mardi 21 octobre 2025

Concert de l'Ensemble L’Encyclopédie - Florent Albrecht - Salle Gaveau - 20/10/2025

Florent Albrecht

Rachetée l’an passé par Jean-Marc Dumontet, producteur de théâtre et président de l’association organisatrice de la cérémonie des Molières, la salle Gaveau a gardé comme « colonne vertébrale » la musique classique, même si d’autres propositions (conférences, concerts hors classique, pièces de théâtre, etc.) viennent enrichir l’offre principale. Un restaurant a également été installé au rez‑de‑chaussée, afin de multiplier les sources de revenu et rendre sa rentabilité à l’un des plus beaux fleurons parisiens en matière de concerts. La réputation de la salle principale de 1 000 places, inaugurée en 1907, n’est plus à faire, du fait de son acoustique parmi les plus parfaites de la capitale, naturellement dévolue au répertoire de piano et de musique de chambre.

C’est dans cet écrin que l’on retrouve l’ensemble sur instruments d’époque L’Encyclopédie, fondé en 2020 par Florent Albrecht (né en 1975). L’orchestre est en résidence à la Fondation-Musée Zoubov à Genève, là où son chef a achevé des études musicales sur le tard, après une carrière dans le marketing du luxe. Ce parcours original explique l’enthousiasme manifeste du chef pour ses débuts parisiens intra‑muros, lors de la présentation du concert face au public. Le Français est également soutenu par Harmonia Mundi, qui a édité un disque au programme similaire à celui proposé à Gaveau.

La salle comble réunie pour l’événement accueille un nombre important de jeunes enfants et d’adolescents, tous ravis par ce programme en grande partie dévolu aux « primo‑accédants ». On retrouve en effet, pour débuter la soirée, une des sérénades nocturnes de Mozart, qui fait la part belle à la répétition entêtante de la mélodie. Ce type d’ouvrage était en effet destiné aux diners et fêtes en plein air, sans que le public écoute spécifiquement la musique. Il fallait donc que celle‑ci soit simple, afin de capter l’auditeur peu attentif. L’interprétation de Florent Albrecht joue la carte de la clarté des lignes, en privilégiant la mélodie principale dévolue aux cordes dans l’aigu. La sonorité un peu aigrelette des premiers et seconds violons déçoit quelque peu, même si l’effectif réduit à huit interprètes est conforme aux usages de la fin du XVIIIe siècle.

Le concert prend davantage de saveur avec l’interprétation de la Symphonie des jouets, dont l’attribution reste nébuleuse : les frères Haydn et le père de Mozart furent ainsi les premiers à s’en voir attribuer la paternité, avant que les recherches récentes ne penchent, sans certitude, vers un obscur moine bénédictin du nom d’Edmund Angerer. Quoi qu’il en soit, le brio percussif à l’œuvre ravit l’assistance, en convoquant toute une série de bruitages aviaires au potentiel comique, du moins si l’on en croit les interprètes, proches du fou rire en certains endroits. L’esprit chambriste demeure, un rien trop sage et uniforme, malgré la légèreté évidente de cette musique de divertissement.

Après l’entracte, Florent Albrecht donne toute la mesure de son talent dans le Treizième Concerto pour piano (1783) du fils Mozart, qu’il interprète au pianoforte. Les tempi toujours très vifs du soliste jouent la carte de la vélocité, au détriment d’une volonté d’architecture et d’une mise en valeur de l’individualité des pupitres. Les sonorités des graves restent volontairement minorées, tandis qu’Albrecht se montre plus intéressant dans les passages lents, où son jeu respire davantage. Le public, un rien impatient, applaudit avant la fin du Rondo. Allegro conclusif, sous l’œil amusé du chef. L’assistance se régale ensuite de la rare Promenade musicale en traîneau de Léopold Mozart, avec des grelots et hennissements de cheval inattendus. Le carillon (glockenspiel) fait son retour pour donner une coloration savoureuse à la partition, avant qu’un bis, le Finale de la Vingt‑huitième Symphonie de Wolfgang, ne vienne conclure cette copieuse soirée.

lundi 13 octobre 2025

« Cendrillon » de Gioachino Rossini - Julien Lubek et Cécile Roussat - Opéra de Versailles - 11/10/2025

Parmi les spectacles phares de la saison versaillaise, Cendrillon (1817) de Rossini fait un retour attendu dans sa version française de 1868 : à l’Opéra royal, voilà un nouveau trésor du répertoire lyrique mis à l’honneur dans la langue de Molière, après deux productions mozartiennes consacrées à La Flûte enchantée en 2020 (disponible en disque et en streaming), puis à L’Enlèvement du sérail l’an passé (à retrouver en disque et DVD).

Directeur de Château de Versailles Spectacles depuis 2007, Laurent Brunner n’hésite pas à casser ce tabou bien français consistant à préférer systématiquement les versions originales, alors que les traductions étaient encore en vogue jusque dans les années 1970 dans tout l’Hexagone, ce qui permettait à un large public, notamment aux « primo‑accédants », de profiter de toutes les subtilités du livret. S’il est vrai que le confort du surtitrage a permis aux versions originales de s’imposer durablement, il faut reconnaître que les allers‑retours entre les écrans et la scène ne favorisent pas une concentration optimale sur les péripéties, surtout pour les spectateurs moins habitués à cette gymnastique. On notera par ailleurs que les pays germaniques n’ont jamais renoncé aux traductions pour les ouvrages comiques, comme on a pu le constater maintes fois, y compris pour des maisons d’opéra de premier plan, à Francfort (voir notamment Mascarade en 2021 et Les Brigands en 2021) ou à Berlin (voir La Belle Hélène en début d’année). Dans le même esprit, l’Opéra Comique à Paris proposera en avril prochain une version française très attendue de Lucie de Lammermoor de Donizetti, avec Sabine Devieilhe dans le rôle‑titre.

A Versailles, la distribution entièrement francophone joue aussi la carte du prestige avec rien moins que Gaëlle Arquez en Cendrillon : on ne présente plus la carrière internationale de la mezzo‑soprano originaire de Saintes, qui s’illustre ici par ses qualités de souplesse dans les phrasés, entre beauté suave des graves et mise en valeur d’une variété de couleurs. Seules les accélérations périlleuses de Rossini la mettent quelque peu en difficulté dans la nécessaire diction, à l’instar de la plupart de ses partenaires, à l’exception notable de l’admirable Jean‑Gabriel Saint‑Martin. Entre qualités dramatiques et projection insolente, le baryton rivalise d’énergie et de roublardise pour imposer un valet désopilant, qui vole la vedette à son prince, interprété par le pourtant expérimenté Patrick Kabongo. Invité régulier du festival Rossini de Bad Wildbad (voir récemment encore pour Le Comte Ory), le ténor français originaire du Congo impressionne une nouvelle fois par sa classe interprétative, tout particulièrement dans les effluves aériens de la seconde partie de soirée, où ses piani et ses qualités d’articulation en voix de tête font merveille. Il ne lui manque qu’un rien de puissance dans les ensembles et face à l’orchestre pour pleinement nous emporter.

Parmi les découvertes bienvenues, Alexandre Adra (né en 1998) s’épanouit dans le rôle du père ridicule : ce jeune membre de l’Académie de l’Opéra royal a toutefois encore à progresser dans l’outrance comique attendue, à l’instar de Gwendoline Blondeel (Eléonore) et Eléonore Pancrazi (Isabelle), trop portées sur le « beau chant ». Enfin, la grande satisfaction de la soirée revient à la prestation superlative d’Alexandre Baldo (Fabio), lauréat du Concours Talents Adami Classique en 2023 : entre maîtrise du souffle et de la prononciation, sans parler de la facilité de projection, chacune de ses interventions fait mouche, donnant beaucoup de crédibilité à son rôle de « Monsieur Loyal », tour à tour bienveillant et facétieux. Assurément un artiste à suivre.
 
On retrouve à Versailles une production donnée par deux fois à Liège (en 2014 et 2019), que Laurent Brunner a eu l’idée opportune de reprendre pour le public francilien, à l’instar d’autres spectacles comiques dans le passé (notamment Don Quichotte chez la duchesse de Boismortier, d’abord créé à Metz en 2015). Ce projet consiste à faire appel à nouveau au duo composé de Julien Lubek et Cécile Roussat, qui a fait rire plusieurs fois le public versaillais avec ses productions baroques (voir notamment Didon et Enée en 2015). Le pari est tenu face à une salle comble, étonnée par l’apport d’une troupe d’acrobates-danseurs entourant le personnage de Fabio, qui agit comme autant de bonnes fées pour l’héroïne, tout au long de l’action. Tels des explorateurs farfelus venus du futur pour nous raconter un conte bien connu (dont la version italienne diffère pourtant grandement du récit de Perrault), la troupe rivalise de gesticulations tantôt burlesques et poétiques, en un comique joyeux et bon enfant. Il faut évidemment se souvenir de l’enfant qui sommeille en nous pour se divertir de cet art sans prétention, émaillé de plusieurs surprises scénographiques.
 
