lundi 30 juin 2025

« La Passion grecque » de Bohuslav Martinů - Raphaël Pichon - Festival Pulsations à Bordeaux - 28/06/2025

 

Depuis la naissance de l’ensemble Pygmalion en 2006, Raphaël Pichon (né en 1984) poursuit une exploration audacieuse du répertoire autour de projets toujours plus atypiques, comme en témoignent encore tout récemment plusieurs réussites à l’Opéra Comique, dans des raretés schubertiennes ou un opéra reconstruit de Rameau. Directeur artistique du festival biennal Pulsations depuis sa fondation en 2020, Pichon est parvenu à bâtir une relation de confiance avec le public bordelais, manifestement ravi de l’originalité des propositions, à l’instar de l’Orphée et Eurydice de Gluck présenté en 2023 (voir l’intégralité du spectacle sur le site Arte Concert). L’ancien contre‑ténor a eu la bonne idée de reprendre ce spectacle, déjà produit à Paris, dans le cadre inattendu d’une ancienne halle industrielle désaffectée, jadis dédiée à la construction de trains. La longueur démesurée de la salle donne ainsi des possibilités scéniques à même de renouveler l’expérience sensorielle, nous y reviendrons, à l’image de ses équivalents en des contrées plus lointaines, comme à Francfort (voir en 2015 la soirée consacrée à trois opéras en un acte de Martinů).

On retrouve précisément la vaste salle de Floirac pour accueillir un nouveau spectacle, La Passion grecque (1961) de Martinů, en partenariat avec l’Opéra national de Bordeaux (où Pygmalion est en résidence jusqu’en 2027). Le dernier ouvrage lyrique du compositeur tchèque semble retrouver une faveur bienvenue ces dernières années, comme le prouve la récréation en 2023 à Salzbourg de la version originale londonienne. A Bordeaux, Pichon a choisi la mouture finale créée à Zurich en 1961, dans une traduction française qui bénéficie d’une nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier. L’allégement des textures (notamment au niveau des vents) permet à la quarantaine de musiciens d’éviter tout effet de saturation. Quelques coupures (environ vingt minutes) autorisent la tenue d’un spectacle sans entracte, ce qui renforce la concentration sur le drame.

Alors qu’il avait travaillé précédemment sur trois adaptations de l’œuvre de Georges Neveux (notamment son chef‑d’œuvre Juliette ou la Clé des songes, donné récemment à Nice), Martinů s’intéresse cette fois à l’un des écrivains les plus célèbres de son temps, le grec Níkos Kazantzákis. Son héritage conserve une certaine notoriété de nos jours, grâce aux adaptations cinématographiques de Zorba le Grec en 1964, puis de La Dernière Tentation du Christ en 1988. Avec La Passion grecque, Martinů convoque un langage puissamment évocateur, aux grandes lignes mélodiques envoûtantes, principalement tenues par les cordes. Le raffinement orchestral s’appuie sur une multitude d’éléments évocateurs aux bois, pour figurer le naturalisme de l’ouvrage, tandis que l’écriture très architecturée des chœurs trouve une grandeur tragique, en lien avec le sujet.

Le livret est centré sur la destinée des habitants d’un village grec d’Anatolie, occupés à rejouer en grandeur nature la Passion du Christ, tandis que des compatriotes chassés par les Ottomans crient famine à proximité. L’aide finalement refusée par l’intransigeant prêtre Lycoris, sur des prétextes fallacieux de risque épidémique, sonne le glas de l’unité du village. La réalité et la fiction se rejoignent peu à peu pour plonger les protagonistes en un drame toujours plus étouffant à mesure que la soirée avance, portée par Raphaël Pichon attentif à la moindre variation d’atmosphère. Très engagé, son orchestre n’est pas pour rien dans le plaisir rencontré, aidé par une acoustique d’une splendide précision. Les excellents chœurs réunis ne sont pas en reste, entre impact vocal et belle maîtrise. On aime aussi le formidable plateau vocal rassemblé pour l’occasion, dont c’est peu dire qu’il est vocalement sans faille, dominé par le Grigoris sombre et vénéneux de Matthieu Lécroart ou le Manolios pétri d’humanité de Julien Henric.

Enfin, la mise en scène de Juana Inés Cano Restrepo, pour ses débuts en France, touche au cœur par son naturalisme sans excès, sans chercher à résonner avec l’actualité contemporaine. Très probe, son travail a surtout pour avantage d’offrir des réalisations visuelles de toute beauté dans l’exploitation du plateau en longueur. Ainsi des tableaux réalisés en arrière‑scène et mis en valeur par les fumigènes et les éclairages en contre‑jour, qui créent des images fortes, telle la potence finalement fatale pour Manolios, en fin d’ouvrage. On aime aussi la direction d’acteur dynamique qui permet de toujours renouveler l’attention sur les moindres seconds rôles (dont l’attachant Alain Buet, que l’on retrouve avec plaisir dans une courte mais toujours intense prestation). Assurément une soirée qui fera date, prouvant que La Passion grecque mérite sa place au répertoire des maisons d’opéra.

jeudi 26 juin 2025

Concert de l’Orchestre Métropolitain de Montréal - Alexandre Kantorow - Philharmonie de Paris - 24/06/2025

Yannick Nézet-Séguin

Tout concert de Yannick Nézet-Séguin est un événement, surtout lorsqu’il reçoit le pianiste Alexandre Kantorow, Premier prix du Concours Tchaïkovski de Moscou en 2019. Le programme, éclectique, s’avère réjouissant en première partie, avant de laisser place à une Pathétique de Tchaïkovski trop extravagante dans ses audaces interprétatives.

Yannick Nézet-Séguin (né en 1975) est resté attaché à son Orchestre Métropolitain de Montréal, dont il est le directeur musical depuis 2000. Il faut au moins l’entendre une fois à la tête de cet ensemble en concert pour comprendre le lien unique avec ses musiciens, qui lui répondent comme un seul homme sans sourciller.

On découvre ainsi une Valse de Ravel dont le début murmuré et allégé offre des effets de soyeux mouvants et ensorcelants. Le premier tutti sonne comme un coup de tonnerre en contraste, en accélérant les tempi. Cette lecture excitante, d’une superbe vitalité, voit le chef québécois à son meilleur dans les rythmes de danse.

