lundi 7 avril 2025

« Romeo + Julia » d'après Serge Prokofiev - Marcos Morau - Opéra des Flandres à Anvers - 05/04/2025

Plus grande compagnie de danse de Belgique, le Ballet des Flandres poursuit sa collaboration avec les chorégraphes majeurs de son temps, de Sidi Larbi Cherkaoui (voir L'Oiseau de Feu en 2017) à Anne Teresa de Keersmaeker (voir Mozart/Concert Aria's en 2022), en passant par Akram Khan (voir Giselle en 2018). Place cette fois au trublion catalan Marcos Morau (né en 1982), qui peine à donner un contenu porteur de sens à son spectacle, mais émerveille par son imagination visuelle d’une modernité toujours fascinante dans l’imbrication improbable des corps entremêlés.

Formé à Barcelone où il dirige sa propre compagnie "La Veronal", Marcos Morau a multiplié les récompenses prestigieuses, du Prix national de la danse en Espagne au titre de «Chorégraphe de l’année» décerné par le magazine allemand Tanz, l’an passé. Invité à l’Opéra de Lyon en 2022, il a proposé une adaptation pour le moins controversée de l’un des chefs d’oeuvre du répertoire, La Belle au bois dormant de Tchaïkovski : en réduisant l’ouvrage de moitié, Morau s’était permis de supprimer l’histoire originale et d’y adjoindre de (trop) nombreux bruitages électroniques. Ces derniers sont encore présents ici, entre prédominance du synthétiseur et basses assourdissantes, mais sont heureusement plus limités. Ces interruptions répétitives et anxiogènes apparaissent bien inutiles et prévisibles sur la durée, sans parvenir à faire oublier les regrettables coupures opérées sur la musique originale. Le choix de ne pas raconter l’histoire de Roméo et Juliette est également contestable, tant Morau peine à proposer une alternative lisible, se contentant de multiplier les scènes d’humiliation et de violence, sans dramaturgie élaborée. C’est là le principal écueil du spectacle, une nouvelle fois. 

On a beau se reporter au programme pour tenter de trouver un sens, l’effort est vain. On n’y trouve qu’un glossaire accumulant les raccourcis en forme d’images d’Epinal, censé guider le spectateur dans le cauchemar proposé. Il faut donc lâcher prise de ce point de vue pour pleinement apprécier le spectacle, aux qualités plastiques bien réelles. Morau a ainsi l’idée de nous plonger dans un décor et des costumes en noir et blanc d’une beauté intemporelle, en renouvelant les cadrages au gré de l’évolution des courtes saynètes finement ciselées par Prokofiev. La pénombre envoûtante permet de distinguer les corps virevoltant en des gestes souvent saccadés, jouant sur les mouvements des bras et de la tête, à rebours d’une vision classique de la danse. Les costumes permettent de rompre avec les repères habituels entre les sexes (les hommes étant souvent affublés de robes), tandis que la coloration générale sombre ne cherche pas à distinguer les deux camps en présence, entre Capulet et Montaigu. L’ajout de deux personnages juvéniles reste énigmatique, au-delà d’une vision convenue de l’innocence prêtée à l’enfance, sans lien avec le destin de Roméo et Juliette. Outre plusieurs cris, les danseurs se prêtent souvent à des rires obsessionnels, là aussi incompréhensibles au niveau dramaturgique, et finalement agaçants. Les images de rituels ou de rites d’initiation autour d’un immense brasier sont plus réussies, à l’instar des mouvements autour du podium et du plateau tournant, mêlées à une utilisation astucieuse des costumes (notamment les grandes robes rigides cachant les pieds).

On ressort de ce spectacle avec la sensation d’avoir assisté à une proposition d’une modernité frappante au niveau visuel, mais qui s’en tient là, sans s’intéresser au fond. Puisse Morau enfin s’intéresser au sens, au-delà de quelques vignettes aussi superbes que superficielles, bien éloignées des grands mythes auxquels il ose se confronter. Reste l’exécution proprement dite au niveau chorégraphique, en tout point remarquable de cohésion, et d’autant plus impressionnante qu’elle demande un engagement physique de chaque instant, où le groupe ne semble parfois plus faire qu’un. L’autre motif de satisfaction vient de la direction musicale du chef britannique Gavin Sutherland (né en 1972), très attentif à la narration, qui porte le drame de toute sa classe interprétative.

lundi 31 mars 2025

« La forza del destino » de Giuseppe Verdi - Ersan Mondtag - Opéra de Lyon - 30/03/2025

 

Aux côtés de la création mondiale de L’avenir nous le dira de Diana Soh et de la première lyonnaise de 7 minutes de Giorgio Battistelli, créé en 2019 à Nancy, le festival annuel d’opéras de l’ancienne capitale des Gaules fait la part belle à l’un des titres les plus fameux de Verdi, La Force du destin (1862). Le principal motif de curiosité de cette nouvelle production consiste à découvrir plus avant le travail de l’un des trublions de la mise en scène en Allemagne, Ersan Mondtag, également chargé des décors.

Loin de son image de provocateur exubérant, forgée lors de ses premiers essais lyriques (voir notamment Le Lac d’argent de Weill en 2021 à Gand, puis à Nancy l’an passé), Mondtag se montre ici inhabituellement sage, en dehors d’une scénographie insistant sur la mort omniprésente pendant tout l’opéra. Le décor spectaculaire aux nombreux crânes amoncelés évoque ainsi une entrée de catacombes, rehaussée au premier plan de têtes coupées sur des piquets en dernière partie. L’Allemand cherche à insister sur les méfaits de la guerre, qui cernent les protagonistes tout du long, dès le premier tableau : on voit ainsi des civils occupés à préparer le conflit, en stockant des munitions. Si ce sous‑texte aide en partie à passer outre les nombreuses facilités du livret, aux coïncidences et raccourcis risibles, il se montre moins convaincant dans les scènes populaires, à la direction d’acteur maladroite et souvent convenue. Si la partie strictement visuelle est réglée avec un sens des éclairages admirablement varié, cela ne suffit pas pour affronter la totalité des plus de trois heures d’opéra (parmi les plus copieux de Verdi) : ce spectacle souffre surtout d’un manque d’idées pour donner davantage de profondeur et de crédibilité à cette histoire rocambolesque de vengeance obtuse, mâtinée de racisme.

Face à cette proposition globalement décevante, le plateau vocal donne autrement plus de satisfactions, malgré quelques réserves. Ainsi de la Leonora de Hulkar Sabirova, qui souffle le chaud et le froid du fait d’une tessiture insuffisamment étendue dans le suraigu. Le positionnement dans l’aigu, peu stable, joue avec les limites de la justesse, occasionnant une écoute éprouvante de ce point de vue. Fort heureusement, la soprano ouzbèque se rattrape par ses phrasés toujours raffinés, ainsi que sa capacité à fouiller le texte, aux traits délicats dans les piani. A ses côtés, Riccardo Massi (Alvaro) compense son absence de style, trop mélodramatique et au vibrato envahissant, par une technique solide et bien projetée. On lui préfère de loin la grande classe interprétative d’Ariunbaatar Ganbaatar (Carlo), d’une sûreté de ligne éloquente sur toute la tessiture et d’une grande justesse de ton au niveau dramatique. Que dire du toujours superlatif Michele Pertusi (Père gardien), à la noblesse de phrasés toujours aussi bouleversante ? On aime aussi la Preziosilla puissamment incarnée de Maria Barakova, malgré une caractérisation populaire insuffisante. On peut faire le même reproche à Paolo Bordogna (Melitone), vocalement impeccable, mais qui peine à faire vivre son personnage fantasque d’une folie bienvenue. Avec les seconds rôles tous parfaitement distribués, le Chœur de l’Opéra de Lyon s’illustre une nouvelle fois par ses qualités de précision et d’engagement.

