux dernières symphonies, très différentes d’esprit entre la dramatique Deuxième (1918) et la pastorale Troisième (1926), montrent toute l’évolution de son langage, aux lignes claires et épurées. Manifestement influencé par son séjour en France en 1910, où il découvre notamment Debussy, Madetoja compose deux ouvrages lyriques, Les Ostrobotniens (1924) et Juha (1934), où l’on retrouve la même économie de moyens, entre finesse harmonique et inventivité mélodique quasi inépuisable.

L’Opéra national de Finlande célèbre cette année le centième anniversaire de la création des Ostrobotniens, en lui consacrant une nouvelle production imaginée par Paavo Westerberg. Une exposition dans le hall évoque en quelques photos les huit précédentes mises en scène qui ont participé à entretenir la réputation de cet opéra emblématique en Finlande. Outre ses qualités strictement musicales, marquées notamment par un recours aux emprunts folkloriques de Botnie (vaste région centrale dont Madetoja était originaire), Les Ostrobotniens constitue la première réussite opératique en langue finnoise, là où Sibelius a échoué en ce domaine (malgré un unique essai achevé en 1896, en un acte, La Fiancée de la tour).

L’autre atout des Ostrobotniens revient à son livret d’essence vériste, qui entre en résonance avec les velléités d’indépendance de tout un peuple : les auditeurs se reconnaissent à la création dans le destin de ces paysans botniens exploités, en révolte face au pouvoir aussi expéditif que brutal d’un shérif sans foi ni loi. Si l’histoire originale visait davantage l’ancien oppresseur suédois, les auditeurs ne manquèrent pas de faire le lien avec le voisin russe, détesté pour avoir réduit peu à peu les privilèges de son Grand‑Duché, avant de lui accorder l’indépendance en 1917, du bout des lèvres. Présente en 1924, la menace expansionniste russe rôde toujours de nos jours, au moins pour les pays limitrophes.


C’est peu dire que cet opéra reste d’une actualité brûlante, qui donne encore plus de force à sa découverte sur la principale scène finlandaise. Le public ne s’y est pas trompé en venant en nombre pour célébrer l’événement, la veille de la fête nationale d’indépendance. D’emblée, l’Ouverture reprend les principaux thèmes de l’opéra, en un ton volontiers épique et dramatique. La mise en scène de l’acteur et réalisateur Paavo Westerberg, dont c’est là la toute première incursion dans le domaine lyrique, repose avant tout sur une transposition réussie de l’action dans les années 1960, rehaussée d’une scénographie spectaculaire. On aime ainsi l’idée initiale de l’abaissement vertical du rideau de scène, en forme de champ labouré, qui occupe toute la largeur du plateau. Tout au long de l’action, centrée sur les amours contrariés de deux jeunes couples idéalistes, les paysans surexploités triment en arrière‑fond, dans une bonne humeur gaillarde, entrecoupée des menaces du shérif. De quoi apporter des moments de détente comique, notamment lors des scènes de beuverie entre les deux vieillards au I. Au dernier acte, le personnage désopilant du Scribe viendra offrir un même effet de contraste, cette fois par rapport à la progression inéluctable de l’issue dramatique. Si le décor de ce même acte force l’admiration par son évocation réaliste des marais, on aurait aimé toutefois une direction d’acteur plus soutenue pour renforcer l’épaisseur des caractères des personnages. On note toutefois une attention bienvenue à lier la gestuelle des chanteurs aux moindres inflexions musicales : un sens du détail qui permet de rappeler que Madetoja, en symphoniste affirmé, a fait de l’orchestre un personnage du drame, toujours imprévisible et frémissant.