Changement d’atmosphère avec la compositrice canadienne Barbara Assiginaak, dont les bruissements et les sonorités fuyantes, en une mélodie volontiers hachée, expriment tout son amour pour la nature dans Eko-Bmijwang. L’ampleur polyphonique qui émerge brièvement laisse place à une conclusion superbe de lumière sereine, incarnée par des flûtes suspendues.

Alexandre Kantorow
Vient ensuite le temps fort de la soirée avec le Concerto n° 2 de Saint-Saëns, qui permet à Alexandre Kantorow de démontrer toute sa vivacité avec un toucher félin et sensuel. Les tutti péremptoires de l’orchestre laissent toujours la part belle au soliste, qui impressionne par son mélange de vigueur et de fluidité, comme une main de fer dans un gant de velours.

L’impression de facilité émerveille particulièrement dans un Allegro délicieusement facétieux, proche de l’esprit du Carnival des animaux. Le dernier mouvement, plus symphonique, voit le chef reprendre l’élan directeur, en des tempi vifs. En bis, Kantorow offre une belle transition avec la deuxième partie, avec une adaptation du Pas de deux de Casse-Noisette. La perfection technique autant que la hauteur d’inspiration restent longtemps dans les esprits d’un public ravi.

Après l’entracte, la déception domine avec une lecture trop déstructurée de l’ultime symphonie de Tchaïkovski, qui laisse entendre les limites de l’Orchestre Métropolitain en termes de virtuosité, particulièrement chez des cuivres braillards. Quelques passages aux cordes flottent également, même si c’est là une volonté de contraste assumée du chef, aux incessantes fluctuations de tempo. En mettant sur le même plan chant principal et contre-chant, le Nézet-Séguin fait ressortir plusieurs détails bienvenus, au service d’une lecture qui se veut novatrice.

Le résultat reste toutefois trop inégal pour convaincre. Le deuxième mouvement est le plus réussi avec ses rythmes de danse tourbillonnants, tandis que la conclusion rageuse du III enchaîne directement sur l’Adagio conclusif. Parmi les surprises, les dernières mesures sonnent comme une colère contenue, aux accents marqués. À l’issue du concert, Nézet-Séguin s’adresse au public pour célébrer la fête nationale du Québec et lui faire chanter en chœur son hymne Gens du pays.  

mardi 24 juin 2025

« Faust » de Charles Gounod - Denis Podalydès - Opéra Comique - 23/06/2025

Vous croyez tout connaître sur Faust (1859), le chef d’œuvre de Charles Gounod ? Il n’en est rien ! Suite à la nouvelle édition proposée par Paul Prévost avec le concours des équipes du Palazzetto Bru Zane, l’Opéra Comique s’intéresse à la version originale avec dialogues parlés et mélodrames. De quoi découvrir des morceaux totalement inédits, ainsi qu’une meilleure lisibilité de l’action dévolue aux personnages secondaires. Autour de la mise en scène élégante de Denis Podalydès, la direction flamboyante de Louis Langrée rend au drame toute sa ferveur grandiose, au service d’un plateau vocal idéal dans la nécessaire diction.

A l’instar d’autres chefs d’oeuvre immortels tels que Carmen ou Boris Godounov, Faust connut de multiples moutures, du fait des modifications opérées par le compositeur lui-même au gré des représentations, de Paris jusqu’à l’étranger. Appelé improprement «opéra» à sa création au Théâtre Lyrique de Paris, l’ouvrage avait en réalité été conçu pour une troupe d’opéra-comique, rompue aux dialogues parlés et au mélodrame. L’écriture des récitatifs, ainsi que d’un ballet, viendra quelques années plus tard, lors d’une recréation triomphale à l’Opéra de Paris. Si Gounod avait souhaité que les deux versions coexistent, ce qui fut le cas pendant quelques années (à Bruxelles notamment), c’est finalement la mouture opératique qui s’imposa durablement. Il faut une nouvelle fois remercier le Palazzetto Bru Zane de s’être penché sur cette rareté, révélée par le très beau disque dirigé par Christophe Rousset en 2019. Une production scénique a également vu le jour l’an passé à Cologne – signe de la popularité de l’ouvrage en Allemagne.

Produit en partenariat avec l’Opéra de Lille, ce spectacle ne reprend pas tout à fait la partition utilisée par le Palazzetto Bru Zane. Il s’agit en réalité d’une version intermédiaire entre celle de la création en 1859 et plusieurs modifications opérées les années suivantes, notamment l’inclusion de la «Chanson du nombre 13», révélatrice de la fascination populaire pour les symboles et les coïncidences, en lieu et place de la ronde du Veau d’or. Plus généralement, la coloration sur instruments d’époque voulue par Christophe Rousset trouve ici une interprétation plus traditionnelle avec l’Orchestre national de Lille, sous la battue engagée de Louis Langrée. En dehors de quelques passages où le plateau est couvert dans les ensembles, le geste hautement architecturé du directeur de l’Opéra Comique fait mouche pour rendre ses lettres de noblesse au drame, porté par un lyrisme incandescent. Pour autant, Langrée n’en oublie pas les parties plus intimistes, aux phrasés souples et aériens, qui font tout le prix de l’art de Gounod. 