Reste le meilleur pour la fin, avec la prestation énergique et parfaitement ciselée au niveau rythmique de Daniele Rustioni, qui n’a pas son pareil pour insuffler au mélodrame une intensité toujours stimulante pour l’ensemble du plateau. De quoi faire vivre l’un des ouvrages verdiens mélodiquement les plus inspirés et nous faire regretter le départ du chef italien pour New York, où il assumera le poste de premier chef invité du Metropolitan Opera. Sans attendre la nomination de son successeur, l’Opéra de Lyon a dévoilé sa prochaine saison, avec en point d’orgue la rare Louise (1900) de Gustave Charpentier, en coproduction avec le festival d’Aix‑en‑Provence. La découverte ou la redécouverte de ce chef‑d’œuvre, équivalent du vérisme en France, est un immanquable, à ne rater sous aucun prétexte !


dimanche 30 mars 2025

Concert de l’Orchestre national de Lyon - Tabita Berglund - Auditorium de Lyon - 29/03/2025

L'Auditorium Maurice-Ravel

Pour fêter ses cinquante ans, l’Auditorium de Lyon propose jusqu’au 21 septembre une exposition relatant la naissance de ce bâtiment emblématique du paysage lyonnais, dont on n’a pas fini d’admirer les lignes brutalistes toujours aussi audacieuses. De nombreux documents d’époque, des photos aux plans initiaux, relatent l’édification de ce temple à la gloire du béton brut, dont l’intérieur a été rénové entre 1993 et 2002 pour en améliorer l’acoustique. On découvre que l’Auditorium s’appelait à l’origine « Palais Maurice Ravel » pour finalement choisir un nom moins pompeux, toujours en hommage au compositeur français.

C’est à un passionnant programme autour des musiques du nord de l’Europe que nous convie la cheffe norvégienne Tabita Berglund (née en 1989) avec l’Orchestre national de Lyon. Sans aucun lien de parenté avec le Finlandais Paavo Berglund, la jeune femme s’est d’abord consacrée à une carrière de violoncelliste, avant de se tourner vers la direction, sous la supervision, notamment, de son compatriote Ole Kristian Ruud.

Le concert débute avec un hommage à la compositrice Kaija Saariaho, disparue voilà deux ans, autour de la courte pièce Lumière et pesanteur (2009). Il s’agit d’une adaptation pour orchestre seul (sans instruments électroniques) de la huitième station de l’oratorio La Passion de Simone (2006), d’après la vie et les écrits de la philosophe Simone Weil. Dédié à Esa‑Pekka Salonen, infatigable défenseur de la musique de Saariaho, ce court extrait fait valoir une infinie variété de subtilités tissées en des atmosphères ambivalentes, à mi‑chemin entre sonorités enchanteresses et morbides. Le début sinueux et sombre, marqué de glissandi, met en valeur de rares percussions lumineuses, tout en suspendant le temps d’un soyeux ensorcelant, admirablement rendu par les phrasés félins et souples de Tabita Berglund.

Tabita Berglund

Après ce délice d’évocation éthérée, la Passacaille (1927) du Norvégien Ludvig Irgens‑Jensen (1894‑1969) sonne comme un coup de tonnerre autrement plus emphatique, en nous embarquant dans un passionnant élan virtuose, aux allures de poème symphonique. Les nombreuses mélodies enchevêtrées parcourent les groupes d’instruments en une science de l’écriture polyphonique dont l’aspect décousu trouve tout son sens dans ses chevauchements nerveux et vibrants. La battue souple et agile de Berglund évite toute lourdeur, en privilégiant allègement et vivacité. Cette œuvre tonale, admirable de mise en place ici, passionne par ses audaces contrapuntiques, dont le finale majestueux avec orgue rappelle un modèle évident, Jean‑Sébastien Bach.

 Après l’entracte, les quatre légendes de Lemminkäinen (1896) de Sibelius font entendre une musique aux lignes plus délicatement ouvragées, composée peu de temps avant sa Première Symphonie (1899). Il est intéressant de constater que Tabita Berglund s’intéresse à nouveau à cette première manière encore tournée vers le romantisme, elle qui a fait ses débuts en France en interprétant précisément cette symphonie à Toulouse en 2022. Avec la suite Lemminkäinen, Sibelius commence à se détourner du style opulent préféré par son modèle Tchaïkovski ou son parfait contemporain Richard Strauss. Baignée du son suave du cor anglais tenu par Eloi Huscenot, la célèbre pièce consacrée au « Cygne de Tuonela » résonne comme un bijou de raffinement, sans aucune mièvrerie, du fait du geste alerte de Berglund, qui n’hésite pas à faire ressortir plusieurs détails au niveau des contrechants. A l’image de la première partie du concert, cette volonté de ne pas survaloriser la mélodie principale donne davantage de modernité à cette musique, plus imprévisible sous cette battue. Toute la vitalité de la pulsation rythmique est parfaitement rendue, grâce à un orchestre manifestement ravi de se sentir entre de bonnes mains.

Le Finale (« Le Retour de Lemminkaïnen ») trouve un ton d’éloquence péremptoire, au galop entraînant, que Berglund joue d’une traite. De quoi finir le concert en trombe, suite aux ambiances plus nerveuses (malgré un passage lunaire et plus « expérimental » à la caisse claire) du mouvement précédent. Après ce concert très réussi, on se réjouit de découvrir dès la mi‑mai la nouvelle saison de l’Orchestre national de Lyon : espérons que le succès public du présent concert, au programme qui sort des sentiers battus, saura engager les décideurs à poursuivre sur le chemin de l’audace et de la curiosité.

lundi 24 mars 2025

« Die schöne Helena » de Jacques Offenbach - Barrie Kosky - Opéra Comique de Berlin - 22/03/2025

Toujours metteur en scène en résidence au Komische Oper, Barrie Kosky reste incontournable dans cette maison qui vient de dévoiler sa prochaine saison. Les chiffres donnent le tournis en laissant admiratif : sur les vingt‑deux productions présentées (dont neuf nouvelles), six seront des reprises de ses anciens spectacles (dont Le Nez), aux côtés d’une très prometteuse Lady Macbeth de Mzensk, à découvrir dès fin janvier 2026.

En attendant, la reprise de la production de 2017 de La Belle Hélène (1864) d’Offenbach est donnée en langue allemande, pour les dialogues comme le chant, avec de nombreuses modifications et ajouts au niveau musical. L’Ouverture annonce la couleur, diamétralement opposée au minimalisme de la veille dans Akhenaton, en déployant une énergie proche de l’hystérie sur le plateau : les six danseurs masculins, habillés en culotte courte bavaroise revisitée, rivalisent de poses toutes plus triviales les unes que les autres, en lâchant des cris toujours plus rauques. Leur présence omniprésente pendant toute la soirée, mise en valeur par l’avancée d’un bandeau de scène devant l’orchestre, donne ce côté décoiffant et volontairement bruyant, voulu par Kosky.

C’est peu dire que le metteur en scène australien joue la carte de l’outrance, avec une liberté encore plus débridée que la récente production des Brigands à Paris, déjà éloquente en la matière. A ce jeu‑là, la vulgarité assumée du jeu d’Hélène frise l’indigestion, entre poses improbables et accents exagérés, afin de nous rappeler qu’elle n’est qu’une femme‑trophée et passablement écervelée, dans les mains de son vieillard de mari. L’idée consiste à mettre à distance le spectateur sur les velléités sous‑jacentes de moralité bourgeoise sur les attendus du mariage.

Il faut accepter ce parti pris de surenchère permanente pour apprécier les qualités de ce spectacle, pourtant bien réelles. On aime ainsi le rôle central accordé au grand prêtre Calchas, qui moque la grandiloquence des sermons, comme les difficiles velléités d’abstinence – si l’on en croit les regards énamourés vers des danseurs plus ou moins dénudés. Kosky a aussi l’idée de mettre en relief les origines cosmopolites d’Offenbach en plaçant plusieurs extraits additionnels tout au long du spectacle, des fanfares juives populaires à la musique savante germanique (Beethoven, Wagner, Mahler, etc), en passant par quelques tubes chantés en français, de Brel et Piaf à Aznavour.

Face à ce spectacle tonitruant, le plateau vocal apporte beaucoup de satisfactions. Ainsi de la soprano américaine Nicole Chevalier (Hélène), qui émerveille dans la folie scénique, se prêtant à toutes les facéties de Kosky sans sourciller, tout en proposant une incarnation vocale éblouissante. A ses côtés, Tansel Akzeybek (Pâris) n’est pas en reste dans la virtuosité d’un aigu aérien, également très bon comédien. C’est peut‑être plus encore Stefan Sevenich (Calchas), par ailleurs excellent chanteur, qui émerveille dans son rôle hilarant, à force de regards hallucinés. Seul Christoph Späth déçoit quelque peu en Ménélas, entre un chant morne et une composition insuffisamment extravertie. Il est vrai qu’il est bien difficile de rivaliser avec ses comparses sur le plateau, chœur compris (parfait au niveau technique).