Outre la prestation de bonne tenue du Chœur de l’Opéra Royal, l’Orchestre du même nom confirme qu’il est devenu un ensemble de qualité, depuis sa formation il y a six ans pour Les Fantômes de Versailles et les nombreuses tournées à l’étranger, de la Chine aux Etats‑Unis. A la baguette, Gaétan Jarry donne une leçon d’équilibre et de rebond rythmique parfaitement maîtrisée, conférant à son Rossini une vitalité enthousiasmante.

lundi 6 octobre 2025

« Satyagraha » de Philip Glass - Lucinda Childs - Opéra de Nice - 05/10/2025

Parmi les opéras inspirés par l’Inde au XXe siècle, tels que Sita de Holst (voir à Sarrebruck l’an passé) et surtout Padmâvatî de Roussel (voir à Paris en 2008), Satyagraha (1980) voit son aura grandir sur toutes les scènes lyriques, y compris dans notre pays, longtemps réfractaire au courant minimaliste. La renommée de son compositeur Philip Glass (88 ans) s’appuie sur une carrière prolifique en de nombreux domaines, des symphonies aux musiques de film (dont The Hours en 2002), tout en restant ornée des premiers succès opératiques de la trilogie des années 1970 dédiée à des portraits de personnages célèbres : Satyagraha (1980) en constitue le deuxième volet indépendant, après Einstein on the Beach (1976) et Akhenaton (1983). L’Opéra de Nice a déjà présenté l’ouvrage consacré au célèbre pharaon en 2020, pendant la pandémie, avant de poursuivre aujourd’hui avec la figure de Gandhi.

On retrouve pour ces deux productions une figure emblématique en la personne de la chorégraphe Lucinda Childs, qui a participé à la création d’Einstein on the Beach, en tant que coauteur et interprète. C’est donc là une caution de choix pour cette artiste proche de Glass par son art tout aussi économe, entre gestes répétitifs et harmonieux, qui s’insèrent parfaitement dans l’ambiance hypnotique à l’œuvre ici. La danse ne prend jamais le pouvoir, en incluant les chanteurs dans les mouvements, tout en jouant sur la géométrie et les volumes (avec une plateforme à deux niveaux sur scène, ainsi qu’une passerelle devant l’orchestre). Alternant processions et rituels, les interprètes chantent à différents endroits de la salle, en embrassant ainsi la totalité de l’espace, à l’instar des vidéos omniprésentes d’Etienne Guiol : ces dernières impressionnent durablement, du fait de leur projection bien au‑delà de la scène, sur les balcons et sur le plafond de l’élégante salle de l’Opéra de Nice.

Il est d’ailleurs à noter que le directeur, Bertrand Rossi, a eu la bonne idée de faire appel à cet artiste formé à l’école de dessin Emile Cohl pour créer un spectacle immersif à 360°, appelé « Une journée à l’Opéra » et créé pendant l’été 2025. La concomitance de ces deux projets explique la qualité exceptionnelle des projections, qui plongent le spectateur en un envoûtement permanent, faisant la part belle aux motifs géométriques comme à l’écriture en sanskrit (la langue des textes sacrés hindous, choisie par Glass pour les parties chantées). Le spectacle refuse de se plier à une narration trop explicite au niveau visuel (à l’exception de barreaux de prison projetés pendant l’épisode de l’enfermement de Gandhi en Afrique du Sud), laissant l’auditeur se concentrer sur le texte, entre profondeur poétique, religieuse et philosophique.

Face à cet ouvrage moins spectaculaire par rapport aux deux autres de la trilogie, le chef français Léo Warynski joue la carte de la lisibilité et de la transparence des textures, dans une parfaite mise en place. On aimerait toutefois davantage de caractère, ici et là, pour faire vivre d’une plus grande intensité les infimes subtilités des phrasés mouvants de Glass. Il se rattrape quelque peu lors des passages plus expressifs au II, où ses tempi allants évitent tout pathos. Le Philharmonique de Nice se montre quant à lui à la hauteur de l’événement, à l’instar du très sollicité Chœur de l’Opéra de Nice, admirable de précision et d’engagement.

Le plateau vocal doit beaucoup à la prestation toute de mesure et d’équilibre de Sahy Ratia, qui porte la déclamation de Gandhi sans ostentation, avec une confiance sereine adaptée au personnage. Son timbre clair et son émission souple l’aident beaucoup dans cette optique, en lien avec les intentions spirituelles de l’ouvrage. On aime aussi les couleurs et les graves bien articulés de Karen Vourc’h, à l’inverse d’une Melody Louledjian trop sonore par rapport à ses partenaires. Le reste de la distribution montre une belle homogénéité, très applaudi en fin de soirée par le public, à juste titre ravi par cette production mémorable.

mardi 30 septembre 2025

« Les Contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach - Lotte de Beer - Opéra Comique - 29/09/2025

 

Resté inachevé, l’ultime ouvrage de Jacques Offenbach continue de susciter les controverses musicologiques, entre différentes éditions critiques. La dernière en date appartient au spécialiste actuel d’Offenbach, Jean‑Christophe Keck, qui propose non pas une version figée et définitive, mais rassemble l’ensemble des sources disponibles : c’est sur cette base que le spectacle réunissant l’Opéra national du Rhin, où il a déjà été donné en début d'année, avec un plateau vocal différent), l’Opéra-Comique et le Volksoper de Vienne a choisi de construire une dramaturgie inédite de l’action, avec des dialogues réécrits par Peter te Nuyl, pour une durée totale du spectacle réduite à 3 heures (entracte inclus).

Ce parti pris a pour conséquence de resserrer le récit autour du chemin initiatique d’Hoffmann, ce qui permet de plonger au cœur de ses tourments intérieurs en liant les tableaux d’une sorte de psychanalyse avec sa muse – ici transformée en ange gardien bienveillant, qui ne se prive pas de réparties ironique et critique. La répétition des schémas obsessionnels du héros conduit la muse à s’interroger sur sa vision de l’idéal féminin, davantage intellectuelle que concrète, Hoffmann préférant se réfugier dans la fantasmagorie, comme un cousin éloigné de Don Quichotte. Ces dialogues très bien écrits apportent une touche féministe très présente mais jamais écrasante, qui colle bien à l’air du temps. On regrette toutefois que la concentration sur le héros se fasse au détriment des personnages secondaires, réduits dès lors à peau de chagrin, d’un point de vue dramaturgique comme musical.

La proposition scénique de Lotte de Beer, directrice artistique du Volksoper de Vienne, plonge l’écrivain Hoffmann en une sorte de cauchemar mental, représenté sous la forme d’une boîte volontairement étroite : est‑ce la représentation de son appartement crasseux, dans lequel il revisite ses désirs inaboutis et son manque d’inspiration artistique ? Quoi qu’il en soit, le début du spectacle sobre et stylisé apparaît trop figé pour convaincre, là où une imagination plus débridée aurait permis de bien distinguer le fantasme du commentaire plus sérieux sur l’action. Après l’entracte, Lotte de Beer prend davantage de risques en impliquant le chœur dans les péripéties, en une direction d’acteur bien réglée. On aime aussi l’idée de la spatialisation de l’Ensemble Aedes en plusieurs endroits de la salle Favart, ce qui permet de se délecter de la précision et de l’écoute mutuelle de cet ensemble vocal, parmi les meilleurs du moment.

La distribution mérite elle aussi tous les éloges, malgré quelques réserves de détail. Michael Spyres incarne un Hoffmann à la fois fragile et ardent, d’une souplesse de phrasé toujours admirable. On aime aussi sa diction française exemplaire et sa projection généreuse, malgré un timbre ingrat dans les accélérations vers l’aigu. La Muse omniprésente d’Héloïse Mas donne à l’ensemble une force de conviction mémorable : ses interventions, tour à tour malicieuses et émouvantes, donnent beaucoup de plaisir tout du long. Que dire, aussi, de la quasi parfaite Amina Edris, qui à l’exception de suraigus métalliques, se distingue par une virtuosité éblouissante, autant que la sincérité poignante de son interprétation ? Quant à Jean‑Sébastien Bou, il brille une fois encore par sa présence théâtrale, sculptant chaque réplique avec un mélange d’humour noir et de menace. Seul le grave le voit quelque peu en difficulté dans les piani, un rien trop sages en comparaison. Parmi les seconds rôles, Matthieu Justine se distingue par son art raffiné des phrasés, à l’inverse du trop sonore Raphaël Brémard, qui déçoit dans ses différentes réparties comiques.