Julien Dran et Vannina Santoni

La distribution réunie n’appelle que des éloges, malgré quelques réserves de détail. Ainsi de Julien Dran qui donne à son rôle de Faust, déjà étrenné avec succès sur plusieurs scènes en France, une maestria digne de son attention au texte et au sens. Sa diction parfaite n’est pas pour rien dans le plaisir rencontré, de même qu’un timbre éclatant dans les passages en pleine voix. Seule la voix mixte laisse entendre quelques défauts techniques dans les sauts de registre. A ses côtés, Vannina Santoni impose une Marguerite rayonnante d’éclat, parfois un rien monolithique dans les nuances. C’est là le seul reproche que l’on peut faire à cette interprète, par ailleurs très convaincante dans les dialogues. La scène célébrissime des bijoux la voit aussi maitriser sa voix charnue, sans recours à un vibrato trop prononcé. Egalement très applaudi, Jérôme Boutillier (Méphistophélès) donne une nouvelle leçon de classe et de malice, en lien avec les intentions de la mise en scène, nous y reviendrons. Il faut toutefois accepter le parti-pris d’un rôle plus burlesque dans la version pour opéra-comique pour pleinement apprécier son interprétation toute d’esprit et d’intelligence, aux graves limités et peu puissants. Rien de tel pour Lionel Lhote (Valentin) qui passe la rampe sans difficulté, laissant seulement entendre un aigu trop étroit d’émission. On aime aussi le Siebel de Juliette Mey, d’une élégance suprême de ligne, tandis que Marie Lenormand réjouit en Dame Marthe délicieusement délurée. Enfin, le Choeur de l’Opéra de Lille parvient à relever le défi des tempi parfois dantesques de Louis Langrée, surtout côté féminin, au prix d’une belle cohésion d’ensemble. Assurément l’un des grands atouts de la soirée.

En centrant l’action sur l’humain, la mise en scène de Denis Podalydès ravit par sa simplicité et son classicisme toujours au service de la bonne compréhension des péripéties. La scénographie très sombre, à l’instar des costumes au début, évoque l’état dépressif du rôle-titre, accaparé par ses velléités de suicide. L’apparition de Méphistophélès et de ses deux acolytes permet de les voir littéralement tirer les ficelles de l’action, comme un Monsieur Loyal fiché de ses fidèles serviteurs. L’idée de Podalydès consiste à fuir les artifices fantastiques pour imaginer le diable comme une incarnation de la mauvaise conscience de Faust, libératrice de ses nombreuses frustrations. Le drame n’en devient que plus trivial, avec la tentative d’acheter les grâces de Marguerite par un coffret de bijoux, avant de la rejeter en deuxième partie, une fois lassé de ses atours. Le tout est finement réglé, en un esprit forain, un rien trop figé au I, malgré l’apport bienvenu d’un couple de danseurs. L’assemblage élégant des éléments scéniques permet de figurer autant une église qu’un échafaud, sans artifices inutiles. La deuxième partie du spectacle va plus loin encore dans cette volonté d’épure, en mettant l’accent sur le devenir énigmatique de l’enfant de Marguerite, qui erre sur scène comme une bête en sursis. Un travail d’une belle probité au niveau de la direction d’acteur, toujours au service de l’ouvrage et des interprètes.

dimanche 22 juin 2025

« Sweeney Todd » de Stephen Sondheim - Barrie Kosky - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 20/06/2025

Après Un Violon sur le toit et West Side Story, Barrie Kosky s’illustre une nouvelle fois à Strasbourg dans la comédie musicale américaine : Sweeney Todd (1979), l’un des ouvrages les plus connus de Stephen Sondheim, attire logiquement un public en grande partie rajeuni pour l’occasion. Popularisée par l’excellent film de Tim Burton en 2007, la farce horrifique et sanguinolente du dernier maître du Musical s’épanouit en un spectacle volontairement minimaliste, un rien trop sage en première partie, avant de s’animer ensuite.

En dehors d’Into the Woods (voir notamment la production présentée à Bâle) et dans une moindre mesure de Company (en ce moment en tournée dans toute la France), les ouvrages du compositeur Stephen Sondheim restent en haut de l’affiche grâce à son célèbre barbier de Fleet Street, véritable serial killer avant l’heure. Si l’Opéra national du Rhin va poursuivre l’an prochain l’exploration de ce répertoire méconnu dans nos contrées, avec Follies (1971), il faut d’ores et déjà se précipiter pour applaudir ce spectacle réussi, malgré quelques défauts. L’art de Sondheim trouve en effet une inspiration d’une redoutable efficacité, en se régalant des multiples changements d’atmosphère, entre tragique et humour noir, tout en montrant une tendresse bienvenue pour son anti-héros, victime d’une erreur judiciaire fatale pour son équilibre mental. Dans cette partition aux proportions dignes d’un opéra, le chef d’orchestre libano-polonais Bassem Akiki n’en fait jamais trop dans le lyrisme des parties romantiques, le plus souvent dévolues au jeune couple de tourtereaux, tout en prenant un soin particulier aux transitions, décisives ici. 


On retrouve avec bonheur l’un des plus grands metteurs de son temps en la personne de Barrie Kosky, directeur artistique de la Komische Oper Berlin. Son parti-pris consiste à éviter d’alourdir le propos par une proposition visuelle surchargée : le texte et les péripéties proches du grand guignol se suffisent à eux-mêmes, sans avoir besoin d’en rajouter. On aurait toutefois aimé davantage d’audace pour illustrer l’une des scènes les plus drôles de la première partie, lorsque Mrs Lovett apprend à son comparse comment dépecer un cadavre. Ce monument d’humour noir tombe ici à plat, alors qu’il est censé provoquer le rire à gorge déployée. Fort heureusement, la proposition de Kosky trouve une profondeur inattendue en deuxième partie, lorsque le sous-texte de misère sociale gagne en ampleur par une critique des effets mortifères du capitalisme : tout l’empressement populaire émerge en une force brute et compacte, mue par la seule volonté de se sustenter, évoquant autant la paupérisation au temps de Dickens que celle de l’entre-deux-guerres (voir sur ce sujet l’un des chefs d’oeuvre méconnus de Kurt Weill, Le Lac d’argent, présenté l’an passé à Nancy. Il faut à cet effet saluer le remarquable travail effectué par le Choeur de l’Opéra national du Rhin, véritable commentateur du drame qui se joue sous nos yeux, dont on peut observer la sollicitation plus étendue par rapport à l’adaptation cinématographique de Burton.