Le plateau vocal donne beaucoup de plaisir tout du long, ce qui n’est pas une mince affaire compte tenu du nombre de chanteurs sur scène. Les seconds rôles emportent l’adhésion, à l’instar des rôles comiques précités, tandis que Maria Turunen (Maija Harri) s'impose par sa présence interprétative, aux graves mordants et admirablement projetés. Si Johannes Vatjus (Antti Hanka) assure solidement sa partie, on lui préfère toutefois la ligne vocale souple et homogène sur toute la tessiture de Ville Rusanen (Jussi Harri). Son duo au début du III avec Johanna Nylund (Liisa) est l’un des sommets expressifs de l’opéra, même si on aurait aimé davantage d’investissement dramatique de la part de sa partenaire. Enfin, Tuomas Pursio se distingue par une noirceur sans ostentation dans le rôle vénéneux du Shérif, à l’instar d’un Kaapo Ijas qui soigne les équilibres dans la fosse, trouvant le ton juste entre éloquence dramatique et sensibilité à fleur de peau.

Un très beau spectacle, qui donne envie d’aller plus avant dans la découverte d’autres pépites finlandaises !

lundi 11 novembre 2024

« Edgar » de Giacomo Puccini - Nicola Raab - Opéra de Nice - 10/11/2024

En cette année de célébration du centenaire de la mort de Puccini, l’Opéra de Nice et son directeur Bertrand Rossi ne pouvaient sans doute pas rendre un plus bel hommage au compositeur en montant son deuxième opéra, Edgar, dans sa version originale de 1889 en quatre actes. Le compositeur conserva en effet tout au long de sa vie un sentiment d’ambivalence pour cet ouvrage, entre dégoût pour son livret bancal et souvenir ébloui des audaces musicales proches du dernier Wagner. Edgar peut être considéré comme le premier opéra du compositeur, tant par son ambition et son ampleur (plus de trois heures de musique), là où l’ouvrage précédent, Le Villi (1884), ressemble davantage à une cantate dramatique, d’une durée d’une heure environ.

Le semi-échec rencontré à la création (trois représentations) explique pourquoi Puccini remit plusieurs fois l’ouvrage sur le métier, et ce jusqu’en 1905. Découvrir la version originale de 1889 reste donc indispensable pour comprendre l’évolution artistique ultérieure du compositeur : on est ainsi d’emblée surpris par la présence considérable du chœur, sans parler de l’orchestre, d’une imagination débordante et envoûtante tout du long. Les deux premiers actes donnent ainsi plusieurs fois à entendre avant l’heure le Puccini sanguin et spectaculaire de La Fille du Far‑West (1910) ou de l’ultime opus inachevé, Turandot (1924). Parmi ses plus belles idées, Puccini oppose au I d’étonnants effluves orientalistes pour le personnage vénéneux de Tigrana, en contraste avec les mélodies d’église (reprises de sa Messa di Gloria) entonnées rageusement par la foule pour exclure la séductrice.


Si les deux derniers actes, plus inégaux et moins originaux, ont été réunis en un seul après 1889, les découvrir en l’état permet de mieux comprendre l’opposition entre les deux femmes aimées d’Edgar, Tigrana et Fidelia. Le livret reste toutefois, dans les différentes versions, l’écueil principal de l’ouvrage, même si on ne peut qu’être touché par les résonnances avec la biographie de Puccini, alors exclu par sa famille, suite à sa liaison adultérine et scandaleuse avec Elvira Gemignani.


Monté en coproduction avec les opéras de Nancy et Turin (la capitale piémontaise avait précisément accueilli la recréation mondiale de la version originale de cet opéra, en 2008), ce spectacle bénéficie de la mise en scène toute en finesse de Nicola Raab, qui reste très fidèle aux rares péripéties de l’action. Son travail s’appuie sur une direction d’acteur soutenue pour mettre en avant la force du groupe comme gardien de la moindre déviance à la règle commune, tandis que plusieurs immenses portes fermées à plusieurs moments clés figurent l’horizon bouché des tourtereaux, dans ce village aux traditions immuables. Le travail sur les éclairages, comme toujours chez Raab, impressionne également par sa justesse sans ostentation. On aime aussi l’idée de l’ajout d’un double de Tigrana, personnifié en enfant mendiant, rendant plus crédible sa trahison vénale finale, tout en l’éloignant des clichés habituels de la séductrice sûre d’elle, comme un double de Carmen. De quoi donner davantage de profondeur à ce personnage, socialement à l’opposé de Fidelia (en héritière toujours flanquée de son père). On quitte ainsi les rivages culpabilisants et peu modernes d’un personnage vu comme une tentatrice : Tigrana est ainsi davantage perçue comme le choix du cœur, là où Fidelia représente celui de la raison.