Enfin, il faut souligner toutes les qualités de la direction de Pierre Dumoussaud, en spécialiste reconnu de ce répertoire (voir Fantasio en 2018 et Le Voyage dans la lune en 2021) : la variété de son inspiration se régale des changements d’atmosphère, toujours au plus près de la conduite narrative. Un régal de contrastes virevoltants, au rebond rythmique volontairement architecturé dans les parties solennelles, plus souple et apaisé dans les parties lyriques. 

lundi 29 septembre 2025

« Company » de Stephen Sondheim - James Bonas - Opéra de Bordeaux - 27/09/2025

 

Fidèle à sa mission de promouvoir de jeunes interprètes dans le cadre d’une coproduction itinérante à travers toute la France, Génération Opéra (anciennement Centre français de promotion lyrique) s’est illustré ces dernières années dans la résurrection réussie du Voyage dans la lune d’Offenbach (voir à Marseille en 2021). C’est donc peu dire que le nouveau cru est attendu avec impatience, surtout quand Génération Opéra a fait le choix de proposer une comédie musicale en création française, en s’intéressant au tout premier chef‑d’œuvre lyrique de Stephen Sondheim, Company (1970). Agé de 40 ans, celui qui était alors principalement reconnu pour ses talents de parolier (grâce au succès de West Side Story en 1957) devient l’un des piliers du genre : chaque nouveau spectacle est ainsi un événement, à l’instar du tourbillonnant Follies, composé en 1971 et que l’on retrouvera avec grand plaisir l’an prochain, à Strasbourg.

En attendant, il faut courir applaudir la production très réussie de Company dans l’un des nombreux théâtres accueillant la tournée, qui s’achèvera en 2027. Cette réussite tient avant tout de son livret aux effluves psychanalytiques, l’un des plus originaux qu’il nous ait été d’apprécier en ce domaine, avec Lady in the Dark de Kurt Weill (voir en 2022 à Breda) et Into the Woods du même Sondheim (voir l’an passé à Bâle).

La grande force de Sondheim est de toujours rester accessible et enjoué, malgré son sujet aux interrogations existentielles, celui des choix individuels à faire face à la pression sociale omniprésente, ici exercée sur un célibataire cerné par les injonctions au mariage et les attentions castratrices de ses « amis ». L’énergie débridée et l’ironie féroce qui irriguent la partition sont un régal de chaque instant, pour qui veut bien comprendre les nombreuses allusions et le second degré, sources de fréquents fous rires dans le public. La critique plus amère de la mégalopole de New York, en broyeuse des états d’âme et des rêves des protagonistes, trouve un écho toujours actuel.


La mise en scène de James Bonas plonge d’emblée les personnages dans la pénombre des hésitations du personnage principal, revisitant chaque saynète d’une coloration fantaisiste et savoureuse. On aime ainsi la figuration initiale de l’anniversaire surprise avec en fond de scène des barreaux qui font penser à une prison : à l’instar des diminutifs infantilisants attribués à Robert, cette scénographie insiste sur l’étroitesse des perspectives du célibataire, face à une société avide de conformisme. Avec quelques accessoires judicieusement agencés, toujours rehaussée de l’utilisation opportune de la vidéo, ce spectacle efficace avance sans temps morts, toujours fidèle à chaque péripétie.

En dehors de l’orchestration originale de Jonathan Tunick, qui fait la part belle à des instruments inattendus, tels que la batterie et le synthétiseur, l’un des grands plaisirs de la soirée vient de l’alternance étourdissante des musiques virevoltantes et solaires de Sondheim : son inspiration navigue entre swing, accents jazzy et coloration minimaliste dans les passages enlevés, sans parler des parties plus intimistes où l’on croirait entendre le lyrisme éperdu d’une Barbra Streisand à la même époque, soutenue par violons et bois voluptueux. Ces dernières parties sont principalement dévolues aux interrogations existentielles du célibataire Bobby, ici interprété par un Gaétan Borg (né en 1979) criant de vérité dans ce rôle. Si son physique avantageux comme son timbre suave le rendent très crédible, on aime aussi ses qualités théâtrales toujours très investies : un atout décisif pour un rôle décisif pendant tout le spectacle. On lui souhaite toutefois de fendre plus encore l’armure au niveau vocal pour nous emporter davantage dans le lyrisme attendu, notamment dans le rayonnement et la longueur de souffle.

C’est précisément en ces deux derniers domaines que Neïma Naouri émerveille en Marta, quelques semaines après sa prestation non moins réussie à Paris dans Gypsy, aux côtés de sa mère Natalie Dessay. On aime aussi la prestation étourdissante de Marion Preïté (Sarah), en femme amoureuse prête à renoncer à son mariage le jour de la cérémonie : son débit virtuose en mitraillette, aux allures rossiniennes, provoque admiration et hilarité. Que dire aussi de la toujours aussi admirable Jasmine Roy (Joanne), qui illumine la fin de la soirée dans l’un des morceaux les plus célèbres de la partition, celui du récit d’une femme d’âge mûr de la haute société qui voit son pouvoir de séduction vaciller avec les années ? Mordante et engagée, Jasmine Roy convoque toute sa science du jeu pour faire de cette scène un moment mémorable. Tous les autres rôles sont à la hauteur de l’événement, en relevant le défi d’une interprétation des (nombreux) dialogues en français, en alternance avec les passages chantés : autant la prononciation parfaite que la précision rythmique ravissent. L’ensemble de la troupe est soutenue par la direction pétillante du grand spécialiste de ce répertoire qu’est Larry Blank (73 ans), qui rivalise de bonne humeur jusque dans la reprise finale de l’entêtant « Side by side », entonné par tout le plateau, sous les applaudissements ravis du public. On en redemande !

samedi 27 septembre 2025

Concert du Choeur de Radio France et de l'ensemble Les Apaches - Lionel Sow - Maison de la Radio - 25/09/2025

Comment le plus français des compositeurs suisses, Arthur Honegger (1892‑1955), a‑t‑il pu à ce point disparaître des programmes de la plupart de nos orchestres parisiens ? Ce membre le plus éminent du « Groupe des Six » avec Francis Poulenc a beau être né au Havre, avoir fait ses études et passé la plus grande partie de sa vie en France, force est de constater son éclipse durable, aux côtés d’autres figures tout aussi emblématiques de son temps, comme Roussel et Martinů. Alors on ne boude pas son plaisir de retrouver l’ouvrage qui l’a fait connaître internationalement du jour au lendemain, que le Chœur de Radio France n’avait plus chanté depuis 2009 lors d’un concert à la Salle Pleyel.

A l’instar de ces deux occasions, le chef de chœur fait office de chef d’orchestre, tout en choisissant la version originelle pour dix‑sept instruments, comme c’est souvent le cas désormais au disque. On regrette toutefois qu’il n’ait pas été fait appel à des membres du Philharmonique de Radio France, comme cela avait été le cas en 2008 et 2009, pour préférer des membres de l’ensemble privé Les Apaches !. En dehors de cette réserve d’ordre budgétaire, force est de constater que les dix‑sept musiciens réunis relèvent haut la main le défi de la musique kaléidoscopique d’Honegger, qui alterne de courts bijoux ciselés, sans temps morts.

On regrette toutefois le parti pris d’une direction trop analytique et prudente de la part de Lionel Sow, qui manque d’allant et d’entrain dans les parties mesurées, aux tempi étirés. Le souffle attendu est davantage présent dans les parties verticales, surtout en seconde partie de soirée. Sow tombe aussi dans le piège de musiciens souvent couverts par les cent choristes réunis, ce qui apporte un déséquilibre audible dans plusieurs passages. Fort heureusement, le Chœur de Radio France s’acquitte de sa tâche avec un engagement bienvenu, tout de lisibilité et de transparence, en lien avec les intentions du chef.

Un autre motif de satisfaction vient des solistes réunis, qui sont passés par l’Académie de l’Opéra national de Paris : ce point commun est immédiatement audible par leur attention à la prononciation et au texte, un atout décisif dans ce répertoire. Le ténor chinois Yu Shao se distingue par son sens de la clarté, même si on aurait aimé une émission moins étroite, au service d’une interprétation plus solaire. Rien de tel pour les merveilleuses Marianne Croux et Cornelia Oncioiu, qui rivalisent de précision et d’intensité, faisant valoir des timbres superbes. C’est précisément en ce domaine que Lambert Wilson déçoit en récitant, faisant entendre une certaine fatigue vocale, à l’émission grasseyante, par ailleurs trop extérieure dans les intentions dramatiques. On lui préfère de loin la prestation investie d’Amira Casar dans le court rôle de la Pythonisse, malgré un abus audible du confort du micro.