Dans le rôle-titre, Scott Hendricks interprète un héros usé par son ses espérances brisées, qui impose une présence mutique souvent animale, à l’émission volontiers rauque par endroit, souvent trop poussive dans l’aigu. A ses côtés, Natalie Dessay (Mrs. Lovett) souffle le chaud et le froid, tant sa voix peine à affronter les difficiles changements de registre, aux graves notoirement absents. Elle se rattrape par une performance d’actrice toujours aussi impressionnante d’à-propos : on ne sait qu’admirer entre l’art de la gouaille nécessaire à son rôle de matrone ou le pathétique contenu pour interpréter cette «pauvre fille», qui ferait littéralement n’importe quoi pour obtenir l’amour de Sweeney Todd, obnubilé par son seul désir de vengeance. Le spectacle permet de retrouver une autre grande artiste en la personne de Jasmine Roy, mendiante de luxe qui parcourt tout le plateau de sa folie lunaire. Si Zachary Altman ne convainc guère en Juge Turpin, du fait de décalages trop fréquents, on lui préfère le bedeau haut en couleur de Glen Cunningham ou la lumineuse Johanna interprétée par Marie Oppert. Enfin, le spectacle gagne en éclat grâce à la présence de deux chanteurs chevronnés dans ce répertoire, d’une part Noah Harrison (Anthony Hope), à qu’il ne manque qu’un rien de puissance, et d’autre part Cormac Diamond (Tobias Ragg), dont l’élégance des phrasés et la présence touchante restent longtemps dans les esprits, à l’image de son errance finale et solitaire sur le plateau, en digne héritier de Sweeney Todd.

mercredi 18 juin 2025

« Semiramide » de Gioachino Rossini - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 17/06/2025

Karine Deshayes

Présentée à Rouen en début de mois dans la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau, l’excellent plateau vocal réuni autour de la chef italienne Valentina Peleggi (née en 1983) fait son retour à Paris, cette fois en version de concert, au Théâtre des champs-Elysées. Si l’on peut regretter cette proposition minorée au niveau visuel, il faut se féliciter de pouvoir entendre sur scène Semiramide, cet ouvrage de tout premier plan malheureusement trop peu représenté, à l’instar des autres opéras serie de Gioacchino Rossini.

Dernier opéra du cygne de Pesaro composé pour l’Italie, en 1823, avant le départ pour Londres, puis Paris,Semiramide impressionne par son ampleur (environ 4 heures de musique, ici légèrement écourtée), tout autant que son inspiration à mi-chemin entre la tragédie lyrique et le grand opéra à la française. La place des chœurs est ainsi prépondérante, à l’instar d’autres ouvrages dans le même style (voir notamment Moïse et Pharaon), mais ce sont surtout des cantatrices de grande envergure qui l’ont remis au goût du jour à partir des années 1960-70, telle que Joan Sutherland. En France, seul le mélomane voyageur peut se targuer d’avoir entendu dernièrement cette brillante adaptation de Voltaire, de Marseille à Nancy, en passant par Saint-Etienne.

Ces productions anciennes avaient déjà permis d’entendre dans les deux rôles principaux Karine Deshayes et Franco Fagioli, indispensables à la réussite d’un tel feu d’artifice au niveau vocal. En effet, si l’art rossinien nécessite de savoir orner en raffinement, il requiert également une virtuosité éloquente que les deux chanteurs précités, malgré quelques imperfections de détail, possèdent indiscutablement. Ainsi de l’incomparable Karine Deshayes, dont on ne se lasse pas de retrouver le tempérament dramatique, vibrant et toujours sincère, pour porter l’ouvrage de toute sa classe technique et interprétative. On pourra bien entendu faire la fine bouche sur certaines duretés, ici et là, ou de quelques passages légèrement en force : mais quelle performance pour venir à bout d’un tel Everest vocal, sans jamais se départir du style et de son élégance naturelle ! A ses côtés, Franco Fagioli est une autre « bête de scène », qui semble n’avoir peur de rien, pas même des transitions audibles entre registres, entre voix de poitrine et voix de tête. Toute la démesure de cet artiste hors norme éclate dans ce rôle finalement à sa mesure, qui finit par désarmer toute critique au niveau stylistique, tant il vit son personnage comme une évidence.

Les autres rôles s’affirment tout autant, sinon davantage, à l’instar de l’interprétation hallucinée de Giorgi Manoshvili (Assur), qui fait valoir ses graves mordants et admirablement projetés, tandis que Grigory Shkarupa (Oroe) n’est pas en reste dans le brio et la puissance parfaitement maitrisée, autour d’une attention soutenue à la diction. On aime aussi l’agilité et la souplesse aérienne d’Alasdair Kent, dont la voix légère peine toutefois dans les ensembles.

En dehors de ce plateau vocal de toute beauté, l’autre atout décisif de la soirée vient de la battue flamboyante de Valentina Peleggi, qui trouve des délices de raffinement pour alléger les textures dans les parties modérées, avant de s’enflammer ensuite en contraste, sans jamais couvrir les chanteurs et le Chœur Accentus (une fois encore parfait de précision et d’engagement).

samedi 7 juin 2025

« Requiem » de Gaetano Donizetti - Speranza Scappucci - Festival de Saint-Denis - 05/06/2025

 

Pour sa cinquante-septième édition, le Festival de Saint-Denis poursuit son exploration originale du répertoire classique, en proposant des ouvrages méconnus tels que le drame sacré Le Devoir du premier commandement (une œuvre de jeunesse de Mozart composée en 1767) ou le rare Requiem (1835) de Donizetti. Il faut semble‑t‑il se tourner vers la Basilique pour entendre cette messe des morts, déjà donnée en 2016 sous la baguette de Leonardo García Alarcón, dans une version volontairement « chambriste ».

Cette année, les forces conséquentes de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France (ONDIF) et du Chœur de l’Orchestre de Paris (une centaine de choristes) permettent de retrouver les couleurs originelles de cette œuvre inachevée, qui n’a pas été publiée du vivant de Donizetti. Composé pour honorer la mort de son rival et ami Bellini, ce Requiem surprend par son inspiration inégale, qui se trouve toutefois rehaussé par la direction intense de Speranza Scappucci. C’est peu dire que la cheffe italienne croit en sa valeur, en cherchant à unifier les incessantes variations d’atmosphère par son attention aux transitions. Tout l’équilibre de l’ouvrage repose sur la narration, exposée avec un sens de la respiration et des nuances, qui fait tout le prix de cette interprétation. Les forces de l’ONDIF montrent une discipline toujours éloquente sous sa battue, faisant ressortir plusieurs détails dans les piani, tandis que les tempi mesurés se jouent admirablement du temps de réverbération de l’acoustique de la Basilique. On aime ainsi tout particulièrement le raffinement de plusieurs passages à l’orchestration originale, tel que l’Offertorio pour basse solo et... trombone.