Enfin, le chef français Adrien Perruchon parvient à insuffler une certaine finesse dans cet océan de bonne humeur grivoise, où la mise en scène a clairement pris le pouvoir. Une soirée qui laisse l’impression d’avoir vu un spectacle ébouriffant de Barrie Kosky, avec quelques vignettes musicales intercalées.

dimanche 23 mars 2025

« Akhnaten » de Philip Glass - Barrie Kosky - Opéra Comique de Berlin - 21/03/2025

Le projet de rénovation de la salle historique du Komische Oper, située à deux pas de l’avenue Unter den Linden, se poursuit depuis l’été 2023, ce qui explique pourquoi les spectacles sont relocalisés en d’autres lieux, dont le principal est le Schillertheater, dans l’ouest de la capitale. D’une capacité d’environ 1 000 places, ce théâtre reconstruit en 1953 offre un rapport idéal avec la scène, ainsi qu’une acoustique de bonne qualité, malgré un son un peu étouffé dans les graves.

La nouvelle production d’Akhenaton (1983) de Glass s’y déroule à guichets fermés, ce qu’indique le metteur en scène Barrie Kosky dans un long entretien reproduit dans le programme du spectacle. La confiance des Berlinois pour les productions de l’ancien directeur du Komische Oper (2012‑2022), encore aujourd’hui metteur en scène en résidence, autant que la popularité de la musique « minimaliste », semblent les raisons évidentes de ce succès incontestable. Considéré comme l’un des chefs‑d’œuvre lyriques de Glass, Akhenaton fascine en premier lieu pour son sujet, qui met en avant la figure emblématique du créateur de l’un des tous premiers monothéismes, avant Moïse. Si l’époux de Néfertiti a acquis, de ce fait, une réputation toujours importante de nos jours, force est de constater qu’on ne sait pas grand‑chose de lui, ses successeurs s’étant évertués à faire oublier son héritage. Les fouilles opérées à la fin du XIXe siècle ont toutefois donné lieu à toute une série d’élucubrations plus ou moins fantasmatiques, du fait des représentations du pharaon, à l’androgynie troublante.


La musique hypnotique de Glass, aux infimes variations d’intensité, épouse ce destin énigmatique, sans chercher à constituer une dramaturgie élaborée. Seuls quelques extraits lus par le narrateur en différentes langues viennent situer les moments‑clés du récit. Les longs tableaux agissent davantage comme des éléments de suggestion, qui nous baignent dans plusieurs ambiances évocatrices. Le chant soliste, dans ses scansions volontairement simplifiées au niveau textuel, agit le plus souvent comme un instrument baigné dans le fondu orchestral, privé de virtuosité. Seul le rôle‑titre et Néfertiti trouvent un chant plus affirmé par endroits : à ce jeu‑là, John Holiday s’épanouit davantage dans la rondeur des phrasés et la souplesse de transition entre les registres, là où Susan Zarrabi impressionne par ses moyens plus tranchants, parfaitement projetés. Tous les autres rôles montrent un niveau d’une belle homogénéité, à l’instar du chœur, très investi, et du chef américain Jonathan Stockhammer, à la direction admirable de lisibilité.

La proposition de Barrie Kosky consiste à nous plonger dans l’enfermement mental du pharaon, capable de renverser l’ordre établi des religieux pour se laisser aller par la suite à un isolement fatal pour son pays. Refusant toute figuration littérale d’une Egypte fantasmée, le décor minimaliste en forme de cube blanc reste omniprésent pendant toute la représentation, en imposant la concentration sur le moindre détail révélé : la scénographie irréelle et intemporelle lorgne plusieurs fois vers les aspects abstraits proches de l’univers de Bob Wilson, avec quelques postures figées dans certaines scènes, mais contrastées ensuite par un bouillonnement typique du travail vibrant de Barrie Kosky en matière de direction d’acteur. L’Australien reste fidèle à la non‑dramaturgie voulue par le livret, en cherchant à épouser la signification profonde de chaque tableau, par la seule force de l’expression visuelle. Dans cette optique, les corps sont particulièrement mis au centre de l’attention : outre les sept danseurs sollicités tout au long du spectacle en une performance physique éprouvante, le chœur et les solistes composent des tableaux mouvants, d’une beauté plastique renouvelée par l’infinie variété des éclairages, entre jeux d’ombres et de couleurs (principalement en noir et blanc). Les humeurs changeantes du chœur, du triomphalisme percussif initial au lynchage du souverain, trouvent une évocation nerveuse au niveau chorégraphique, aux allures de transe. De quoi mettre en relief les scènes plus intimistes, notamment celles de la solitude du pouvoir, toujours soutenues par les éléments visuels et la danse, deux atouts décisifs de ce spectacle magnifique, malgré un léger essoufflement en dernière partie.

samedi 22 mars 2025

« Les Voyages de M. Broucek » de Leos Janácek - Robert Carsen - Staatsoper à Berlin - 20/03/2025

Parmi les ouvrages lyriques les plus méconnus de Janácek, Les Voyages de M. Broucek (1920) fait figure d’infatigable rareté, principalement en raison d’un livret assez faible, partagé entre une première partie satirico-burlesque sur la Lune et une seconde plus patriotique, située à Prague au XVe siècle. Pour autant, il s’agit d’un de ces opéras les plus imaginatifs de son auteur par l’ampleur et la variété de l’accompagnement orchestral, débordant de vitalité, surtout le volet initial composé entre 1909 et 1917. Ecrit d’un seul jet en 1917, le second trouve davantage d’unité et d’épaisseur dans l’architecture globale, mais paraît moins original, malgré la présence insolite d’une cornemuse.

Il n’est donc guère étonnant qu’un tel ouvrage ait pu intéresser un symphoniste aussi éminent que Simon Rattle, ancien directeur musical du Philharmonique de Berlin (2002‑2018), capable de se saisir des ambiances mouvantes et sautillantes avec un sens de l’articulation souple et agile, autour de vifs tempi. C’est là une expérience sonore à expérimenter dans les conditions du spectacle vivant, comme à Genève en 2008 pour la création suisse, ou à défaut au disque, avec les deux versions de référence récentes, aussi différentes que complémentaires (Jirí Belohlávek en 2008, puis Jaroslav Kyzlink l'an passé).


Aux côtés de la réussite de la partie strictement symphonique, le chant se montre tout aussi réjouissant, tant Peter Hoare impressionne dans le rôle‑titre à force de clarté d’émission et de facilité dans les accélérations. Sa composition théâtrale est l’un des grands moments de la soirée, en trouvant le ton juste entre éloquence et ridicule grandiloquent, sans jamais tomber dans la caricature du beauf aviné. On aime toujours autant le verbe haut et le timbre rayonnant d’Ales Briscein dans ses différents rôles, tandis que Lucy Crowe assure bien sa partie, malgré quelques duretés dans l’aigu.

La mise en scène de Robert Carsen ne convainc malheureusement qu’à moitié, en insistant peu sur des aspects essentiels du livret, tels que les antagonismes sociaux entre les personnages. On est également surpris de constater une direction d’acteur inhabituellement brouillonne lors du tableau sur la Lune, dont la transposition festive hippie, façon Woodstock, parait bien cheap. Carsen peine aussi à bien identifier les notables lunaires, alors que ces derniers constituent le pendant snob de Broucek, que Janácek abhorre tout autant.

Peter Hoare

Heureusement, quelques idées fortes viennent rattraper l’ensemble, à l’instar des éléments visuels initiaux situant l’action en 1969, au moment de l’alunissage américain. Entre passionnantes images d’archives et utilisation astucieuse du plateau (notamment la transformation d’un fût de bière en... navette spatiale), le spectacle reste toujours agréable à suivre, prenant toutefois davantage de saveur en seconde partie. La transposition de l’action au temps de l’anéantissement du Printemps de Prague par les Russes, en 1968, permet au spectateur d’apprécier un contexte plus proche de lui, là où le récit national tchèque du XVe siècle paraît moins connu. Il faut donc faire abstraction de quelques incohérences avec les références originales des dialogues, pour pleinement entrer dans cet hommage à l’action collective pour faire reculer l’oppresseur. La chorégraphie faisant référence à la victoire sportive des hockeyeurs tchèques sur les russes reste l’un des moments les plus délicieux de la soirée, en écho avec la même idée déjà développée à Paris fin 2024, dans Les Fêtes d’Hébé de Rameau.

dimanche 16 mars 2025

« Juliette ou la clé des songes » de Bohuslav Martinů - Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil - Opéra de Nice - 15/03/2025

Directeur de l’Opéra de Nice depuis 2019, Bertrand Rossi (né en 1973) a bien compris que l’attractivité d’une maison lyrique passe par des productions inattendues, qui font vivre toute la diversité du répertoire. C’est donc là une saison réjouissante à l’aune de ce critère, avec deux projets très attendus : la rareté puccinienne Edgar en novembre dernier), puis le chef‑d’œuvre lyrique de Martinů, Juliette (1938). Si l’on excepte la production de cet ouvrage à l’Opéra de Paris ici, la musique du plus célèbre compositeur tchèque du XXe siècle, avec Leos Janácek, reste inexplicablement négligée en France, alors que Martinů y a vécu sans discontinuer de 1923 à 1940. Si Paris a été le point d’attache principal, la ville de Nice a représenté une destination de choix, entre l’achèvement de l’opéra Juliette en 1936 chez le peintre Joseph Sima, puis un établissement prolongé entre 1953 et 1955, donnant notamment lieu à la composition de Mirandolina (voir en 2010 à Bobigny). Il est donc heureux que l’Opéra de Nice se rappelle ces liens féconds, ce que la mise en scène illustre également, en montrant plusieurs lieux emblématiques de la ville par la projection vidéo.