Le plateau vocal réuni se montre réjouissant de bout en bout, à quelques infimes détails près. Ainsi de Stefano La Colla (Edgar), qui assume son rôle avec vaillance, faisant valoir son beau timbre et son expressivité. Seuls quelques changements de registre dans l’aigu en puissance font entendre quelques détimbrages disgracieux, surtout au I. A ses côtés, Ekaterina Bakanova (Fidelia) impressionne par son velouté et sa puissance, malheureusement insuffisamment maîtrisée dans le suraigu. On aime aussi la Tigrana de Valentina Boi, qui ne force jamais les traits de l’outrance pour préférer un personnage pétri d’humanité : les piani raffinés de la chanteuse italienne sont un régal, de même que sa tenue de ligne, très solide sur toute la tessiture. Que dire, aussi, du superlatif Dalibor Jenis, déjà entendu dans le même rôle de Franck en 2002 à Radio France, dont l’élégance des phrasés montrent une attention soutenue au sens. Sa complainte mélancolique au I tient justement à distance tout pathos excessif, à l’instar d’un Chœur de l’Opéra de Nice toujours très juste dans ses interventions.

Après cette réussite, le public niçois ne manquera pas de découvrir à la mi‑mars 2025 l’autre grand événement de la saison avec la production de la rare Juliette ou La Clé des songes de Martinů. On a hâte de retrouver le chef‑d’œuvre lyrique du plus grand compositeur tchèque du XXe siècle (avec Janácek), dont l’histoire kafkaïenne est rehaussée par une orchestration éruptive et haute en couleur, à l’imagination débordante d’inventivité.

samedi 2 novembre 2024

Concert de l’Orchestre de Paris - Khatia Buniatishvili - Philharmonie de Paris - 30/10/2024

Kirill Karabits

L’Orchestre de Paris et son chef invité Kirill Karabits présentent un « programme de résistance », qui met à l’honneur deux joyaux de la musique russe en l’encadrant de pièces composées par un Ukrainien et une Iranienne. Au-delà de ce geste politique, le programme fascine par sa cohérence musicale, entre post-romantisme et impressionnisme, malgré une interprétation trop fantasque au piano.

Si la grande Salle Pierre Boulez se montre une nouvelle fois pleine à craquer en cette rentrée automnale, on le doit certainement à la présence de la pianiste Khatia Buniatishvili (37 ans), qui créé l’événement à chaque représentation. On peut bien entendu regretter que le choix programmatique se soit finalement tourné vers le Concerto pour piano n°2 (1901) de Sergueï Rachmaninov, en lieu et place du Troisième (1909), initialement prévu. Quoi qu’il en soit, l’osmose entre la Géorgienne et Kirill Karabits est d’emblée patente, tant les interprètes se fondent dans une vision commune, aux contrastes particulièrement exacerbés. Tout du long, les deux trublions choisissent ainsi de ralentir les phrasés dans les parties mesurées, parfois à l’excès, pour mieux les accélérer dans les passages virtuoses, occasionnant un piano souvent couvert dans les tutti. On peut adorer ou détester ce piano volontiers caricatural dans ses excès démonstratifs, au niveau interprétatif comme visuel (à l’image des mimiques de Buniatishvili lors des fins de phrasés).