Parmi les grandes satisfactions de la soirée, le Chœur de l’Orchestre de Paris donne du plaisir à force d’investissement et de maîtrise, particulièrement dans les passages fugués. Pour ce qui est des solistes, les voix de femmes sont étonnamment moins servies que les hommes, même si Alisa Kolosova parvient à se distinguer par son timbre de mezzo chaleureux et bien projeté. C’est évidemment en ce dernier domaine que Jean Teitgen domine, avec un sens de la ligne toujours noble. Vito Priante n’est pas en reste dans l’élégance, à l’instar des magnifiques piani de Bogdan Volkov, qu’on est heureux d’entendre dans une autre prestation que son rôle fétiche d’enfant autiste du Tsar Saltane (voir récemment encore à Madrid).

dimanche 25 mai 2025

« La Flûte enchantée » de Mozart - Mathieu Bauer - Angers Nantes Opéra - Théâtre Graslin à Nantes - 24/05/2025

 

Dix ans après la reprise du spectacle de Patrice Caurier et Moshe Leiser, Angers Nantes Opéra s’offre une nouvelle production de La Flûte enchantée. Déjà présentée à Rennes début mai, cette proposition imaginée par Mathieu Bauer, dont c’est la deuxième incursion dans le domaine lyrique après The Rake’s Progress de Stravinski (toujours à Rennes, en 2022), émerveille par sa fantaisie lumineuse : en plongeant l’auditeur dans les mystères d’une fête foraine au charme d’antan, le récit s’entremêle dans les méandres des différents manèges, en un décor unique revisité avec brio.

Le metteur en scène français Mathieu Bauer (né en 1971), directeur du Théâtre de Montreuil entre 2011 et 2022, poursuit son exploration du répertoire lyrique avec bonheur, lui a qui a toujours montré une propension à inclure la musique dans ses pièces de théâtre, en n’hésitant pas à jouer de la batterie dans la plupart de ses spectacles. Si la partition de Mozart n’offre guère l’opportunité d’inclure de telles audaces, ce dont les puristes ne se plaindront guère, c’est davantage du côté théâtral que Bauer s’exprime, en cherchant à rendre plus lisible le récit, aux nombreux personnages. L’idée de présenter chacun d’entre eux au début, via le personnage de Sarastro transformé en maître de cérémonie, permet ainsi une meilleure compréhension pour le profane, tandis que le dévoilement de l’ensemble des éléments scénographiques incite à mettre à distance les artifices de la scène et mieux se concentrer sur le texte.


On se régale de la finesse et de la malice de chaque détail du décor, exploré par les personnages tout du long, tout autant que des costumes décalés, qui rendent hommage aux années 1960‑1970 (façon hôtesses de l’air pour les trois Dames ou membres du vaisseau Star Trek pour les religieux). Bauer évite de démêler les allusions maçonniques, souvent évoquées dans le double récit initiatique de Tamino et Papageno, pour privilégier une sorte d’ambiance rêveuse et bon enfant, dont l’issue favorable ne fait aucun doute. Dans cette optique, tout aspect manichéen est minoré, pour brosser le profil de méchants délicieusement inoffensifs, aux maladresses burlesques et attachantes (au début du II notamment). Bauer a aussi la bonne idée de développer la scène d’ivresse de Papageno, osant des allers‑retours savoureux dans les dialogues en français et allemand. Outre quelques clins d’œil poétiques lors d’une chorégraphie façon boîte à musique, on aime la fin en forme de concorde entre tous les personnages, chœur compris, comme si la multiplicité des trajectoires possibles pour réussir sa vie se voyait conciliée, sans privilégier celle du philosophe Tamino ou du terrestre Papageno.


Outre le plaisir visuel, la réussite du spectacle vient du plateau vocal de tout premier plan réuni à Nantes, autour de chanteurs d’une jeunesse vocale rayonnante. Ainsi d’Elsa Benoit, qui donne à sa Pamina toute l’aisance de phrasés raffinés et aériens, d’une homogénéité admirable sur toute la tessiture. On aime aussi la superbe Reine de la nuit de Lila Dufy, d’une élégance de ligne toute aussi prenante, entre souplesse et rondeur d’émission, sans jamais donner l’impression de forcer. C’est précisément en ce dernier domaine que Maximilian Mayer (Tamino) déçoit dans l’aigu, tout en se montrant très solide par ailleurs. On lui préfère toutefois le Papageno déchirant d’humanité de Damien Pass, véritable révélation de la soirée. Son aisance scénique donne beaucoup de crédibilité à son personnage mi‑adolescent, mi‑enfant, au ton toujours juste. Quel bonheur, aussi, de se délecter de la noblesse de ligne de Nathanaël Tavernier (Sarastro), au timbre suave et parfaitement projeté. Outre la délicieuse Amandine Ammirati (Papagena), Benoît Rameau s’impose dans son rôle trouble de Monostatos, à l’instar du Chœur de chambre Mélisme(s), toujours très impliqué.

Malgré quelques verdeurs en tout début d’Ouverture, l’Orchestre national de Bretagne se chauffe peu à peu pour épouser la vision chambriste du jeune chef québécois Nicolas Ellis (né en 1991), entre fluidité des transitions et mise en valeur du plateau vocal. Il faut courir applaudir ce spectacle très réussi en salle ou en plein air, qui sera retransmis gratuitement le mercredi 18 juin prochain sur pas moins de quatre‑vingt‑cinq écrans de l’ouest de la France jusqu’en Allemagne (à Sarrebruck).

jeudi 22 mai 2025

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Krzysztof Warlikowski - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 21/05/2025

Il n’est finalement pas beaucoup d’occasions d’entendre à Paris l’un des plus beaux ouvrages lyriques de Richard Strauss, Le Chevalier à la rose : en dehors de la production d’Herbert Wernicke présentée à de nombreuses reprises à l’Opéra Bastille ces dernières années, le Théâtre des Champs-Elysées avait accueilli en 2009 une version de concert dirigée par rien moins que Christian Thielemann, avec Renée Fleming dans le rôle de la Maréchale.