La soirée avait aussi pour intérêt de découvrir en création mondiale la partition de Sanctuaires d’Othman Louati (né en 1988) : disséminé en plusieurs parties de l’ouvrage d’Honegger, le travail du percussionniste et compositeur français joue d’un continuum sonore au parfum envoûtant, héritier de l’école spectrale, qui s’insère bien dans l’œuvre. Cette proposition délicate fait entendre des bruitages en écho souvent morcelés, aux silences habités, tandis que les effets de chuchotements qui parcourent le chœur apportent un côté plus insaisissable et étonnamment sensuel. 

mardi 16 septembre 2025

Concert de Vox Luminis et du Freiburger Barockorchester - Lionel Meunier - Festival d'Ambronay - 13/09/2025

Dans un contexte budgétaire serré, le Festival d’Ambronay a été contraint de faire des choix inédits, en supprimant un week‑end pour cette édition : cette initiative permet de préserver le niveau de qualité attendu pour l’ensemble des concerts maintenus, ce qui est à saluer. On peut à la fois en juger par la liste des artistes programmés, de Raphaël Pichon à Leonardo García Alarcón, en passant par Camille Delaforge, mais également par l’ambition intacte des programmes proposés, à l’image des concerts Scarlatti en début de festival. La musique de Jean‑Sébastien Bach est également à l’honneur cette année, avec deux concerts très attendus : des cantates de jeunesse, le 19 septembre prochain avec l’ensemble Les Correspondances de Sébastien Daucé, succéderont ainsi au présent concert, consacré à l’iconique Messe en si (1749) de Bach.

On retrouve pour l’occasion les forces réunies du chœur Vox Luminis, fondé en 2004 par Lionel Meunier, aux côtés de l’Orchestre baroque de Fribourg, dont la réputation n’est plus à faire depuis ses succès internationaux avec Thomas Hengelbrock puis René Jacobs, notamment. Pour ce concert, la direction est partagée entre le premier violon Péter Barczi, officiant de son poste pour l’orchestre, en lien avec Lionel Meunier, placé au centre du chœur. S’il était fréquent au XVIIIe siècle qu’un ou plusieurs interprètes assurent la direction musicale sans que cette fonction soit isolée, cette spécificité apporte pour ce début de concert plusieurs imprécisions audibles, surtout pour les cordes, un rien flottantes par endroits. De même, il faut nécessairement renoncer à ses habitudes d’écoute pour accepter le parti pris de recourir à des solistes issus du chœur, tant la virtuosité attendue fait défaut : c’est là un choix effectué par de nombreux autres formations baroques (Bach Collegium Japan ou Collegium Vocale de Gand, par exemple), qui se fondent là aussi sur une tradition perdue au XIXe siècle, lorsque la musique de Bach a été redécouverte.


On gagne dès lors en homogénéité et en simplicité d’élocution ce que l’on perd en théâtralité, même si chaque soliste vient alternativement se présenter face au public, sur un podium en milieu de scène. A ce jeu‑là, certaines individualités se détachent davantage, à l’instar des deux interprètes chargés de la partie d’alto, Victoria Cassano, puis William Shelton, en fin de soirée, lors d’un émouvant et sobre « Agnus Dei ». Auparavant, on aura apprécié en premier lieu le superbe chœur Vox Luminis, dont chaque intervention illumine la soirée. Mise en place superlative, équilibre entre les pupitres et écoute mutuelle fondent les qualités de cet ensemble judicieusement mis en avant par l’Orchestre baroque de Fribourg. En dehors des cordes, trop timides dans les passages dramatiques, l’orchestre vaut quant à lui par sa variété de couleurs, tout autant que sa perfection technique (trompettes et premier hautbois, surtout). Une soirée émouvante par sa classe interprétative sans ostentation, à la hauteur du chef‑d’œuvre éternel de Bach.

dimanche 14 septembre 2025

Concert de l'ensemble La Palatine - Festival d'Ambronay - 13/09/2025

 

Le Festival d’Ambronay poursuit son opportune exploration du legs religieux d’Alessandro Scarlatti, déjà entamée la veille lors d’un concert passionnant. Place cette fois au plus intimiste Stabat Mater (vers 1724), avec les forces réduites en nombre de l’Ensemble La Palatine. Créé en 2019 par la soprano Marie Théoleyre et le claveciniste Guillaume Haldenwang, cet ensemble sur instruments d’époque a été révélé par le dispositif d’accompagnement Eeemerging+, un programme européen coordonné à Ambronay. Un disque du label Ambronay a suivi en 2022, confirmant la stature de cette formation à géométrie variable, élargie en fonction des projets. Pour ce concert, Marie Théoleyre fait équipe avec le jeune contre‑ténor Rémy Brès‑Feuillet, lui aussi soutenu par Eeemerging+.

Déjà engagé par l’Opéra de Paris en début d'année dernière pour la reprise de Jules César en Egypte de Haendel, le contre‑ténor d’origine avignonnaise ravit par son timbre charnu, sa longueur de souffle et sa projection aisée dans les graves. On note toutefois quelques changements de registre audibles dans l’aigu, surtout en comparaison de sa partenaire, techniquement parfaite. Marie Théoleyre captive tout du long par sa capacité à sculpter les mots, toujours au service du sens. C’est là un atout décisif dans cet ouvrage moins théâtral que la veille, aux effets discrets, tels ces silences obsédants par endroits. Le programme très bien construit ajoute quelques pages orchestrales et deux airs accompagnés par un Guillaume Haldenwang toujours attentif aux variations d’atmosphère et aux équilibres. En bis, les interprètes font un clin d’œil à l’histoire, en interprétant le début du Stabat Mater de Pergolèse, qui a remplacé celui de Scarlatti à la Confraternité napolitaine des Chevaliers de la Vierge des Douleurs (commanditaire des deux ouvrages).

samedi 13 septembre 2025

Concert de l'ensemble Ghislieri - Giulio Prandi - Festival d'Ambronay - 12/09/2025

 

Parmi les compositeurs les plus renommés de son temps, Alessandro Scarlatti (1660‑1725) reste aujourd’hui injustement méconnu, malgré une production considérable dans tous les domaines, particulièrement dédiée à l’opéra (une centaine de titres) et à la musique religieuse. Malgré les efforts de René Jacobs ces dernières années, ornés notamment d’une prestigieuse création scénique à l’Opéra de Paris (avec l’oratorio Il Primo Omicidio), la figure de ce génie reste dans l’ombre de son fils Domenico, dont les sonates pour clavier figurent toujours au répertoire.

On ne peut donc que se féliciter de l’initiative du Festival d’Ambronay de célébrer en grande pompe les trois cents ans de la mort de ce compositeur emblématique de l’école napolitaine, capable de créer un pont entre rigueur contrapuntique et lyrisme opératique (y compris dans ses œuvres religieuses). Le tout premier concert du festival est ainsi entièrement consacré à sa musique, avec les forces bien connues à Ambronay des Ghislieri : en s’adressant au public, son fondateur Giulio Prandi rappelle d’ailleurs que le Centre culturel de rencontre les a très tôt soutenu, en accueillant leur premier concert en dehors d’Italie dès 2012, avant de les inviter régulièrement ensuite (voir notamment en 2014 et 2015). Depuis, le chef italien a fait des débuts attendus à la Scala de Milan, toujours accompagné de son ensemble sur instruments d’époque et de son chœur, démontrant ainsi toute la confiance accumulée avec les années, au concert comme au disque.

Giulio Prandi a choisi de centrer ce concert sur la dernière période créative de Scarlatti, celle des années 1720, dont sont issues toutes les œuvres présentées. Plusieurs extraits des Vêpres de sainte Cécile sont ainsi donnés pour chauffer les troupes et entrer immédiatement dans le style virtuose des mouvements d’apparat dont Scarlatti se fait le chantre, en contraste avec des parties plus intimistes. L’une des originalités de la soirée est de fréquemment entendre Scarlatti recourir à l’ensemble des solistes réunis en quintette, offrant des couleurs aussi expressives que soutenues. L’autre particularité de son dernier style est de recourir à une alternance de motifs très courts pour irriguer les morceaux, tous enchaînés sans temps mort. Même si elle n’évite pas quelques banalités par endroits, l’imagination débordante de Scarlatti réjouit tout du long, en ce qu’elle pétille et fourmille d’idées.


La majestueuse et globalement enjouée Messe de sainte Cécile montre d’emblée toute la science de Scarlatti pour l’entremêlement des différentes forces réunies, avec le chœur très sollicité au côté des solistes. Les vocalises omniprésentes dans les verticalités mettent parfois à mal dans le haut niveau de virtuosité requis, à l’instar de la soprano Maria Grazia Schiavo, qui n’évite pas quelques sorties de piste au niveau de la justesse. En dehors de ces imperfections techniques, elle fait valoir un timbre superbe sur toute la tessiture, de même que Margherita Maria Sala, aux graves bien projetés. Si Carlotta Colombo et Raffaele Giordani assurent quant à eux l’essentiel, on aime plus encore la basse incarnée d’Alessandro Ravasio, à l’émission aussi noble que parfaitement articulée. Assurément le chanteur le plus convaincant de la soirée, que l’on espère réentendre très vite.