Si Martinů compose ses six Symphonies de 1942 à 1953, essentiellement pendant sa période américaine, il est déjà un orchestrateur accompli lorsqu’il se tourne vers la muse lyrique, à partir de 1927 : il a en effet consacré la première partie de sa carrière à d’autres genres, comme la musique concertante et de ballet (pas moins de quinze ballets composés tout au long de sa vie). On retrouve dans Juliette toute l’effervescence symphonique frémissante et mouvante, si caractéristique de l’élève de Roussel, qui nous rappelle que la réussite d’un tel opéra est avant tout à chercher dans la fosse : il faut donc féliciter en premier lieu la prestation du chef néerlandais Antony Hermus (né en 1973), qui infuse une énergie rythmique saisissante d’intensité, entre fluidité des transitions et attaques sèches. C’est peu dire qu’il donne le meilleur de l’Orchestre philharmonique de Nice, manifestement très engagé pour démêler les échos à Stravinski, dès les premières mesures, ou les ivresses mélodiques aux cordes, en un style proche de Bartók et Honegger.


Martinů choisit d’adapter la pièce éponyme du dramaturge Georges Neveux, créée en 1930, puis adaptée au cinéma par Marcel Carné en 1950. D’abord destiné à Kurt Weill, le livret est centré par Martinů sur le seul monde des rêves, le rendant plus surréaliste encore. Toute la contextualisation initiale de la pièce, qui voit Michel apparaître comme un voleur rêvant de sa promise en prison, disparaît au profit d’un récit volontairement abscond. Le livret de l’opéra voit ainsi le héros Michel à la recherche d’un idéal féminin entre mirage et fantasme, tout en rencontrant une galerie de personnages farfelus, tous privés de mémoire. Faut‑il voir dans l’intérêt pour ce sujet les craintes profondes que le compositeur formulera par la suite, en 1940, en pleine guerre ? L’extrait de la lettre citée par Guy Erismann dans sa biographie (Actes Sud, 1990, p. 190) est ainsi troublant : « Le temps s’est arrêté, tout disparaît au toucher de la main, les pensées ne trouvent nulle part ni écho, ni soutien. Elles s’évadent quelque part dans le vide qui s’ouvre et aspire le navire. Les dernières lueurs de n’importe quelle espérance semblent être englouties par l’abîme. L’inutilité et la vanité de toute action s’introduisent dans la conscience. Tout ce que j’ai, pendant ma vie, poursuivi, fait, écrit, pensé, tout cela semble inutile. »

Loin de contextualiser cette période sombre, les metteurs en scène Jean‑Philippe Clarac et Olivier Deloeuil choisissent d’ancrer le récit dans un réel plus proche de nous, en montrant d’emblée le héros Michel dans le coma, avant une tentative de réveil en fin de soirée, dans un cabinet d’imagerie par résonance magnétique. Le dispositif scénique permet de pallier astucieusement l’exiguïté du plateau, en resserrant l’action entre trois miroirs sans tain, surplombés de trois écrans vidéo, tandis que le chœur intervient sur des gradins en arrière‑scène. La fantaisie des costumes et maquillages est bienvenue, mais ne trouve une réelle beauté visuelle qu’aux deux derniers actes, avec des éclairages plus fouillés. Plus réussie en ce domaine, la production vue à Francfort en 2015 reste dans les mémoires. Quoi qu’il en soit, cette production touche au but par sa direction d’acteur toujours finement réglée et sans excès, qui donne beaucoup de vigueur à l’ensemble.
Le plateau vocal montre aussi beaucoup de satisfactions, à l’instar du rôle principal interprété par Aaron Blake, d’une souplesse de ligne idéale, à la projection aisée sur toute la tessiture. Sa prononciation du français se montre à la hauteur des enjeux, de même que la touchante Ilona Revolskaya (Juliette), à la voix un peu plus lourde et de ce fait un peu moins agile. On aime aussi la présence incarnée de Samy Camps, malgré un aigu qui perd en substance. Paul Gay et Oleg Volkov font preuve d’une présence vocale plus affirmée encore, tandis que la délicieuse Elsa Roux Chamoux se distingue par sa fantaisie lumineuse, dans ses courts rôles.

vendredi 14 mars 2025

« La Belle au bois dormant » de Piotr Illitch Tchaïkovski - Rudolf Noureev - Opéra Bastille à Paris - 13/03/2025

 

Créé à l’Opéra national de Paris en 1989, puis reprise constamment ensuite (la dernière reprise en 2014), La Belle au bois dormant de Piotr Illitch Tchaïkovski fait son retour à l’Opéra Bastille pour 29 représentations, dont plusieurs déjà complètes. Il faut donc réserver au plus vite pour avoir la chance d’assister à ce spectacle, le tout dernier chorégraphié par Rudolf Noureev en tant que directeur du Ballet de l’Opéra de Paris, entre 1983 et 1989.

Parmi les chefs d’oeuvre de Tchaïkovski, La Belle au bois dormant figure en bonne place, tant le compositeur russe montre une nouvelle fois son affinité avec les sortilèges du divertissement dansé. Ce deuxième ballet, composé en 1890 entre Le Lac des Cygnes (1877) et Casse-Noisette (1892), reste desservi par son argument très mince, mais bénéficie d’une inspiration musicale admirablement variée entre les actes, des effluves dramatiques du I aux atmosphères plus nocturnes du II, avant une dernière partie plus légère, dédiée à des raffinements délicatement ciselés, dont les recherches de sonorités font penser à son équivalent dans Casse-Noisette.

Souvent invité à diriger le ballet à Bastille, le chef estonien Vello Pähn cherche à éviter toute grandiloquence, en privilégiant couleurs et mise en place. A ce compte-là, il réussit mieux les deux derniers actes, là où le premier sonne trop extérieur. Quoi qu’il en soit, on savoure les sonorités enchanteresses de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, toujours très affuté en ce domaine, à l’image du premier violon (Frédéric Laroque) particulièrement sollicité au II, dans un passage concertant très exigeant.

On retrouve le spectacle imaginé par Rudolf Noureev avec des sentiments mêlés, même s’il faut évidemment recontextualiser ses apports, en 1989, pour l’apprécier pleinement. L’idée du Russe est avant tout de renforcer la présence masculine, à qui la chorégraphie initiale de Marius Petipa (1818-1910) avait laissé peu de place. Cette tradition du XIXème siècle a été remise en cause par de nombreux danseurs éminents du siècle suivant, Noureev en tête. Le rôle du Prince Désiré gagne ainsi en consistance, avec pas moins de quatre variations au lieu d’une, dont s’empare le danseur étoile Guillaume Diop (né en 2000) avec une grâce agile et féline. Applaudi dès son entrée en scène, comme l’autre étoile Bleuenn Battistoni (née en 1999), le jeune homme au regard lumineux fait déjà figure de star, lui qui vient de faire la couverture du magazine Télérama. On aime surtout sa capacité à incarner le Prince solitaire au début du II, entre fausse nonchalance et mélancolie. Son duo avec la délicate Bleuenn Battistoni fonctionne très bien, tant les partenaires semblent au diapason d’une complicité bienvenue. Les ports de bras et mouvements soyeux de Battistoni sont un pur ravissement, que l’on ne se lasse pas d’admirer. Il lui faut toutefois parvenir à donner ce supplément d’âme et de conviction qui font la marque des plus grandes, pour nous emporter plus encore. A leurs côtés, outre un duo de chats délicieux d’espièglerie, on se délecte du gracieux Chun-Wing Lam (L’Oiseau bleu), étourdissant de facilité dans ses pas aériens.