En jouant avant tout sur les tempi, le toucher tour à tour sobre et véloce met curieusement le piano en retrait, comme si Rachmaninov avait composé une symphonie concertante, éloignée des virtuosités attendues en maints endroits. Il est vrai que l’accompagnement rond et soyeux de Kirill Karabits joue la carte d’une souplesse un rien flottante et cotonneuse, tout en ponctuant les fins de phrasés d’accents plus marqués, comme s’il n’allait pas jusqu’au bout de sa logique finalement très analytique. Le mouvement lent est certainement le plus réussi dans cette optique excluant tout vibrato et sentiment d’urgence. En bis, Khatia Buniatishvili surprend le public en reprenant le clavier à trois reprises, entre la Sérénade D.957 de Schubert, un arrangement des Rhapsodies hongroises de Liszt, puis un hommage à La Bohème de Charles Aznavour.

Khatia Buniatishvili

Parmi les curiosités en début de soirée, la musique de Théodore Akimenko (1876-1945) s’épanouit autour d’un bref mais ravissant poème nocturne, Ange (1912). On entrevoit l’art d’un compositeur ukrainien encore tourné vers le post-romantisme, qui ose tisser un langage paré de lumières impressionnistes aussi chatoyantes qu’envoûtantes, toujours très inspiré au niveau mélodique. Gageons que cet intérêt pour la musique ukrainienne incitera les programmateurs à s’intéresser à la musique de Boris Liatochinski (1894-1965), qui mérite bien davantage que l’oubli poli dans laquelle elle est maintenue sous nos contrées. Après l’entracte, on découvre une autre compositrice, cette fois contemporaine, en la personne de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh (née en 1992). Sa brève pièce, appelée Knell, baigne dans une ambiance mystérieuse aux longues phrases sinueuses, avant de gagner progressivement en intensité et se conclure en un accord volontairement abrupt. Le programme de salle précise que cette pièce fonctionne comme un Prélude, ce qui explique pourquoi Karabits enchaîne directement sur la Symphonie n° 2 (1902) d’Alexandre Scriabine (1872-1915).

Si le compositeur russe reste indissociable de son legs pour piano et de son chef d’œuvre symphonique Le Poème de l’extase (1908), on se réjouit de retrouver un ouvrage plus méconnu, mais déjà joué par l’Orchestre de Paris (sous la baguette de Evgueni Svetlanov en 1974, et plus près de nous en 2019, avec Paavo Järvi). Avec Kirill Karabits, on reste sur une trajectoire volontiers cotonneuse, qui tire Scriabine vers le modèle impressionniste, même si le dernier mouvement altier fait entendre des réminiscences romantiques plus affirmées. Le langage déjà très personnel de Scriabine impressionne par sa capacité à lier naturellement l’entrecroisement des mélodies, toutes reprises en alternance par les pupitres, comme autant de vagues agitées par la houle. Ce va-et-vient entre groupes d’instruments, autant que les variations de dynamique entre piani et forte, évoquent souvent la manière de Bruckner, mais sans les éruptions abrasives dévolues aux cuivres. L’un des sommets de l’ouvrage est atteint au troisième mouvement, dont les chants d’oiseaux évocateurs baignent dans une atmosphère digne des passages semblables imaginés par Wagner. Le finale plus tempétueux retarde plus d’une fois l’apothéose triomphale par des digressions infinies : on se laisse perdre volontiers dans les méandres de l’inspiration de Scriabine, qui tisse des délices de raffinements harmoniques, admirablement contrastés avec la charge plus virile des cuivres, en forme de péroraison conclusive. 

samedi 26 octobre 2024

« Iphigénie en Tauride » de Christoph Willibald von Gluck - Rafael R. Villalobos - Opéra des Flandres à Anvers - 25/10/2024

Après avoir été présentée à Montpellier l’an passé, la nouvelle production d’Iphigénie en Tauride de C. W. Gluck fait halte à l’Opéra d’Anvers, avec une distribution totalement renouvelée. La mise en scène de Rafael R. Villalobos transpose le drame dans les affres contemporaines de la guerre en Ukraine, nous rappelant ainsi que la Tauride se situe dans l’actuelle Crimée.