Si l’orchestre, particulièrement les bois, se montre à la hauteur de l’événement, on note des cordes aiguës un rien timides (à moins que l’acoustique ne soit en cause ?), là où les graves apparaissent plus engagés en comparaison. Mais c’est surtout l’incomparable Chœur Ghislieri qui fait tout le prix de la soirée, avec un niveau d’homogénéité impressionnant de maîtrise, autour de sopranos aussi souples qu’aériennes. On aime ainsi la capacité du chœur à s’envoler dans les virtuosités requises par la partition, tout particulièrement la dernière partie très réussie du Credo. Chacune des interventions expressives est un moment de grâce particulièrement rendu par la direction toute d’équilibre et de précision de Prandi, très attentif aux nuances – notamment la construction étagée du tendre et hypnotique Agnus Dei, rythmé par d’énigmatiques pauses.

La soirée se conclut avec la création mondiale du Te Deum, récemment retrouvé dans les archives italiennes, qui poursuit sur les mêmes cimes d’inspiration, avant que la reprise du Magnificat initial, en bis, ne vienne apporter un dernier moment d’éclat à ce concert très réussi. 

jeudi 4 septembre 2025

Concert de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig - Andris Nelsons - Philharmonie de Paris - 03/09/2025

Andris Nelsons

Un nouveau festival à Paris ? C’est le projet qu’initie en cette rentrée la Philharmonie, avec l’organisation de cinq concerts de prestige, réunissant les phalanges musicales de Leipzig, Berlin, Milan et Paris, toutes dirigées par les meilleurs chefs du moment. Appelée « Prem’s » sur le modèle des Proms londoniens, cette première édition lance un clin d’œil au plus célèbre des festivals symphoniques, en reprenant le principe populaire d’un placement debout au parterre : 700 places au tarif de 15€ sont ainsi proposées pour chaque programme, ce qui en fait une des propositions les plus alléchantes de ce début de saison, à ne rater sous aucun prétexte !

A l’instar des Proms, le dernier concert très attendu avec l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä se distingue par son programme original, autour de la France et de l’Amérique : on ne sait pas encore si le public sera incité à chanter, comme c’est le cas à Londres pour accompagner les pièces patriotiques britanniques (au premier rang desquelles la première marche militaire de Pomp and Circumstance d’Elgar), mais c’est là une hypothèse à envisager. En attendant, le festival accueille pour deux concerts (dont le premier la veille, dédié à Dvorak et Sibelius), l’un des orchestres les plus fameux d’outre-Rhin, le Gewandhausorchester de Leipzig. En tournée européenne, l’orchestre allemand a notamment fait étape aux… Proms, avant sa venue à Paris. On le retrouve pour un programme d’une grande cohérence, qui confronte les inspirations religieuses de deux géants du XIXème siècle, Mendelssohn et Brahms, inspirés par les racines protestantes germaniques.

Le concert débute avec la symphonie « Réformation » de Felix Mendelssohn, en réalité sa Deuxième symphonie, si l’on s’en tient à l’ordre chronologique. Suite à l’échec de la première représentation en 1832, le compositeur mis de côté l’ouvrage, pour ne plus jamais revenir dessus. C’est pourtant là une symphonie d’une haute inspiration, composée pour fêter le tricentenaire de la confession d’Augsbourg, un des textes majeurs de la Réforme de Luther. Encore influencée par le style de Beethoven, cet opus souvent sous-estimé embrasse plusieurs citations de thèmes religieux, tels que l’Amen de Dresde ou le choral « Notre Dieu est une solide forteresse ». Dès les premières notes de l’introduction lente, le chef Andris Nelsons (né en 1978) imprime une concentration sur les enjeux d’élévation spirituelle, en refusant tout effet dramatique inutile. Le fondu ouaté qui se dégage de la superposition des lignes, aux transitions souples sans vibrato, impressionne par ses qualités de mise en place et son exploration des moindres détails dans les piani. Le chef letton n’en oublie pas le discours d’ensemble, en accélérant subrepticement le tempo dès l’exposition du premier thème, tout en restant très attentif aux nuances et aux fins de phrasés, d’un raffinement exquis.

La délicatesse aérienne qui se dégage du deuxième mouvement met en valeur les qualités d’orchestrateur de Mendelssohn, tandis que Nelsons minore la virtuosité des interventions aux vents pour mettre l’ensemble des instruments sur le même plan. Les premières mesures de l’Andante poursuivent sur cette lignée, sans pathos inutilement surligné. Mais c’est plus encore le Finale qui impressionne par la maîtrise de ses éléments entremêlés, de l’introduction superbe sans triomphalisme à la marche savante en écriture fuguée, en hommage à Bach. Ce dernier mouvement aussi entêtant qu’efficace, en ce qu’il revisite la mélodie principale en de multiples variations, évite tout pompiérisme sous la baguette toute de mesure de Nelsons, très engagé tout du long.

Après l’entracte, les troupes s’étoffent plus encore, en entrant accompagnées du Chœur de l’Orchestre de Paris, pour porter haut l’un des chefs d’œuvre de Brahms, Un Requiem allemand (1868). Là encore, Andris Nelsons reste attaché à pénétrer les intentions de l’ouvrage, très personnel du fait de son écriture basée sur les écritures saintes, mais détachée de toute tradition liée aux messes de Requiem. Bouleversé par le décès prématuré de son ami Robert Schumann en 1856, puis par la mort de sa mère en 1865, Brahms colore le début de l’ouvrage d’une palette inhabituellement sombre et immobile : Nelsons donne une nouvelle leçon d’équilibre, en faisant entendre les moindres détails du jeu subtil sur les nuances, aux graves menaçants souvent en sourdine. L’entrée du chœur a cappella est ainsi saisissante de vérité, tant la prière qui s’adresse aux vivants, privés de leurs proches défunts, touche au cœur par sa simplicité, sans artifices en termes de virtuosité. Le tapis de graves, comme murmuré, fascine durablement, donnant au chœur de l’Orchestre de Paris, très investi, une place prépondérante mais jamais outrepassée. L’atmosphère lente et mystérieuse s’éclaire peu à peu, par touches successives, avant de faire place à un humanisme incitant à prendre conscience de la brièveté de la vie, à l’instar du message identique professé dans Les Saisons de Haydn. Quelques motifs fugués viennent ensuite montrer toute la capacité du chœur en ce domaine, soutenu par un Nelsons qui sculpte les phrasés sur le sens, naviguant entre lumière et pénombre. Les interventions solistes de Julia Kleiter et Christian Gerhaher se situent sur les mêmes cimes, entre qualité de diction et éloquence sans ostentation, faisant de ce concert une des grandes réussites du début de saison.

dimanche 10 août 2025

Concert du Philharmonia Orchestra (2) - Santtu‑Matias Rouvali - Festival de Mikkeli - 08/08/2025

Santtu‑Matias Rouvali

Située à un peu moins de trois heures de train de l’aéroport d’Helsinki, la ville de Mikkeli (51 000 habitants) a tout pour séduire en été, de la visite de ses manoirs anciens (dont ceux de Kenkävero), à l’exploration de la nature qui s’expose en majesté tout autour, dans la vaste région des lacs. De quoi s’adonner à la navigation ou à la randonnée dans les nombreuses forêts à perte de vue, majoritairement composées de bouleaux, pins et sapins. On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi la biographie officielle du chef finlandais Santtu‑Matias Rouvali se conclut de la manière suivante : « Quand il ne dirige pas, Santtu aime passer son temps à méditer, à cueillir et à chasser dans la forêt près de chez lui en Finlande, puis à cuisiner les aliments qu’il ramène à la maison ». Cette précision insolite et inhabituelle est sans doute révélatrice de l’état d’esprit finlandais, là où nos biographies sont habituellement plus réservées en ce domaine.

Quoi qu’il en soit, on retrouve avec plaisir l’art du chef principal du Philharmonia, placé cette fois dans le cadre de la salle de concert moderne de la ville, d’un peu moins de 700 places. Si le Finlandais a fait parler de lui avec une intégrale Sibelius remarquée, il s’est aussi illustré en enregistrant deux suites de ballets de Stravinsky l’an passé, pour l’éditeur Signum Classics. La poursuite de l’exploration de ce répertoire se fait cette fois avec le Divertimento (1934) tiré du ballet néoclassique Le Baiser de la fée (1928, révisé en 1950), en un style tout de légèreté et d’élégance, qui fait la part belle aux nuances. Les ruptures de ton sont nombreuses, ce qui explique pourquoi la souplesse des transitions de Rouvali compte beaucoup ici. Le Finlandais se délecte de ce bijou d’orchestration, souvent imprévisible dans ses changements de direction incessants.