Noureev a précisément réduit la part accordée aux personnages des autres contes, présents dans la dernière partie, en supprimant les rôles du Petit chaperon rouge, du Petit Poucet et de Cendrillon. Si l’idée est de coller au plus près de l’original du conte de Perrault, en confiant le rôle de Carabosse à une femme (là où Petipa avait joué la fantaisie d’une interprétation par un travesti), le spectacle gagne en sérieux ce qu’il perd en variété. Aucun humour ne vient ainsi illuminer la première partie, ni dans les rôles minorés du maître de cérémonie Catalabutte ou de la fée Carabosse, ce que d’autres chorégraphes savent mettre bien davantage en valeur au même moment. On pense notamment à Márcia Haydée, dont le spectacle créé pour le  ballet de Stuttgart en 1987 a été repris ensuite dans le monde entier, avec un grand succès (notamment en 2023 à Prague). Le spectacle réglé par Noureev a pour lui ses costumes d’un luxe inouï, ainsi que ses innovations pour les mouvements étourdissants du corps de ballet dans les compositions d’ensemble, qui s’entrelacent en petits groupes sans cesse renouvelés, avec une attention portée aux mouvements des mains.

mercredi 12 mars 2025

« Peer Gynt » de Henrik Ibsen / Edvard Grieg - Olivier Py - Théâtre du Châtelet - 11/12/2021

Directeur du Châtelet depuis 2023, Olivier Py, 59 ans, frappe un grand coup en recentrant son institution sur l’une de ses missions premières, celle d’incarner le « théâtre musical de la ville de Paris ». Pour illustrer cette volonté, l’un de ses premiers projets phares consiste à présenter la pièce Peer Gynt telle qu’elle a été conçue lors de sa création scénique en 1876, avec l’adjonction des musiques commandées à Edvard Grieg. Une telle initiative a déjà été menée en France, comme à Limoges en 2017 ou à Lyon en 2022, mais à chaque fois en réduisant fortement la matière dramatique, afin d’élaborer un spectacle d’environ deux heures, resserré sur la musique. Pour parvenir à la durée plus conséquente d’environ 3 heures 50 (avec un entracte), Olivier Py a choisi de conserver la quasi‑totalité des scènes théâtrales, desquelles il a retiré les spécificités propres au contexte norvégien. Dans le même temps, il a traduit les textes des chansons en français, tout en modernisant les dialogues parlés – à chaque fois sans excès. 

Face à ce soin pointilleux pour faire vivre le texte au plus près des intentions d’Ibsen et de Grieg, Olivier Py nous réserve une de ses directions d’acteur les plus intenses qu’il nous ait été donné de voir depuis longtemps. C’est là un choix heureux, tant le premier chef‑d’œuvre d’Ibsen peut dérouter par son contenu foisonnant, qui narre le parcours initiatique d’un anti‑héros égoïste, vantard et agaçant. Dans ce récit en partie autobiographique au début, Ibsen montre une face sombre qui le fait s’interroger sur le sens de la vie et de sa présence au monde : une quête philosophique souvent douloureuse pour s’accepter tel que l’on est, avec ses défauts et incapacités. Pour autant, ces questionnements sous‑jacents sont camouflés sous une multitude de saynètes populaires, drôles et souvent grivoises, que Py fait vivre de son imagination débridée et irrévérencieuse.

C’est peu dire que Bertrand de Roffignac tient là un des rôles de sa vie, tant Py lui demande un investissement physique de tous les instants, entre verbe haut, regards hallucinés et cavalcades dans tous les sens. Toute la folie autodestructrice de l’éternel insatisfait, comme du joyeux noceur de l’instant qu’est Peer Gynt trouve une vitalité survitaminée, parfois éprouvante dans sa répétition obstinée. Les quelques moments de répit permettent à la mise en scène de bien identifier les moments‑clés de l’action, telle que la fascinante rencontre avec Solveig, retrouvée tout au long du périple comme un ange gardien. Bertrand de Roffignac est accompagné par toute une fine équipe de comédiens-chanteurs, toujours sur le fil du surjeu (comme demandé par la mise en scène), à l’instar des expressifs Damien Bigourdan et Marc Labonnette. On aime aussi la touchante Raquel Camarinha (Solveig), tout comme le jeu incarné et lyrique de Céline Chéenne (la mère de Peer).

Musicalement, on est également à la fête, tant l’Orchestre de chambre de Paris trouve des délices de raffinement sous la baguette de la cheffe estonienne Anu Tali, aux tempi mesurés et toujours au service de l’élan narratif. Le seul motif de regret est leur placement en arrière‑scène, ce qui occasionne une sonorisation excessive, toujours regrettable pour ce type de salle. 

dimanche 9 mars 2025

« Le Forgeron de Gand » de Franz Schreker - Ersan Mondtag - Opéra de Mannheim - 08/03/2025

Présenté à l’Opéra des Flandres en 2020, le dernier opéra de Schreker, Le Forgeron de Gand, revient à Mannheim : la coproduction entre les deux institutions aurait dû permettre de monter ce spectacle beaucoup plus tôt dans la deuxième ville du Bade‑Wurtemberg, mais la pandémie en a décidé autrement. On ne boude pas son plaisir de réentendre l’ultime chef‑d’œuvre de Schreker, magnifié par l’imaginaire toujours aussi délirant d’Ersan Mondtag.

Rival de Richard Strauss avant la Première Guerre mondiale, Franz Schreker voit sa position proéminente pâlir à la fin des années 1920, face aux succès protéiformes de Berg, Weill ou de son ancien élève Krenek. C’est davantage vers l’esprit forain et coloré de Krenek, sans les emprunts aux jazz, que se situe le style musical du Forgeron de Gand (1933). L’inspiration du directeur du Conservatoire de Berlin s’épanouit en une variété rythmique très stimulante au premier acte, qui s’apaise ensuite pour laisser davantage de place à la mélodie. On a peine à imaginer que Schreker allait disparaitre un an plus tard dans l’indifférence quasi générale, à seulement 55 ans, après avoir été brutalement évincé de tous ses postes par les nazis, sa musique étant désormais considérée comme « dégénérée ».

Le Théâtre de Mannheim ne pouvait trouver meilleure temporalité en présentant cet ouvrage en même temps que la passionnante exposition « La Nouvelle objectivité », visible à la Kunsthalle voisine. Ce musée, parmi les plus prestigieux d’Allemagne avec sa collection permanente en grande partie tournée vers le mouvement expressionniste, a eu la bonne idée de réunir des tableaux de la période foisonnante de l’entre‑deux‑guerres, ce qui permet d’en visualiser l’incroyable diversité, à l’instar de la musique allemande de cette période.

Le Théâtre de Mannheim reste quant à lui en travaux, jusqu’en 2028, ce qui explique pourquoi une salle provisoire a été construite, à une quinzaine de minutes du centre‑ville en tramway. Si le foyer se montre un peu étroit lors des fortes affluences, comme c’est le cas pour cette nouvelle production très attendue, on est immédiatement séduit par la salle intérieure, au confort moderne complet, entre visibilité pour tous les spectateurs et acoustique parfaite. De quoi nous faire patienter avec bonheur jusqu’en 2028, voire au‑delà si la rénovation de l’ancienne salle prend du retard (comme c’est malheureusement toujours le cas à Cologne).

En attendant, la reprise de la production du Forgeron de Gand se montre réjouissante de bout en bout, du fait d’un plateau vocal supérieur proposé à Mannheim : ainsi de Joachim Goltz, qui s’impose dans le rôle‑titre par sa projection agile et sa force de conviction, aussi impressionnante dans l’ivresse que dans le pathétique. A ses côtés, on est tout aussi séduit par ses partenaires féminines Julia Faylenbogen et Seunghee Kho, toutes deux très engagées, en faisant valoir leur fraîcheur de timbre. La direction enflammée de Jānis Liepins est l’autre atout de la soirée, en imprimant des tempi assez vifs, aux attaques volontairement sèches. Le chef letton sait aussi s’apaiser pour faire ressortir de merveilleuses couleurs dans les passages lents, qui mettent en valeur le bel orchestre local.