 

Le metteur en scène Rafael R. Villalobos (37 ans) s’est fait remarquer en France par plusieurs spectacles provocateurs, dont Le Barbier de Séville et Tosca, tous deux montés à Montpellier. A Anvers, le jeune trublion espagnol poursuit dans cette voie, en montrant toutes les horreurs de la guerre, notamment une scène de viol particulièrement réaliste, perpétrée par Thoas : de quoi noircir ce personnage et rendre plus crédible son assassinat en fin d’ouvrage. La principale idée de Villalobos consiste toutefois à enrichir le livret de plusieurs saynètes parlées, extraites d’Euripide et Sophocle. On y découvre en flashback les parents d’Iphigénie, Agamemnon et Clytemnestre, qui se déchirent sous les yeux de leurs enfants, encore préservés des épreuves à venir. Il est vivement recommandé de réviser au préalable l’ensemble du mythe associé à ces personnages pour bien saisir l’intérêt de ces ajouts. Enfin, Villalobos associe passé et présent en montrant une représentation théâtrale soudainement interrompue par le fracas des bombes. Ce recours au « théâtre dans le théâtre » a certes pour effet d’ajouter une distanciation sur les événements, mais peine à convaincre de sa pertinence sur la durée du spectacle.  

Face à cette mise en scène en demi-teinte, le plateau vocal emporte l’adhésion, malgré une prononciation inégale du Français selon les interprètes. Ainsi de Michèle Losier qui déçoit sur ce plan, et ce malgré ses origines québécoises. Sa technique solide sur toute la tessiture est un atout heureusement plus décisif, entre qualités de projection et rondeur du timbre. On aime aussi sa capacité à faire vivre son rôle d’une sensibilité frémissante, à l’instar d’un Kartal Karagedik touchant de bout en bout, notamment dans ses piani finement ciselés. Déjà applaudi ici-même dans Don Carlos en 2019, le baryton turc maîtrise admirablement la métronomie exigeante de l’articulation, propre à ce répertoire. Mais que dire des qualités superlatives de Reinoud Van Mechelen en ce domaine ? On reste toujours aussi admiratif de la clarté d’émission et de la force d’évidence qui émane de ses phrasés aériens, révélateurs de sa familiarité avec le baroque. Ne l’a-t-on pas entendu en début d’année dans l’autre Iphigénie en Tauride (1704), plus méconnue, de Desmarest et Campra ? Pour un peu, nous aurons peut-être un jour la chance d’apprécier son art dans l’Iphigénie (1781) quasi contemporaine de Piccinni, le grand rival de Gluck.

Quoi qu’il en soit, le chanteur flamand n’est pas le seul à se distinguer : ainsi de Wolfgang Stefan Schwaiger, superbe d’autorité en Thoas, de même que les Chœurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. Leur cohésion et leur raffinement ne sont pas pour rien dans l’accueil chaleureux réservé par le public à l’ensemble des artistes, en fin de représentation. On aime aussi la direction engagée de Benjamin Bayl, qui privilégie des attaques franches et directes, très impressionnantes lors des parties orageuses, surtout audibles aux deux premiers actes.


vendredi 25 octobre 2024

« Katia Kabanova » de Leos Janacek - Aurore Fattier - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/10/2024

Après une absence de 24 ans sur la scène liégeoise, Katia Kabanova de Leos Janacek fait son retour dans une nouvelle mise en scène confiée à la Française Aurore Fattier : une réussite quasi-parfaite, à saluer d’une pierre blanche, autour d’un plateau vocal de haut niveau.

Artiste associée au Théâtre de Liège, Aurore Fattier fait ses débuts dans le monde de l’opéra avec l’un des chefs-d’œuvre les plus parfaits de Janacek, que l’on ne se lasse pas d’entendre et réentendre. Adapté de la pièce éponyme d’Ostrovski, ce drame brûlant annonce Tchekhov par sa capacité à saisir les tourments, souvent ambivalents, d’individus pris au piège de destins tout tracés, comme du conformisme social. Janacek choisit de centrer l’action sur les états d’âme de Katia, une femme mariée tourmentée par son désir adultérin, en contradiction avec ses convictions morales et religieuses. L’incapacité de l’héroïne à sortir des schémas sociaux pré-conçus la conduit à la folie, là où son pendant plus « moderne », Varvara, choisit de s’affranchir de toute contrainte sociale en faisant le choix de la liberté, fût-ce au prix de la perte définitive de sa proche famille.