Senja Rummukainen
Le contraste n’en est que plus marquant avec les premières notes, plus sombres, du Premier Concerto pour violoncelle (1959) de Chostakovitch : Rouvali fait montre d’un accompagnement dynamique, mettant en valeur à la fois la vivacité et le rebond rythmique, sans aucune lourdeur. Les tempi assez vifs offrent une vision étonnamment moins grave qu’à l’habitude, ce qui permet à la soliste Senja Rummukainen (née en 1994) de se distinguer sans avoir à s’imposer face à l’orchestre. Son tempérament parfois grinçant (au propre comme au figuré) alterne avec la mise en valeur de belles couleurs, notamment dans la méditation expressive du Moderato qui suit. L’accompagnement superbe, aussi doux qu’enveloppant, fascine par son à‑propos sans ostentation. Les tempi se ralentissent ostensiblement après le solo de cor, lorsque le célesta intervient à son tour. La fin de la cadence rapidissime donne un élan irrépressible à l’ensemble, avant que le Finale retrouve un ton proche du début, entre ruptures et répétitions entêtantes. En bis, la violoncelliste rend hommage à sa compatriote Kaija Saariaho, avec le deuxième mouvement de ses 7 Papillons (1999) : une conclusion aux sonorités étranges et envoûtantes, rappelant des ondulations sur l’eau.

Après l’entracte, les Tableaux d’une exposition (1874, orchestrés en 1922) de Moussorgski célèbrent le goût de Rouvali pour les variations d’atmosphère, en un sens consommé de la conduite du discours musical. La volonté d’allégement est perceptible, ciselant chaque tableau et chaque transition, d’une attention infinie au moindre détail, le tout porté par un orchestre en grande forme. En bis, ce beau programme russe trouve en Chostakovitch une conclusion délicieusement superficielle, aux traits étonnamment espiègles, avec l’étourdissante ouverture de l’opérette Moscou, quartier des cerises (1958).

samedi 9 août 2025

Concert du Philharmonia Orchestra (1) - Santtu‑Matias Rouvali - Festival de Mikkeli - 07/08/2025

Si l’Allemagne fait figure de paradis pour le mélomane aventureux, le cas de la Finlande ne laisse pas de fasciner également, tant son apport en ce domaine reste hors de proportion par rapport à sa démographie relativement réduite, d’un peu plus de 5 millions d’habitants. En dehors du héros national Jean Sibelius, le pays peut en effet s’enorgueillir d’une répartition sur tout le territoire de nombreux orchestres de qualité, tout comme de la formation de chefs d’orchestre de renommée internationale, Esa‑Pekka Salonen en tête. Signe de cet intérêt, l’arrivée à l’aéroport d’Helskinki permet de découvrir des extraits en grand écran des Ostrobotniens de Madetoja, premier jalon essentiel composé en langue finnoise en 1924 : de quoi se replonger avec bonheur dans le souvenir de l’excellente production de l’Opéra d’Helsinki, présentée en décembre dernier pour fêter le centenaire de la création de l’ouvrage.

Autour de ces joyaux célébrés tout au long de l’année, la Finlande attire de nombreux mélomanes lors des festivals d’été, notamment pour le plus célèbre d’entre eux à Savonlinna, dédié à l’art lyrique. Moins connu dans nos contrées, le Festival de Mikkeli est situé dans la même région au sud‑est, autour de l’immense lac Saimaa, le plus grand du pays. Chaque été depuis 1992, le festival a d’abord été dédié à la musique de chambre, avant d’élargir sa programmation à l’orchestre. De 1993 à 2022, il a ainsi été placé sous la direction artistique de Valery Gergiev, avec l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint‑Pétersbourg. Depuis 2023, un partenariat a été noué avec le prestigieux Orchestre Philharmonia de Londres, dirigé par le chef finlandais Santtu‑Matias Rouvali depuis 2021.

Conformément à la tradition, l’édition 2025 célèbre un thème d’inspiration, cette année les légendes, ce qui permet de revisiter les mythes du Kalevala ou de Roméo et Juliette, en passant par Le Seigneur des anneaux. On retrouve précisément l’un des personnages emblématiques de la mythologie finlandaise en la personne de Kullervo, dont l’épopée a été mise en musique en tout début de carrière par Sibelius, en 1892. Même s’il s’agit là de sa toute première réussite d’ampleur, ce poème symphonique pour chœur et solistes a rapidement été rangé dans les tiroirs par le compositeur, manifestement insatisfait de cet opus aux effluves postromantiques. La première représentation intégrale de l’ouvrage a eu lieu en 1958, avant le premier enregistrement discographique de Paavo Berglund, en 1970. Depuis, l’ouvrage fait figure de rareté, malgré ses qualités indéniables de souffle épique, à la grandeur tragique immédiatement accessible.

Le concert se tient dans le cadre majestueux de l’église paroissiale de Mikkeli, construite en 1817, dont l’intérieur entièrement dévolu au bois offre une acoustique des plus flatteuses (malgré une légère propension à avantager les cuivres). Placé sur le côté, le Chœur YL, fondé en 1883 à l’Université d’Helsinki, laisse entendre toute son affinité avec ce répertoire : le style homophonique viril donne un aspect volontairement brut, en phase avec le sujet. A la baguette, la figure toujours juvénile et lumineuse de Santtu‑Matias Rouvali, malheureusement trop rare dans nos contrées (voir notamment le très beau programme consacré au répertoire national, donné à Montpellier en 2019), embrase le concert de toute son inspiration vibrante, entre les accélérations dantesques de tutti volontiers abrupts, en contraste avec l’élégance féline des parties plus apaisées.

Les premiers accords détaillés dans les graves marquent son goût pour l’émergence de détails inattendus dans les piani (une constante de la soirée), sans jamais perdre d’attention l’élan global. On ne sait qu’admirer, entre l’attention à la mise en place des crescendi et decrescendi, d’une perfection formelle fascinante, de même que l’art des transitions entre les phrases, toujours délicatement ouvragées. L’ambiance plus mélancolique du mouvement suivant (« La Jeunesse de Kullervo ») permet de savourer le goût du chef pour des lignes claires et sans vibrato, soutenu par les cordes superbes du Philharmonia. Toutes les mélodies sont mises sur le même plan, sans avantager la principale, ce qui rapproche l’ouvrage d’un poème symphonique lisztien.
Johanna Rusanen
Après cette merveille de dentelle ouvragée, les amours incestueux de Kullervo et de sa sœur viennent sonner comme un coup de tonnerre : l’idée de faire intervenir deux membres d’une même fratrie, les chanteurs Johanna et Ville Rusanen, donne évidemment plus de force à ce long mouvement, sinueux et complexe. Familière du rôle, qu’elle a déjà chanté plusieurs fois, Johanna Rusanen fait valoir une voix chaude et puissante, volontiers brute de décoffrage, face à son frère, plus mesuré en comparaison, à la ligne plus homogène. Le mouvement suivant, dédié à la guerre menée par Kullervo, fait entendre un Sibelius inhabituellement spectaculaire dans la variété des moyens déployés, sans jamais perdre de vue son souffle épique. La mort du héros laisse entrevoir davantage d’émotion, en une volonté de grandeur théâtrale, qui fait regretter que Sibelius n’ait pas poursuivi plus avant dans la voie lyrique (en dehors d’un opéra en un acte méconnu de 1896).

En première partie de soirée, une autre œuvre de jeunesse de Sibelius a permis à l’orchestre de se chauffer : le poème symphonique En saga (1892, révisé en 1901) fait découvrir un Sibelius plus intime, dont Rouvali exalte les jeux de sonorités aux cordes. La légèreté aérienne qui se dégage de cette lecture offre quelques ruptures plus sombres aux cuivres, en un aspect un rien trop séquentiel. Les tempi initialement mesurés s’accélèrent peu à peu lors de l’émergence d’un thème plus lyrique, entonné aux altos. L’attention aux nuances reste perceptible, de même que l’atmosphère globalement coloriste. Le chef finlandais n’en oublie pas cependant de faire ressortir toutes les influences à l’œuvre dans ce bijou de jeunesse : ainsi des effluves orientalistes proches de Rimski‑Korsakov audibles lors des parties spectaculaires du mouvement conclusif, avant une déconstruction progressive de la texture orchestrale, qui s’achève dans les murmures pianissimo de la clarinette, puis des trémolos quasi imperceptibles aux cordes.

lundi 4 août 2025

« Les Grandes Eaux Nocturnes » - Château de Versailles - 02/08/2025

Chaque année, du printemps jusqu’à fin octobre, les Jardins du château de Versailles reprennent vie pour offrir un spectacle unique : les Grandes Eaux Musicales, avec en été les Grandes Eaux Nocturnes, chaque samedi soir. Pendant ces festivités, les cinquante-cinq fontaines et bassins du domaine, soit environ six cents jeux d’eau, sont mis en mouvement au son de musiques baroques enregistrées, de Lully à Rameau. La déambulation libre pendant plusieurs heures permet d’apprécier la magnificence des jardins imaginés par Le Nôtre, d’une perfection géométrique mise en valeur par les éclairages.

Le spectacle attire un public considérable : jusqu’à 20 000 visiteurs se pressent dans les jardins, répartis sur deux parcours distincts, que l’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre. Bien évidemment, il est préférable d’avoir la chance de bénéficier d’une fréquentation réduite, comme c’est le cas pour notre venue (7 000 spectateurs), sans doute en raison d’une météo incertaine, mais finalement clémente.