On avait été très séduit par la mise en scène d’Ersan Mondtag, lors de sa découverte en 2020 en Flandres. La reprise laisse entrevoir certaines facilités dans le recours aux couleurs expressionnistes (pour les décors et costumes) et au plateau tournant, qui masquent une direction d’acteur souvent brouillonne. Pour autant, on reste convaincu par l’audace de transposer le récit dans le contexte de la colonisation belge (là où le livret original parle de l’oppression espagnole), qui rend plus marquante la dernière partie de soirée. De quoi revisiter l’héritage d’une colonisation douloureuse, qui a caché ses prédations et méfaits les plus odieux derrière l’argument fallacieux de « l’apport de la civilisation ».

samedi 8 mars 2025

« De la maison des morts » de Leos Janácek - David Hermann - Opéra de Francfort - 07/03/2025

 

La reprise de l’ultime chef‑d’œuvre de Janácek, De la maison des morts (1928), dans la production imaginée par David Hermann, est l’un des événements immanquables de ce début d’année, tant le délire mental en forme de huis‑clos prend aux tripes d’emblée : le metteur en scène allemand a l’audace de centrer l’action sur le personnage de Goriantchikov, qui semble vivre un cauchemar entre délire et persécution, suite à un burn‑out au travail. A moins qu’il ne soit victime de ses opinions, lui qui est présenté par le livret comme un prisonnier politique ? Quoi qu’il en soit, le début et la fin de l’opéra le voient revenir au même endroit, après avoir achevé son rude périple initiatique. Dès lors, la transposition du récit dans une sorte d’asile psychiatrique, loin de la prison voulue par Dostoïevski, renforce constamment l’intérêt pour animer le plateau d’une multitude de saynètes aux personnages tous plus inquiétants les uns que les autres, y compris le médecin chef. On peut aussi voir une sorte de labyrinthe dans le millefeuille de panneaux enchaînés, explorant une multiplicité de points de vue au niveau spatial, sans parler des différentes temporalités évoquées. La violence du groupe, autant que la paranoïa médicale, est ainsi montrée avec un sens du détail parfois éprouvant de réalisme, rehaussé d’une direction d’acteur toujours explosive. On aime aussi l’idée de la reconstitution d’une scène de crime avec relevé d’empreintes, qui trouve tout son sens dans l’imbrication des événements racontés par les personnages.

Face à cette mise en scène de haute volée, le plateau vocal se montre du même niveau, entre homogénéité jusqu’au moindre second rôle et éloquence des personnages principaux. Ainsi de Domen Krizaj (Goriantchikov), qui fait valoir une noblesse de phrasés et une jeunesse de timbre rayonnante, tandis que Barnaby Rea (Le commandant) montre une noirceur bienvenue dans son rôle sadique. Karolina Bengtsson (Alieïa) s’affirme quant à elle par sa vérité théâtrale, dans un rôle rendu plus touchant par la mise en scène, en tant qu’unique soutien de Goriantchikov. Mais c’est plus encore Michael Nagy (Chichkov) qui impressionne l’assistance par sa composition hallucinée, qui tient la distance d’un monologue intense, admirablement articulé et projeté. Assurément un des grands moments de la soirée aux côtés de la direction aux couleurs expressionnistes de Robert Jindra, qui n’a pas son pareil pour faire ressortir les arêtes d’un minéral brillant et brulant – parfaitement adapté au lyrisme toujours sous‑jacent et frémissant de Janácek.

vendredi 7 mars 2025

« Le Postillon de Lonjumeau » d'Adolphe Adam - Hans Walter Richter - Opéra de Francfort - 06/03/2025

Créé en 2021 au festival d’Erl, à deux pas de la frontière bavaroise, la nouvelle production du Postillon de Lonjumeau (1836) d’Adam fait étape à Francfort avec un plateau vocal en grande partie renouvelée. De quoi découvrir ou redécouvrir le chef‑d’œuvre lyrique d’Adam, rarement donné de nos jours, si l’on excepte la production parisienne imaginée par Michel Fau en 2019. A Francfort, après La Juive d’Halévy, c’est là une nouvelle occasion d’apprécier la musique délicieuse de cette période, qui ne force jamais le trait de la virtuosité. A cet effet, il faut en premier lieu féliciter le travail du chef Beomseok Yi, qui tisse des phrasés très raffinés, entre allégements des textures et parfaite imbrication avec le plateau.

Le plateau vocal, entièrement non francophone, se montre de belle tenue, mais ne parvient pas tout à fait à relever le pari de la nécessaire diction : c’est là un atout essentiel de ce répertoire qui requiert une souplesse des transitions, ainsi qu’un modelé amoureux de chaque syllabe. Dans le rôle‑titre, Francesco Demuro s’en sort bien de ce point de vue, surtout au premier acte, qui fait la part belle à la déclamation. Le deuxième acte le voit forcer quelque peu dans les hauteurs périlleuses du suraigu, mais le ténor italien conserve ses qualités d’élégance stylistique qui font tout le prix de son art. Il compose un couple harmonieux au niveau théâtral avec la soprano polonaise Monika Buczkowska-Ward, qui donne beaucoup de plaisir malgré son français plus exotique. On est moins convaincu en revanche par le Marquis de Corcy outrancier de Jarrett Porter, qui ne parvient pas à trouver le ton juste de la comédie, pour ses interventions en grande partie comique. On lui préfère de loin le désopilant Gabriel Wanka (également chargé de la chorégraphie) pour incarner la servante Rose : en jouant du trouble causé par l’interprétation de ce rôle par un homme, la farce proche de Goldoni gagne en saveur, autant qu’en drôlerie. Enfin, Joel Allison complète cette distribution avec un bel aplomb scénique, avantagé par sa projection toujours finement dosée.

Le spectacle imaginé par Hans Walter Richter, nommé pour le prix du « meilleur spectacle de l’année » par le magazine Opernwelt, gagne en saveur au fur et à mesure de la soirée, après un premier acte d’exposition un rien poussif. La volonté d’enrichir l’action est constante, avec une multitude de traits d’humour plus ou moins drôle, comme les oppositions volontairement caricaturales entre bigotes et ivrognes. On aime la figuration bon enfant du rythme infernal du Postillon, cadencé par deux chevaux anthropomorphes, lors de l’air célèbre « Mes amis, écoutez l’histoire ». L’idée de restreindre l’action au décor unique d’un petit théâtre, dévoilé dans toutes ses facettes (coulisses et scéniques), permet de montrer au spectateur tous les artifices de la scène, autant que le recul nécessaire sur les faux‑semblants à l’œuvre. Au‑delà de sa malice débonnaire et volontairement maladroite, la reconstitution historique touche au but par sa beauté plastique millimétrée dans chaque détail, des costumes aux artifices scéniques.

jeudi 6 mars 2025

Concert de l'Orchestre philharmonique d'Heidelberg - Lucie Leguay - Congress Center à Heidelberg - 05/03/2025

Maria Ioudenitch

Fondé en 1889, l’Orchestre philharmonique de Heidelberg (à ne pas confondre avec le Symphonique, qui se consacre au répertoire mozartien) est attaché au Théâtre de la ville, pour lequel il accompagne les opéras et organise ses propres concerts. La formation est également associée depuis 2006 au festival d’hiver de Schwetzingen, grâce à sa maîtrise des instruments baroques (voir notamment Mitridate de Porpora, en 2017). On retrouve les musiciens dans la salle principale (1 263 places) du tout nouveau Centre de congrès, inauguré voilà six mois, suite à la rénovation de l’ancien bâtiment de style Art nouveau, situé sur les bords du Neckar. Disons‑le tout net : on ne gagne pas au change aux niveaux sonore comme visuel, tant les immenses volumes minimalistes n’ont manifestement pas été conçus pour accueillir un concert symphonique. Le son globalement compact n’aide pas à identifier les différents instruments, mais reste plaisant pour mettre en valeur le jeu de la concertiste, Maria Ioudenitch, choisie pour interpréter le redoutable Concerto pour violon (1878) de Tchaïkovski.

L’Américaine d’origine russe a remporté voilà trois ans les concours internationaux Tibor Varga, puis Joseph Joachim, ce que sa technique parfaite (si l’on excepte un accroc dans le premier mouvement), comme ses sonorités gorgées de couleurs et d’intention, expliquent amplement. Elle est accompagnée par la cheffe française Lucie Leguay, qui soigne les transitions et les équilibres sans chercher à tirer la couverture à son profit. Avant ce morceau de bravoure toujours aussi spectaculaire, la soirée avait débuté avec la pièce pour quarante cordes De profundis (1998) de Raminta Serksnytė (née en 1975). La compositrice lituanienne trace des lignes sinueuses et brumeuses pour ouvrir et conclure sa pièce en arche, sur une durée d’environ 15 minutes. Entre les deux, son tempérament parfois chaotique imprime un sentiment d’urgence qui donne toujours envie d’écouter la suite. L’élégance des lignes et des phrasés de Lucie Leguay n’est pas pour rien dans la réussite de cet « apéritif » inspiré.