Place cette fois au trublion polonais Krzysztof Warlikowski (né en 1962), qui s’offre une nouvelle bronca au moment des saluts, face à un public divisé sur l’appréciation de sa mise en scène. Fallait-il pour autant se laisser aller à foncer tête baissée vers le chiffon rouge tendue par le Polonais, aux provocations nombreuses mais jamais gratuites ? L’un des partis-pris du spectacle consiste ainsi à représenter le personnage d’Octavian en femme, dès le début du I : c’est là une manière de jouer sur les ambiguïtés de Strauss et son librettiste, capables de confier ce rôle à une mezzo-soprano en travesti, là où le choix d’un ténor léger aurait pu aisément s’imposer. Dès lors, les amours lesbiens de la Maréchale s’épanouissent pendant l’interlude, lors d’une vidéo explicite sur leur relation. Si l’idée apporte une certaine confusion pour le profane, en difficulté pour comprendre les enjeux du livret, elle ne séduit pas davantage un public déjà connaisseur de l’ouvrage, tant cette modification apporte peu, en dehors d’une actualisation contemporaine sur l’identité de genre.


Une autre idée de Warlikowski consiste à réduire la fascination pour le personnage de la Maréchale, dont la hauteur de vue finale ne doit pas faire oublier son côté sombre, entre adultère et penchants pédophiles (Octavian n’a que 17 ans). Les dernières projections vidéo, où on voit l’épouse retrouver son mari âgé, nous montrent le dur retour pour affronter la banalité du quotidien, loin de toute échappatoire. Dans le même temps, le ridicule du personnage d’Ochs (proche du Falstaff de Verdi) est ici minoré, tout en lui adjoignant un valet noir omniprésent et farfelu, volontiers danseur à ses heures. Si les notes d’intention de la mise en scène évoquent la question du racisme, la réalisation visuelle qui en est proposée au spectateur n’est pas claire.

Afin de pallier le statisme de l’action aux deux premiers actes, la scénographie somptueuse élaborée par Małgorzata Szczęśniak nous plonge dans une reproduction du Studio de la Comédie des Champs-Elysées (230 places), construit en 1913, soit deux ans après la composition du Chevalier à la rose. C’est là un prétexte pour transposer le récit dans l’univers arty de la Belle Époque, au chic superficiel et assumé, volontiers excentrique. Les costumes, également conçus par Szczęśniak, impressionnent par leur inventivité délirante, entre strass, paillettes et couleurs improbables.  Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de meubler quelques temps morts, il renforce aussi le livret sur les artifices de l’apparence, autour d’une direction d’acteurs admirablement soutenue. On notera enfin que Warlikowski évite certaines provocations souvent mal comprises (le recours aux piscines ou latrines par exemple), tout en distillant quelques détails troublants (ne faut-il pas voir dans le sweat-shirt Mickey une allusion au scandale provoqué en 2009 à Bastille pour Le Roi Roger de Szymanowski ?). Enfin, le Polonais ose quelques traits d’humour inhabituels, tel que le paquet de mouchoirs envoyé aux tourtereaux en fin de spectacle, comme une forme d’invitation à profiter d’un amour possiblement éphémère.

Face à cette mise en scène parfois confuse mais toujours passionnante, le public réserve un accueil chaleureux au plateau vocal, parmi les meilleurs du moment. Ainsi du vétéran Peter Rose, qui apporte toute sa science de la ligne pour donner à son Ochs des trésors de raffinement, sans jamais surjouer le côté comique, malgré quelques approximations au niveau de la justesse, notamment pour conclure le II. On aime plus encore la Maréchale d’une élégance suprême de Véronique Gens, qui fait oublier une puissance réduite dans les ensembles, par son amour des mots, toujours sculptés avec éloquence et précision. Jean-Sébastien Bou n’est pas en reste en Faninal, en donnant beaucoup de plaisir par son engagement sans ostentation, d’une grande justesse dramatique. La jeunesse vocale rayonnante de Niamh O’Sullivan dévoue à son Octavian des couleurs splendides sur toute la tessiture, autour d’une projection charnue. On se régale aussi de la Sophie de Regula Mühlemann, au timbre délicieusement orné dans les aigus, tout en offrant une belle présence scénique. Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à l’instar du superlatif Francesco Demuro en chanteur italien ou du solide commissaire de Florent Karrer.

On ne saurait non plus imaginer un Chevalier à la rose réussi sans un chef à la hauteur, ce dont s’acquitte Henrik Nánási : à la tête d’un Orchestre national de France admirable de couleurs (au niveau des vents surtout), le Hongrois se joue des variations d’atmosphère avec un sens des transitions fluide et félin. Du grand art pour cet ouvrage délicieux, que l’on se plait toujours à retrouver, qui plus est dans l’écrin idéal du Théâtre des Champs-Elysées.

mardi 13 mai 2025

« Giuditta » de Franz Lehar- Pierre-André Weitz - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 11/05/2025

Directeur général de l’Opéra national du Rhin depuis 2020, Alain Perroux créé une nouvelle fois l’événement en montant Giuditta (1934), une rareté jamais présentée en Alsace : l’ultime ouvrage lyrique de Franz Lehar émerveille par son inspiration crépusculaire, d’un raffinement orchestral proche de son ami et rival Puccini, sans parler de l’inventivité mélodique toujours aussi étourdissante. La production joyeusement loufoque imaginée par Pierre-André Weitz n’atteint pas au même génie, loin s’en faut, mais préserve l’essentiel par ses qualités scénographiques.

Tout dernier maître de l’opérette viennoise, Franz Lehar (1870-1948) a fait sa célébrité des rythmes de valse revisités à l’envie, avec une imagination jamais prise en défaut. Trop souvent réduite en France à son chef d’oeuvre La Veuve joyeuse (1905), la musique de Léhar a su progressivement évoluer vers davantage de profondeur, osant en fin de carrière des livrets à l’issue malheureuse, comme c’est le cas pour Giuditta. Promis à une inédite et prestigieuse création par l’Opéra de Vienne, cet ouvrage figure parmi les plus ambitieux de son auteur, ce qui explique pourquoi Lehar a travaillé son orchestration dans les moindres détails, offrant des harmonies mouvantes et chatoyantes, d’une superbe variété. Le livret, malgré ses aspects bavards, inspire le compositeur par l’évocation d’atmosphères locales au parfum truculent, du sud de l’Europe aux confins de la méditerranée. Il est à noter que la version française, ici présentée, modifie le nom des personnages comme des lieux représentés, qui nous transportent du midi français au Yemen, en passant par le Maroc.