Derrière la beauté apparente du spectacle se cache une prouesse hydraulique encore exceptionnelle de nos jours, révélatrice de la passion dévorante de Louis XIV pour cet art. Ce sont en effet plus de trois mille mètres cubes d’eau par heure qui circulent dans le réseau des fontaines lors des Grandes Eaux, un débit exceptionnel rendu possible par un système imaginé et mis en œuvre lors du Grand Siècle du Roi Soleil. Un vaste réseau ancien irrigue ainsi tout le domaine : près de trente-cinq kilomètres de galeries et de canalisations, dont une part provient encore de l’époque de Louis XIV, même si la fameuse « machine de Marly », chef-d’œuvre d’ingénierie du XVIIe siècle, a été détruite en 1967.

Durant les soirées des Grandes Eaux Nocturnes de juin à septembre, les jardins se parent de lumières et de flammes, avant de se conclure par un grand feu d’artifice au-dessus du Grand Canal. À la tombée du jour, le domaine se transforme en un univers féerique où le reflet des fontaines, le rythme baroque des musiques et le jeu des ombres fascinent le public pendant près de deux heures et demie. Le plaisir est davantage pour les yeux que strictement musical, du fait d’une musique enregistrée et diffusée par haut-parleurs, sans logique précise de programmation.

Malgré cette réserve, le jeu de déambulation dans les bosquets s’avère réjouissant de bout en bout, en ce qu’il permet de découvrir une variété étonnante de fontaines, faisant revivre l’esprit du grand siècle, comme les créatures et dieux mythologiques associés. Seule exception, le bosquet du Théâtre d’Eau surprend le visiteur par la révélation d’une œuvre contemporaine, installée de façon permanente dans les jardins de Versailles depuis 2015. Issue d’un concours international, la fontaine Les Belles Danses signe une heureuse collaboration entre l’artiste Jean-Michel Othoniel et le paysagiste Louis Benech.

Outre la découverte des bosquets, il faut impérativement assister aux grands spectacles de jets d’eau présentés toutes les 10 à 15 minutes dans les bassins de Neptune, à droite du château, puis dans celui du Miroir, à l’opposé, aux effets sophistiqués. De quoi comprendre toute la démesure d’une des plus grandes passions du Roi Soleil, qu’il a su cultiver dès 1661, en même temps que les premiers grands travaux entamés à Versailles, puis jusqu’à la fin de sa vie.

lundi 21 juillet 2025

Concert de Julia Campens et Stanley Smith - Festival du Haut-Limousin à Villefavard - 20/07/2025

Louis-Noël Bestion de Camboulas

Après s’être intéressé aux « Rebel de père en fils » pour leur premier album paru en 2013 (Ambronay Editions), l’ensemble Les Surprises s’intéresse cette fois à la dynastie des Bach, dont quatre des fils ont suivi la même destinée artistique. Seuls deux d’entre eux, issus du premier mariage de Jean‑Sébastien, sont ici illustrés musicalement, en une confrontation stimulante avec d’autres contemporains, Georg Böhm, Georg Stölzel et Johann Ludwig Krebs. A la manière d’un pasticcio, le programme regroupe plusieurs extraits recomposés, en « piochant » parmi les nombreuses œuvres des compositeurs précités, plus ou moins illustres. Déjà reconnu du vivant de son père (mort en 1750), Carl Philipp Emanuel fut ainsi plus célèbre de son vivant, ce qui explique pourquoi sa musique trouve une place généreuse dans ce programme.

 
C’est précisément un Allegro endiablé de l’un de ses concertos pour clavecin que l’on retrouve pour ouvrir le programme, dans le style sautillant et enjoué caractéristique de ce précurseur de Haydn. La partie soliste redoutable bénéficie du clavecin félin et véloce de Louis‑Noël Bestion de Camboulas, qui dirige du clavier et dos tourné au public, à l’instar des habitudes de l’époque. D’emblée, le premier violon trop effacé et flottant de Gabriel Grosbard peine à affronter les passages virtuoses, là où les parties plus lyriques le voient plus à son aise. Fort heureusement, le reste des troupes se régale des tempi allants du chef, se jouant de la richesse des lignes entremêlées de Jean‑Sébastien Bach, sans aucun temps mort.

Après les effluves un rien lancinants de la Sinfonia de Georg Böhm, le concert prend une autre dimension avec l’entrée en piste de Marc Mauillon, qui semble comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire. L’aisance du chanteur français impressionne autant par l’étendue de sa tessiture (du baryton au ténor) que par la fluidité de ses phrasés, d’une souplesse de transition aux infinies nuances. Sa classe interprétative impressionne durablement grâce au tube du programme, l’aria « Bist du bei mir » de Georg Stölzel, et ce d’autant plus qu’on le retrouve donné en bis, en fin de soirée. Percutant et engagé, le style de Carl Philipp Emanuel sait ensuite s’assagir dans un Andante de sonate d’une belle intériorité, avant de retrouver une virtuosité rythmique enivrante dans l’extrait symphonique.

Avec Telemann, on pénètre un style autrement plus dépouillé, autour d’une mélodie principale particulièrement mise en avant. Mais c’est bien entendu Jean‑Sébastien Bach qui trouve une ampleur symphonique impressionnante de hauteur dans l’aria « Gleich wie die wilden Meereswellen », tandis que Mauillon se joue des vocalises en une belle maestria dans les graves. La conclusion noble et apaisée du choral « Was Gott tut, das ist wohlgetan » nous rappelle que Bach père est bien le maître incontesté de la cantate sacrée, que l’on ne se lasse pas d’admirer.

dimanche 20 juillet 2025

Concert de Julia Campens et Stanley Smith - Festival du Haut-Limousin à Villefavard - 19/07/2025

 

Pour sa vingt-septième édition, le Festival du Haut Limousin organisé par la Ferme de Villefavard propose de nombreuses manifestations originales (dont des balades musicales urbaines), appelées à faire vivre la culture sur un territoire de tradition agricole. Il fallait certainement de l’audace pour imaginer qu’un village de 164 habitants puisse accueillir l’un des festivals les plus attachants de la région, tout autant qu’une résidence d’artistes et un lieu d’enregistrement discographique renommé (voir notamment l’album « Tyrannic Love » en 2022).

Dans les pas prestigieux de l’abbaye d’Ambronay, la Ferme de Villefavard en Limousin est devenue en 2022 le vingtième lieu français à recevoir le label « Centre culturel de rencontre », qui permet de donner une nouvelle destination à des monuments historiques ayant perdu leur vocation d’origine : ainsi de cette « ferme modèle » à sa création, dont les méthodes préindustrielles avaient pour but d’améliorer les conditions de vie des paysans. Créée par des descendants de la femme du chef d’orchestre Charles Munch, la ferme bénéficie aujourd’hui de vastes espaces entièrement rénovés, dont la construction d’un auditorium intimiste d’un peu plus de 300 places. L’excellente acoustique, signée par Albert Yaying Xu, fait bien entendu la part belle au bois, offrant autant une réverbération idéale qu’un aspect chaleureux.

Pour cette édition 2025, on retrouve dans ce cadre un duo de passionnés, en la personne de Julia Campens et Stanley Smith, organisateurs du festival Le Temps suspendu dans la région voisine du Centre-Val de Loire. Fondateurs de l’ensemble The Smoky House, les musiciens essaient de mieux faire connaître, depuis trois ans, le répertoire des airs anglais, irlandais et écossais, patiemment recueillis au XIXe siècle par de nombreux spécialistes, dont John Sutherland et Simon Fraser. Lors de pauses bienvenues pendant le concert, Stanley Smith prend la parole pour expliquer son projet, se félicitant notamment des possibilités actuelles d’accès gratuit en ligne à de nombreuses partitions inédites. On part ainsi en un vaste voyage à la découverte d’un patrimoine méconnu, qui donne une grande part aux danses populaires enjouées.

On imagine plusieurs fois en pensée ce que devaient être ces soirées de groupe, où alternaient récits et légendes issus de la tradition orale avec des moments de déhanchement endiablés sur la piste. Très bien conçu, le programme joue la carte d’émotions tout aussi variables en intensité, faisant notamment entendre un passage presque murmuré à la viole solo ou certaines sonorités proches de la... cornemuse. On note certes un déséquilibre entre l’esprit plus réservé et policé de Stanley Smith, là où Julia Campens gratte davantage son violon, en une vitalité nerveuse, aux accents bienvenus, parfaitement en phase avec ce répertoire. Pour autant, certains aspects répétitifs de cette musique agacent autant qu’ils fascinent, entre transe hypnotique et passages volontiers plus nostalgiques. Le bis tout en douceur donne une conclusion toute en évocation et en sensibilité, à même, manifestement, de ravir le public, où l’on remarquait plusieurs anglophones.

dimanche 13 juillet 2025

Concert du Philharmonique de Radio France - Kirill Karabits - Festival Radio France à Montpellier - 11/07/2025

Kirill Karabits

Annoncée souffrante, Mirga Grazinytė-Tyla renonce finalement à ce concert, dont le programme est incontestablement l’un des plus originaux et stimulants parmi les grandes soirées du Festival Radio France Occitanie Montpellier 2025. Pour la remplacer, on est heureux de retrouver le chef Kirill Karabits (ou Kyrylo Karabyts dans sa version ukrainienne), qui fut chef associé du Philhar’ (2002‑2005), puis du Philharmonique de Strasbourg (2005‑2007). Tout en occupant la direction de l’Orchestre symphonique de Bournemouth entre 2009 et 2024, l’Ukrainien a gardé de bonnes relations avec les formations françaises, en remplaçant au pied levé plusieurs chefs défaillants par le passé (voir notamment à Paris en 2012 ou à Strasbourg en 2022).