Après l’entracte, on déchante quelque peu, tant l’écoute de la Première Symphonie (1899) de Sibelius n’est pas gâtée par l’acoustique. Les ruptures imprimées par les cuivres et les timbales sonnent trop épais, tandis que les interventions aux vents paraissent lointaines. Le geste mesuré et d’une belle facture classique de Lucie Leguay cherche à creuser les détails dans les passages apaisés, pour mieux s’animer d’une vivacité toujours maîtrisée dans les parties rapides. L’Orchestre philharmonique d’Heidelberg semble plus à l’aise dans les deux derniers mouvements, en faisant valoir des qualités de virtuosité plus affirmées par rapport à son expressivité.

On retrouvera la formation ici même dans le cadre du festival de printemps, le 2 avril prochain, pour un programme Brahms et Chostakovitch, tandis que la violoniste Maria Ioudenitch sera en récital à l’auditorium de l’Alte Universität, pour rendre hommage à la musique de Beethoven, Ravel, Bartók et des sœurs Boulanger.

mercredi 5 mars 2025

« La Veuve joyeuse » de Franz Lehar - Barrie Kosky - Opéra de Zurich - 04/03/2025

Créée l’an passé à l’Opéra de Zurich, la production de La Veuve joyeuse imaginée par Barrie Kosky fait son retour avec un plateau vocal renouvelé pour les rôles principaux. Au-delà de la réussite visuelle du spectacle, le mélange d’énergie débridée et de mélancolie donne une profondeur inattendue au chef d’œuvre de Franz Lehar, qui crépite de mille feux sous la baguette inventive de Ben Glassberg. A savourer sans modération !

L’ancien directeur de la Komishe Oper de Berlin frappe encore un grand coup dans le domaine de l’opérette, lui qui a redonné ses lettres de noblesse à ce genre, en le dépoussiérant de tout statisme. D’emblée, le spectacle surprend en modifiant la première scène, dévolue à une Hanna plus âgée qui se remémore ses belles années : assise au piano, elle écoute un arrangement de La Veuve joyeuse au piano, interprété par Franz Lehar lui-même. Une mise en abîme évidemment saisissante, à la conclusion déchirante en fin de soirée, lorsque Hanna contemple le portrait du regretté Danilo, pour affronter un second veuvage. 

Le happy-end ainsi refusé donne davantage de relief au destin tourmenté de l’héroïne, jadis entouré de prétendants ivres de sa beauté, comme de sa fortune : deux moteurs d’une farce haute en couleurs, qui moque les travers de la haute société, entre cupidité et faux-semblants. L’originalité du livret tient dans le refus têtu de Danilo de céder aux avances de son ancienne promise Hanna : Kosky transcende leurs différents duos d’une sensualité chorégraphique touchante et subtile, comme un jeu du chat et de la souris, délicieusement facétieux. Le minimalisme des décors bénéficie d’une direction d’acteurs étourdissante, où chaque personnage secondaire semble vivre d’une personnalité propre, à chaque fois rehaussée par l’énergie inépuisable des danseurs, très présents tout du long. On aime aussi la transposition dans les années 1920, qui permet à Kosky d’exhiber des costumes grandioses, à même de figurer l’insouciance de la période d’avant-guerre. Chaque tableau, de l’ambassade aux appartements de l’héritière, avant l’évocation des grisettes parisiennes, montre la qualité du travail en la matière, qui laisse à penser que la confection des costumes a bénéficié d’un budget illimité. L’autre grande réussite de la soirée vient de la direction aussi pétillante que du champagne, de Ben Glassberg, qui fait des débuts réussis à Zurich. La variété de l’inspiration de Lehar, entre l’énergie rythmique des premiers tableaux, jusqu’aux élans plus folkloriques au II, sait aussi trouver le chemin des scènes plus intimes, qui lorgnent vers Puccini.

Le plateau vocal réuni pour cette reprise ne se situe malheureusement pas au même niveau d’excellence, tout en assurant l’essentiel. On est surtout déçu par le pâle Andrew Owens (Camille de Rosillon), qui peine à passer la rampe par rapport à sa partenaire Anastasiya Taratorkina (Valencienne), d’une belle rondeur d’émission. Malgré un timbre fatigué dans l’aigu, Martin Gantner compose un Danilo saisissant de vérité, d’une grande finesse théâtrale. Également parfaite en ce domaine, Vida Miknevičiūtė (Hanna) montre une solidité technique sans faille, qui ne parvient pas à faire oublier un aigu peu harmonieux. On préfère la truculence roborative des seconds rôles, souvent désopilants à l’image des parfaits Michael Kraus (Mirko) et Barbara Grimm (Njegus).

mardi 4 mars 2025

« Hansel et Gretel » d'Engelbert Humperdinck - Guta Rau - Opéra de Saint-Gall - 03/03/2025

 

Parmi les nouvelles productions présentées en fin d’année dernière au Théâtre de Saint-Gall (en Suisse), le chef d’oeuvre féérique d’Engelbert Humperdinck, Hansel et Gretel, a permis à la metteuse en scène Guta Rau de s’illustrer une nouvelle fois in loco, après La Flûte enchantée de Mozart en 2021 et La Chauve-Souris de Strauss en 2022. La metteure en scène Allemande propose un spectacle d’une fantaisie lumineuse, en grande partie tournée vers le jeune public, qui peut aussi être apprécié par les plus chevronnés. 

Située entre Zurich et le lac de Constance, Saint-Gall peut s’enorgueillir de la présence  en plein centre-ville de son abbaye fondatrice, dont la bibliothèque au riche décor baroque lui a valu une inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 1983. A l’occasion de la visite de la huitième ville de Suisse, les mélomanes ne peuvent manquer de visiter son Théâtre, dédié en grande partie à l’opéra et à la danse, dont l’architecture figure parmi les exemples les plus réussis de la période brutaliste. Construite en 1968, la salle principale de 742 places impressionne par ses volumes volontairement déstructurés, offrant une visibilité et une proximité idéale avec l’immense scène. Les splendides luminaires du grand escalier évoquent plusieurs flocons de neige entremêlés, que l’on ne se lasse pas d’admirer sous tous les angles.

Dans cet écrin idéal, le spectacle imaginé par Guta Rau colle au plus près des différentes péripéties, en insistant tout d’abord sur les chamailleries entre les enfants, avant que l’irruption plus sonore des parents ne viennent sonner le glas de la malice ambiante. Le décor années 1950, volontairement resserré au plus près des spectateurs, permet de figurer la pauvreté, autant qu’il sert d’opportune caisse de résonance pour les interprètes. L’arrivée du père par les hauteurs de la salle apporte un effet saisissant, à même de pousser le trait de son ébriété avancée, aussi tonitruante que parfaitement projetée.

 

Le récit de la légende de la sorcière lance véritablement le spectacle par son originalité prononcée, en projetant en arrière-scène des images animées en forme de théâtre d’ombres, d’une tonalité naïve et espiègle qui rappelle l’art de Michel Ocelot (le créateur de Kirikou). Plus tard, l’évocation poétique des esprits de la forêt conserve des contours volontairement simplifiés, en un esprit bon enfant et ludique, qui s’oppose aux couleurs criardes d’une sorcière délicieusement grotesque dans son costume extravagant. En dehors de l’utilisation de la vidéo, la direction d’acteur est l’un des points forts du spectacle, en multipliant les traits comiques, sans jamais forcer le trait. La complicité entre les enfants est également bien suggérée, tout du long.

Jennifer Panara (Hänsel) et Kali Hardwick (Gretel) se montrent tous deux réjouissants, autant par la fraîcheur de leur timbre que la qualité de leur articulation. On aime aussi la Gertrud chaleureuse de Libby Sokolowski, de même que le Peter plus tonitruant de Vincenzo Neri. Enfin, Riccardo Botta joue davantage la carte de la séduction sonore que de la fantaisie débridée, en un sens des équilibres judicieusement dosé. La chef taïwanaise Yi-Chen Lin met un peu de temps à chauffer l’orchestre local, d’un bon niveau global, autour de tempi assez lents. Sa battue s’anime peu à peu pour trouver le ton juste, sans affectation excessive, d’une narration souple et naturelle.

vendredi 28 février 2025

« Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy - Wajdi Mouawad - Opéra Bastille à Paris - 28/02/2025

Les événements à ne pas manquer se suivent à l’Opéra National de Paris en ce début d’année : après un audacieux et controversé Or du Rhin, place à une nouvelle production très attendue de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, la troisième in loco après Jorge Lavelli en 1977, puis Bob Wilson vingt ans plus tard. Le metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad plonge le spectateur dans les méandres des ressorts ambigus des différents protagonistes du drame, osant des visions fantomatiques d’une beauté saisissante, grâce à l’apport envoûtant de la vidéo.