Les résonances de ce double apprentissage initiatique restent indissociables du parcours biographique de Janacek, qui aima en vainc une femme mariée, de 38 ans sa cadette. On comprend dès lors combien le récit tragique des amours contrariées de Katia dut profondément émouvoir Janacek, qui se lança à corps perdu dans la composition d’une musique d’une intensité rythmique éruptive et d’une grande force émotionnelle. Il faut ainsi concevoir l’orchestre comme un personnage à part entière du récit, qui accompagne les personnages d’une palette de couleurs mouvantes, à même de décrire chacun des caractères, bien au-delà du texte lui-même.

A cet égard, une des grandes réussites de la soirée liégeoise vient précisément de la direction flamboyante du chef Michael Güttler, qui n’a pas son pareil pour embrasser le drame de ses attaques franches et de ses tempi endiablés. Le maestro allemand sait aussi s’apaiser dans les parties plus lyriques ou émouvantes, afin de bien contraster les enjeux. On regrette toutefois qu’une sonorisation un rien excessive ne vienne trop favoriser l’orchestre par rapport aux chanteurs. Fort heureusement, le plateau vocal réuni est l’un des plus enthousiasmants du moment, malgré quelques réserves sur le rôle-titre. On aurait certes aimé un aigu moins criard dans les forte d’Anush Hovhannisyan (Katia Kabanova), de même qu’une épaisseur de timbre plus prononcée. Pour autant, la soprano arménienne s’empare de son rôle en une interprétation touchante de bout en bout, très réussie dans les scènes de fragilité.

Déjà entendu ici-même en début d’année dans Rusalka de Dvorak, Anton Rositskiy (Boris Grigorjevic) fait de nouveau forte impression, à la fois par sa présence scénique et sa solidité de ligne, sur toute la tessiture. La Kabanikha haute en couleurs de Nino Surguladze s’impose tout autant, même si elle ne fait pas dans la demi-mesure. Avec son tempérament volcanique et ses graves mordants, son personnage apparaît ainsi plus manichéen qu’à l’habitude, en forçant le côté sombre de la belle-mère. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, de la sonore Jana Kurucova (Varvara) au ténébreux Dmitry Cheblykov (Dikoj). Enfin, dans son rôle complexe de pleutre soumis à sa mère mais sincèrement amoureux de sa femme, Magnus Vigilius (Tikhon) se distingue par son éloquence sans ostentation.

Un autre motif de satisfaction revient à la mise en scène réussie d’Aurore Fattier, qui plonge les interprètes dans une pénombre mystérieuse pendant la quasi-totalité du spectacle, en revisitant son décor unique par une variété d’atmosphères et d’éclairages proprement envoûtante. On aime aussi l’utilisation de la vidéo pour montrer les visages en gros plans et aider d’emblée à définir les caractères des personnages, par quelques mimiques ou détails d’accoutrement. A plusieurs moments-clés du récit, la vidéo sait aussi insister sur les éléments décisifs, tels que la clé qui ouvre la porte des désirs refoulés ou le panneau d’interdiction de baignade, dont l’ironie annonce cruellement le drame à venir. C’est plus particulièrement le destin tragique de l’héroïne qui intéresse Aurore Fattier, qui ajoute plusieurs figurants sur le plateau, des enfants au double adolescent de Kat’a : de quoi figurer l’innocence encore préservée des choix, parfois cornéliens, induits par la ronde ensorcelante du désir amoureux.

lundi 21 octobre 2024

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Harry Kupfer - Opéra de Milan - 19/10/2024

Dix ans après sa création à Salzbourg, puis Milan en 2016, la production du Chevalier à la rose de Richard Strauss imaginée par Harry Kupfer triomphe au Teatro alla Scala de Milan : un plateau vocal d’un luxe inouï accompagne les débuts très attendus du chef russe Kirill Petrenko, comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire. Un succès accueilli par un public évidemment dithyrambique, qui invite à utiliser tous les superlatifs.