Adapté du film Coeurs Brûlés (1930), avec Marlene Dietrich et Gary Cooper, le livret navigue entre plusieurs contrées comme un roman d’aventures, prétexte à une coloration délicieuse de l’action, admirablement rendue par le chef Thomas Rösner (né en 1973). En maître des transitions, l’Autrichien se joue des ambiances foraines initiales, avant d’embrasser les parfums orientaux d’une sensualité féline, sans parler des dernières scènes de cabaret, tout aussi pittoresques dans leur évocation. Si Lehar garde toujours le cap d’une bonne humeur revigorante, à rebours d’un livret plus mélancolique, il sait toutefois offrir quelques scènes d’une hauteur d’inspiration tendre et désabusée, à l’instar des solos réservés à Octavio. 


La mise en scène de Pierre-André Weitz, plus connu comme scénographe habituel d’Olivier Py, déçoit par sa conception trop tournée vers l’évocation visuelle, des cartes postales exotiques aux ambiances festives, à l’énergie roborative. Le recours omniprésent à la farce, surtout pour les seconds rôles, tourne en rond à force d’outrance et d’exagération, sans parvenir à faire rire. La direction d’acteur ne trouve jamais le ton juste entre caricature et cabotinage, à l’image de la tonitruante comédienne Sissi Duparc, faisant passer au second plan les interrogations liées aux amours contrariés de Giuditta et Octavio. On pense ainsi au retournement soudain de Giuditta à la fin du troisième tableau, lorsque l’héroïne se met à danser après avoir été délaissée par son promis dans le désert : aucune amertume ou ambivalence ne vient nuancer l’acceptation de l’échec de sa relation trop fusionnelle, ni souligner l’avènement de sa nouvelle carapace, celle d’une femme désormais fière de sa liberté chèrement acquise.  

Peu aidée par cette mise en scène qui laisse les chanteurs à eux-mêmes dans des situations redondantes, Melody Louledjian (Giuditta) peine à rendre crédible l’évolution de son personnage, de la beauté initialement prisonnière de son mari vieillissant à l’égérie de cabaret, désormais forte de sa célébrité. Vocalement, sa présence manque de charisme pour faire oublier un médium insuffisamment audible. Fort heureusement, la chanteuse française d’origine arménienne assure l’essentiel par ses phrasés à la ligne toujours bien dosée. On préfère toutefois le chant incarné de Thomas Bettinger (Octavio), qui perd en substance dans les hauteurs de l’aigu, mais parvient à toucher au cœur par sa sincérité dans les passages doux-amers. Habituellement plus à l’aise, Sahy Ratia (Séraphin) ne parvient pas à s’imposer dans un rôle en grande partie comique, qui demande un débit à la diction millimétrée. Sa voix trop blanche et son manque de graves sont particulièrement préjudiciables dans ses duos avec la lumineuse Sandrine Buendia (Anita), aux phrasés mordants et bien projetés. L’expérience de la soprano française acquise dans le domaine de l’opérette avec les Frivolités parisiennes (notamment dans Normandie de Misraki en 2019) est un atout indéniable et immédiatement audible. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, même si la tendance au surjeu, évoquée plus haut, reste palpable, y compris pour des interprètes aussi rompus au genre que l’excellent Rodolphe Briand. Avec l’orchestre, l’autre grand motif de satisfaction vient du Chœur de l’Opéra national du Rhin, toujours aussi parfait de précision et d’engagement.

samedi 10 mai 2025

« Le Conte du Tsar Saltane » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Teatro Real à Madrid - 08/05/2025

 

L’une des plus belles productions de Dmitri Tcherniakov fait étape au Teatro Real de Madrid pour fêter le 225e anniversaire de la naissance de Pouchkine : après Bruxelles en 2019, puis Strasbourg en 2023, Le Conte du Tsar Saltane (1900) de Nikolaï Rimski-Korsakov s’offre une première de l’ouvrage dans la capitale espagnole, en forme de triomphe public amplement mérité.

Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov frappe fort avec ce spectacle, au moins aussi marquant que son autre grande réussite, le doublé Iolanta/Casse-Noisette créé à l’Opéra de Paris en 2016 ; en adaptant l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Rimski-Korsakov, jamais plus inspiré que dans le domaine du merveilleux, Tcherniakov enrichit le livret d’une manière audacieuse, en faisant du Prince Guidon une sorte d’autiste traumatisé par l’exil injuste subi par sa mère. Raconté par la Reine, le conte prend une dimension autrement plus actuelle, en donnant une distanciation sur les événements, tout autant qu’un éclairage sur l’impossibilité du fils à affronter la réalité, trop dure pour lui. Le refuge dans le monde des contes devient alors une sorte de béquille de survie, à la fois salvatrice et « enfermante ». Les allers-retours constants entre le texte non modifié du livret et cette nouvelle histoire, seulement montrée, se jouent de tous les artifices : la direction d’acteur inventive oppose ainsi l’univers des contes, aux postures volontairement caricaturales, à la réalité plus cruelle du monde ordinaire. Le recours surprenant à la vidéo, autour des dessins réalisés par Tcherniakov et animés avec une maestria sans artifices inutiles, donne également un intérêt soutenu au spectacle, dont chaque scène trouve un double regard toujours passionnant.

Le public madrilène, d’une concentration manifeste pour découvrir ce chef d’oeuvre, ne s’y trompe pas et fait un accueil enthousiaste à la musique de Rimski-Korsakov, qui varie les atmosphères d’une inspiration mélodique étourdissante, du célèbre vol du bourdon aux effluves aériennes de la Princesse-Cygne. Le Russe fait aussi l’étalage de ses qualités d’orchestrateur dans les différents passages à la gloire du souverain, tout autant que lors des scènes de célébration populaire, aux choeurs admirables de cohésion à Madrid. On aime aussi l’attention du chef Ouri Bronchti à ne pas couvrir le plateau, entre allègement des textures et mise en valeur des détails de la partition. Si le tempo est parfois un peu trop lent, notamment dans les parties dévolues au merveilleux ou à l’ivresse marine, le parti-pris fonctionne bien tout du long, grâce à l’engagement sans faille des musiciens, admirables dans la fluidité des transitions.