Chaque nouveau spectacle consacré à Pelléas et Mélisande dans l’Hexagone est un incontournable qu’aucun mélomane chevronné ne peut manquer, tant est immédiatement palpable l’affinité des musiciens français avec les effluves impressionnistes : on mesure encore aujourd’hui combien l’orchestration de Debussy reste d’une inépuisable inventivité harmonique, en tournant le dos aux modèles plus architecturés du passé, Carmen en tête. On ne pouvait évidemment rêver meilleur interprète que l’Orchestre de l’Opéra National de Paris pour tisser des phrasés d’un raffinement inouï, aux couleurs tour à tour diaphanes et morbides, d’une souplesse admirable pour accompagner le plateau vocal réuni. On ne peut qu’applaudir, aussi, le chef italien Antonello Manacorda, déjà entendu ici-même dans La Flûte enchantée, puis Don Giovanni, qui allège les textures pour faire ressortir chaque détail, sans jamais céder au moindre maniérisme.

C’est là un atout décisif pour encadrer l’écrin visuel splendide réglé par Wajdi Mouawad, dont la scénographie sombre et épurée oriente immédiatement la concentration sur les ambiguïtés souvent déroutantes du récit de Maurice Maeterlinck. Le dramaturge belge est décidément à la fête en ce moment, puisque deux de ses pièces de jeunesse sont données à la Comédie-Française (jusqu’au 2 mars prochain), permettant d’apprécier ses élans mélancoliques et vénéneux, mâtinés de références allégoriques. L’idée d’ajouter un court prologue muet au début de Pelléas, laissant entrevoir un sanglier blessé fuyant son bourreau, permet d’apprécier les premiers accords brumeux du drame dans un silence quasi-religieux, proche des conditions idéales d’une écoute au disque. L’atmosphère irréelle et fantastique est parfaitement rendue par la pénombre permanente qui envahit la scène, faisant ainsi ressortir plusieurs éléments, notamment les animaux sanguinolents amoncelés en bord de plateau, qui rappellent le contexte de famine furtivement évoqué par le livret. L’apport des vidéos de Stéphanie Jasmin permet à Mouawad de figurer chaque péripétie comme un tableau mouvant (rappelant en cela le travail de Bill Viola pour la célèbre production de Tristan und Isolde donnée à Paris), en montrant une nature sauvage et immaculée, aux couleurs volontairement troubles, entre verdâtre et marronnasse – proche des représentations rugueuses de Courbet ou des derniers tableaux de Monet. De quoi donner un saisissant contraste au drame bourgeois finalement ordinaire de Maeterlinck, enrubanné de raffinement symboliste. 


Déjà familier du rôle-titre (notamment à Aix-en-Provence l'an passé), le baryton britannique Huw Montague Rendall relève le pari d’une diction parfaite de notre langue, à l’instar de son homologue canadien Gordon Bintner (Golaud). Cela n’est pas le moindre des atouts, tant cet ouvrage à mi-chemin entre opéra et théâtre nécessite une parfaite maîtrise du français, autant que des qualités dramatiques éloquentes. A cet égard, Huw Montague Rendall incarne un Pelléas d’une fragilité touchante, d’une beauté de timbre égale sur toute la tessiture, sans jamais paraître forcer son talent. On pourrait parfois espérer lui voir briser la glace d’une perfection vocale presque irréelle, qui correspond toutefois à son rôle énigmatique, dont l’inaction fataliste peut être interprétée comme une incapacité à affronter les carcans sociétaux de son temps.

A ses côtés, Gordon Bintner fait oublier une émission nasale, par moments, par une conviction mordante, où chaque mot est sculpté au service du sens. Si le grave gagnerait à davantage de projection pour faire vivre toute la noirceur de son personnage, on aime l’émotion trouble qui se dégage des dernières scènes, lorsque les derniers sursauts de sa jalousie font face à la repentance du meurtre de son demi-frère. C’est peu dire que Sabine Devieilhe donne à sa Mélisande des trésors de subtilité, faisant valoir sa technique parfaite et son timbre de velours, tout en offrant des qualités d’interprète hors pair. Assurément une des grandes figures de ce rôle, qu’on ne se lassera pas de réentendre. Parmi les seconds rôles, on note le superlatif Jean Teitgen (Arkel), qui n’a rien perdu de son éloquence majestueuse, passant la rampe sans difficulté.

mercredi 12 février 2025

« Médée » de Luigi Cherubini - Marie-Eve Signeyrole - Opéra Comique - 10/02/2025

Faut-il revisiter Médée en pure victime des hommes ? Marie-Eve Signeyrole ose une relecture d’une force théâtrale parfois inégale mais toujours stimulante. De quoi vivifier la rare version originale de l’ouvrage, avec ses dialogues en français, accompagnée par une Laurence Equilbey et un chœur en grande forme, autour d’un plateau de bonne tenue.

Parmi les plus grands succès de Cherubini, Médée a surtout survécu dans sa version avec récitatifs. La version originale en français a certes été redonnée à Paris en 2012 au Théâtre des Champs-Élysées, mais avec des dialogues entièrement réécrits. La mouture versifiée est donc une curiosité, aux dialogues resserrés mais augmentés de quelques ajouts contemporains, afin de renforcer le rôle des enfants, mais aussi de la Médée plus âgée, interprétée par une comédienne.

On est immédiatement saisi par la grande force déclamatoire de cette version, qui rapproche Cherubini de l’efficacité dramatique d’un Gluck, en incorporant plus naturellement les chœurs majestueux, sans effets appuyés. Avec les forces toujours aussi mordantes d’accentus, on tient là un des atouts décisifs de la soirée.

On ne tarit pas non plus d’éloges sur la direction de Laurence Equilbey, qui fait oublier les sonorités parfois ternes des cordes et la verdeur de ses bois d’époque par une vitalité d’une précision rythmique très attentive à l’éventail dynamique. C’est d’autant plus appréciable que Cherubini soigne chacun de ses actes par une introduction orchestrale d’une inspiration éloquente, que la mise en scène anime de plusieurs vidéos pour enrichir le récit.


Les événements précédents sont ainsi évoqués rapidement, du vol de la toison d’or jusqu’à la tempête qui a amené Médée et Jason en Corinthe. Surtout, Marie-Eve Signeyrole place d’emblée les deux enfants du couple au centre de l’attention, en les montrant dans des situations quotidiennes ou occupés à chahuter. Pour autant, la vidéo semble prendre trop de place dans le splendide air de Néris, tout en lassant par certaines naïveté et redondance. 


On aime en revanche le dédoublement du personnage de Médée par une comédienne, qui revit les événements dans une prison sordide, aux bruitages réalisés en direct. Enfin, l’idée d’appréhender Médée comme une victime du patriarcat revisite le mythe, permettant de donner aux scènes d’affrontement avec Jason et Créon des rebondissements inattendus et ambivalents, entre désir et violence, sans oublier des allusions au viol de l’héroïne.

Pour relever le défi d’une interprétation théâtrale à la hauteur des nécessités vocales, le choix de la soprano d’origine libanaise Joyce El-Khoury, bien qu’annoncée souffrante, s’avère pertinent pour faire vivre le rôle-titre d’un à-propos toujours juste et équilibré, autour d’une diction admirable. Seul le suraigu criard, surtout dans les accélérations, reste en dessous des attentes. On aime aussi la morgue de Julien Behr (Jason), qui fait valoir une émission naturelle et parfaitement projetée, un rien nouée et quelque peu métallique au début.

Bien qu’un peu raide au niveau théâtral, Edwin Crossley-Mercer compose un Créon d’une force expressive tonitruante, à la ligne admirable d’homogénéité. Si Lila Dufy (Dircé) assure bien sa partie, c’est surtout Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Néris) qui remporte tous les suffrages à l’applaudimètre, pour son timbre merveilleux de rondeur autant que sa ligne de chant de grande classe.