On a beau avoir parcouru de nombreux théâtres dans le monde entier, pénétrer pour la première fois à la Scala reste un moment inoubliable, comme un pèlerinage enfin accompli. Ce ne sont pas tant les proportions monumentales des six rangées de loge en hauteur qui impressionnent durablement, mais bien l’impression de faire partie d’un chaudron en ébullition, prêt à accueillir les chanteurs d’une bronca sans précédent. Il faut dire que la salle de 2000 places affiche complet pour la reprise attendue du Chevalier à la rose (1911) de Richard Strauss, dans une production intemporelle de Harry Kupfer. Disparu voilà déjà cinq ans, le metteur en scène allemand place d’emblée les interprètes dans un écrin visuel superbe, entre plateau épuré constitué de quelques éléments de décors revisités à vue, le tout admirablement distancié par d’immenses photos en arrière-scène de la Vienne début de siècle, où se situe l’action. Les éclairages très crus baignent le plateau d’une élégance froide qui impose la concentration sur le texte, tandis que la direction d’acteurs impressionne par la finesse de la gestuelle et des regards, adaptée à chaque caractère et toujours en lien avec la moindre inflexion musicale. Le seul motif d’agacement revient au plateau tournant, dont le mécanisme légèrement bruyant et pourtant utilisé avec parcimonie, se fait entendre.

On retrouve les deux interprètes principaux entendus à Salzbourg voilà dix ans, dont l’art interprétatif reste au firmament : ainsi de Krassimira Stoyanova (La Maréchale), dont l’élégance sans ostentation donne une vérité théâtrale touchante à son rôle, ne lassant d’impressionner par ses moyens intacts, entre souplesse d’émission sur toute la tessiture et ligne de chant toujours nuancée. Son monologue crépusculaire qui conclut le I est bien évidemment l’un des moments les plus émouvants de la soirée, qui justifierait à lui seul sa présence à la Scala. Que dire, aussi, de son comparse Günther Groissböck (Ochs), dont Stoyanova accompagne la balourdise de son œil tantôt réprobateur, tantôt attendri ? La basse autrichienne ne force jamais le trait du comique, en lorgnant davantage vers un rustre impétueux et bon enfant. Le timbre a certes perdu de sa splendeur, mais l’interprète reste toujours de grande classe, à l’instar d’une Kate Lindsey magnifique de ferveur en Octavian. La chanteuse américaine est certainement l’une des grandes révélations de la soirée, autant par son engagement que sa fraîcheur vocale. On aime aussi le chant raffiné et aérien de Sabine Devieilhe (Sophie), dont l’aigu divin compense un léger manque de puissance dans le médium. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau exceptionnel, à l’instar de l’impayable Michael Kraus (Faninal), en barbon finalement attendri par la sincérité de sa fille. Bastian-Thomas Kohl (le Commissaire de police) complète le tableau par son émission bien projetée, au caractère affirmé.

On ne saurait imaginer une soirée réussie du Chevalier à la rose sans un chef à la hauteur de l’événement, tant l’orchestre de Strauss constitue un personnage à part entière, tout au long de l’ouvrage : c’est peu dire que Kirill Petrenko réussit ses débuts à la Scala, en montrant dès l’ouverture toute son affinité avec ce répertoire qu’il connaît dans chaque recoin, après son mandat de directeur musical à l’Opéra de Munich (2013-2019). On doit à Dominique Meyer, actuel directeur de la Scala, de l’avoir accueilli ici, ce qui n’est pas la moindre de ses réussites. Autant l’allègement de la pâte orchestrale que l’irisation des couleurs sans vibrato, exacerbés par les contrastes de tempi parfois dantesques, font de cette direction une référence de haut vol, que l’on n’est pas près d’oublier.