C’est donc un chef expérimenté que l’on retrouve à la tête du Philhar’, pour une soirée de musique française et anglaise débutant par les Quatre Interludes marins (1945) de Britten. Les quatre pages tirées de l’opéra Peter Grimes illustrent tout le savoir‑faire du Britannique en matière de virtuosité d’orchestration. Karabits se régale des changements d’atmosphère avec un style toujours probe, en un sens des transitions admirable de fluidité. Dans la troisième pièce (« Clair de lune »), son geste classique et sans ostentation rapproche Britten du style néoclassique de Copland, aux lignes claires et transparentes.

Marie-Ange Nguci

Le contraste n’en est que plus grand avec le Deuxième Concerto pour piano (1868) de Saint‑Saëns, où le compositeur français se tourne vers Beethoven, entre rigueur de la forme et mise en valeur de la mélodie principale. Quelques semaines après avoir entendu Alexandre Kantorow dans le même ouvrage à la Philharmonie de Paris, place cette fois à la pianiste Marie‑Ange Nguci (née en 1997). Née en Albanie mais formée en France, cette interprète s’est manifestement spécialisée dans ce répertoire, puisqu’elle a donné le même concerto l’an passé à Lyon. Disons d’emblée que sa prestation n’a pas comblé toutes les attentes, du fait d’un toucher trop peu imaginatif, qui manque de respiration. Il faut donc avant tout se tourner vers l’aspect technique, admirable de bout en bout, pour apprécier son jeu, que l’on souhaite toutefois voir évoluer vers davantage de profondeur interprétative. En bis, la cadence finale du Concerto pour la main gauche de Ravel séduit davantage par sa vélocité endiablée.

Après l’entracte, le fracas sonore de la Symphonie L’Ange exterminateur (2020) de Thomas Adès (né en 1971), tirée de l’opéra éponyme, vient réveiller la salle de toute son insolence volontairement grotesque. Les effets de masse voulus par le Britannique, entre ruptures incessantes et mélodies hachées, se jouent de tous les contrastes. Parmi les moments les plus réussis figurent le ralentissement progressif des tempi, où le discours narratif semble progressivement se désagréger. Un rien trop sonores, les cuivres impriment leur cadence martiale, face à un chef attentif à la mise en place.

Le meilleur de la soirée est encore à venir, avec La Mer (1905) : le chef‑d’œuvre orchestral de Debussy trouve dans le Philhar’ un interprète pour qui cette musique n’a pas de secret, entre raffinement des textures et mise en valeur des timbres. Karabits empoigne les trois mouvements d’une énergie roborative, en opposant chants et contrechants. Cette lecture exaltante, aux tempi vifs, laisse parfois trop de place aux cuivres, là encore un rien trop sonores. Mais l’ensemble sonne d’une vitalité naturelle et fluide, pour faire vivre cette musique de tout son raffinement rhapsodique.

samedi 12 juillet 2025

Concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse - Tarmo Peltoskoski - Festival Radio France à Montpellier - 10/07/2025

Parmi les concerts les plus attendus de la quarantième édition du festival Radio France Occitanie Montpellier figure incontestablement celui qui accueille le jeune chef prodige Tarmo Peltoskoski : du haut de ses 25 ans, le Finlandais formé par l’incontournable Jorma Panula n’en finit plus de surprendre, comme nous le constations en début d’année à Toulouse, lors d’une soirée de lancement de son intégrale des Symphonies de Vaughan Williams, accompagnée par rien moins que Deustche Grammophon. Il aurait d’ailleurs été préférable de continuer à promouvoir cette musique trop méconnue en France, même si Montpellier, dans le cadre du festival estival, a eu la chance d’entendre la Sea Symphony voilà trois ans.

Le programme rend hommage au chef d’orchestre Hans von Bülow, qui fut l’un des plus fervents disciples de Wagner, devenant, entre autres, le créateur de Tristan et Isolde en 1865. Lors d’une présentation au piano d’extraits de la Deuxième Symphonie par Mahler, il ne put s’empêcher une comparaison avec l’illustre modèle, ravalant Tristan au rang d’une symphonie de Haydn. Faut‑il y voir une perfidie, de la part de celui qui s’était fait voler son épouse par le même Wagner ? Quoi qu’il en soit, la volonté de faire entendre le Prélude de Tristan directement enchaîné avec le premier mouvement de la symphonie de Mahler, permet d’en juger par soi‑même. Ce mouvement est l’adaptation de Totenfeier (Cérémonie funéraire), un poème symphonique composé en 1888, six ans avant l’achèvement de la symphonie. Du fait de son tempérament volcanique, très différent par rapport à l’Andante moderato qui suit, Mahler ira jusqu’à demander une pause de cinq minutes entre les deux ! L’entrée opportune du choeur Orfeón Donostiarra permet précisément cet intermède, même si le chœur, admirable d’homogénéité et d’engagement, n’est sollicité que dans le dernier mouvement.

Quoi que l’on pense de ces détails et anecdotes, elles permettent de renouveler notre écoute d’une symphonie que l’on connaît dans les moindres recoins, tant celle‑ci est désormais solidement implantée au répertoire. D’où vient pourtant que la soirée se révèle passionnante de bout en bout ? Le premier mérite en revient évidemment à l’Orchestre du Capitole, dont on ne finit plus de s’extasier sur les qualités techniques, concert après concert. L’autre atout revient à l’affinité déjà évidente avec son jeune chef, tant la formation suit chacune de ses intentions en une confiance aveugle, persuadée d’être entre de bonnes mains. Dirigeant sans partition, Peltokoski imprime ainsi une concentration immédiate, en refusant tout vibrato et pathos. L’allégement des textures et la transparence, aux lignes horizontales, forment une atmosphère toute de recueillement, presque de renoncement par endroits.

Dans le premier mouvement, lisibilité et douceur restent les maîtres mots, au service d’une battue régulière et imperturbable. Les arêtes ne sont pas appuyées, en une optique legato toujours envoutante. De cette lecture chambriste naît une grandeur sans lyrisme aux cordes, par le seul plaisir de la finesse des transitions, ciselées avec la précision d’un orfèvre. Le refus de toute emphase, comme de tout épanchement, imprime des tempi souvent plus vifs dans les tutti, en une lecture analytique, plus intellectuelle que physique. Les détails révélés dans les alliages de timbres n’en sont que plus fascinants, notamment dans la construction admirablement étagée des crescendos.

Marianne Crebassa
On l’a dit, l’Andante moderato qui suit procure un effet de contraste par son apaisement et sa simplicité d’orchestration, principalement confiée aux cordes. Presque murmurés, les phrasés ondulent entre souplesse et modulations aériennes, tandis que Peltokoski montre une facette inhabituellement facétieuse en se tournant vers le public, pour lui signifier un passage tout de malice en pizzicato, aux flûtes et harpes. Il se montre plus encore à son aise dans le Scherzo, qui annonce Chostakovitch dans la rythmique chaloupée aux accents volontairement grotesques. L’opposition entre cordes et vents est bien déliée, tout en minorant les effets solistes, au profit d’une lecture qui joue la carte de la légèreté aérienne, d’une grâce infinie. Toujours passionnante et imprévisible, cette battue réserve quelques moments marquants, tel que ces piani superbement tenus après un tutti fracassant.

Avec Marianne Crebassa, on tient une interprète de grande classe pour donner ses lettres de noblesse à un Urlicht déchirant de simplicité, porté par un timbre suave. Accompagnée du cor anglais, la Montpelliéraine confirme qu’elle est une des cantatrices les plus intéressantes de sa génération. Le Finale, avec sa longueur démesurée d’une trentaine de minutes, n’évite pas un découpage séquentiel, sous la battue un rien trop extérieure de Peltokoski. Si on peut s’extasier à juste titre sur les qualités de mise en place ou sur le refus de toute pompe, les dernières mesures s’éloignent trop du narratif, en mettant en avant les scansions aux cuivres. L’entrée murmurée du chœur apporte un effet saisissant en contraste, bientôt électrisée d’envolées homophoniques plus vigoureuses. Une soirée globalement de très haute tenue, malgré quelques réserves sur les mouvements extérieurs.