Le plateau vocal se montre d’un haut niveau, en étant pratiquement identique à celui de la création bruxelloise, à quelques exceptions près. Ainsi de Nina Minasyan, qui se distingue dans le rôle de la Princesse-Cygne par ses aigus rayonnants et agiles, même si elle se montre moins convaincante dans les accélérations, notamment dans les trios avec Guidon et sa mère. A ses côtés, Ante Jerkunica (Saltane) montre quelques faiblesses dans les hauteurs de la tessiture, un rien arrachée, mais fait montre de sa grande classe interprétative par ailleurs. C’est en ce dernier domaine que Svetlana Aksenova (La Tsarine Militrissa) donne le meilleur, alors que la voix s’est un peu durcie avec les années. Rien de tel pour Bogdan Volkov, qui s’épanouit sans difficultés apparente sur toute la tessiture, tout en habitant son personnage d’une aura intrigante et toujours stimulante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, à l’instar de la Babarikha très incarnée de Carole Wilson ou du haut en couleurs Evgeny Akimov (Le Vieil Homme). Assurément un superbe plateau vocal pour un spectacle qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir, comme en témoignent plusieurs yeux encore embués par tant d’émotions, à la sortie du spectacle.

dimanche 27 avril 2025

Concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France - Beatrice Rana - Philharmonie de Paris - 25/04/2025

Beatrice Rana

Après dix ans passés à la tête du Philharmonique de Radio France, Mikko Franck (né en 1979) passe la main à la fin de la saison : d’ici fin juin, il faut donc profiter des derniers concerts pour célébrer le grand répertoire symphonique avec ce chef toujours attentif à faire ressortir le moindre détail d’orchestration, en un sens des équilibres jamais pris en défaut.

En cela, il forme un partenaire idéal avec la pianiste italienne Beatrice Rana (née en 1993), sur la même longueur d’onde pour interpréter le Premier Concerto pour piano (1875, révisé en 1889) de Tchaïkovski. Aucune emphase inutile ne vient marquer l’introduction du thème initial majestueux, à juste titre parmi les plus célèbres de son auteur : le piano d’une grande lisibilité de Beatrice Rana se permet des variations d’intensité entre les passages en tutti avec l’orchestre et les parties plus apaisées, faisant valoir un toucher d’une parfaite maîtrise. La pianiste italienne sait où elle va, autour d’une myriade de nuances, admirablement soutenues par un Mikko Franck méticuleux face aux variations de tempi. La fougue romantique est laissée de côté, afin de privilégier des phrasés d’une sensibilité sans mièvrerie, d’une grâce et d’une légèreté diaphane dans l’Andantino (le plus réussi des trois mouvements). La pianiste s’efface alors pour laisser le premier rôle aux superbes vents du Philharmonique, notamment l’entrée de la flûte aérienne au début. Le piano félin de l’Italienne effleure à peine les touches en des phrasés rapidissimo, d’une étonnante vivacité. La transition avec l’Allegro conclusif surprend plus encore avec des cordes volontairement appuyées en contraste, tandis que le lyrisme tchaïkovskien parcourt tout l’orchestre en une virtuosité jamais prise en défaut. En bis, Beatrice Rana reste sur les mêmes cimes, en empruntant des tempi toujours aussi vifs pour révéler une Étude pour les huit doigts de Debussy, puis en détaillant davantage les méandres envoûtants de la Romance sans paroles n° 4 op. 85 de Mendelssohn.

Après l’entracte, l’atmosphère s’assombrit irrémédiablement dès les premières mesures de la Dixième symphonie (1953) de Chostakovitch, entonnées par les cordes seules. L’ambiance dépouillée trouve un point d’orgue impressionnant dans le premier tutti, avant que le champ de ruines ne retrouve sa place initiale. L’alternance de passages immobiles et mornes avec des fracas guerriers d’une haute intensité fait le lien entre les Septième et Huitième symphonies, composées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Désormais débarrassé de Staline, Chostakovitch peut retrouver son style volontiers mélancolique, loin des ouvrages de commande plus convenus, qui lui ont valu de retrouver les faveurs du régime totalitaire, notamment l’oratorio Le Chant des forêts (1949). La direction admirable de précision de Mikko Franck joue quant à elle la carte d’une expressivité sans ostentation, mettant en avant les couleurs individuelles, notamment dans la fin superbe du mouvement, d’une douceur énigmatique aux piccolos.

L’allant rythmique virtuose du bref Allegro donne ensuite envie de bondir de son siège pour embrasser l’énergie libératrice des tensions précédentes. Pour autant, Mikko Franck parvient à faire ressortir quelques détails sans nuire à l’élan narratif, avant une conclusion volontairement abrupte. Le délicieux Allegretto qui suit voit le chef finlandais à son meilleur, d’une finesse admirable dans l’élégance parfois orientalisante des variations d’atmosphère. Les interventions lunaires du premier cor solo donnent à ce mouvement, sans doute le plus original de la Symphonie, une modernité bienvenue dans ses répétitions intrigantes. Le Finale en deux parties imprime un climat d’attente et d’étrangeté dans sa longue introduction en forme d’Andante, au début redoutable au hautbois. Un thème plein d’entrain vient ensuite irriguer l’Allegro conclusif, un rien déstructuré dans la battue volontairement allégée de Mikko Franck, qui cherche à éviter toute effusion lyrique.

lundi 21 avril 2025

« Gypsy » de Jule Styne - Laurent Pelly - Philharmonie de Paris - 18/04/2025

Après Funny girl en 2019 au Théâtre Marigny, la musique de Jule Styne (1905-1994) fait son retour à Nancy, puis Paris, pour la création française de l’une des plus grandes réussites du genre, Gypsy (1959). On ne peut une fois encore que regretter l’absence d’un lieu permanent dédié au répertoire de la comédie musicale dans la capitale, comme ce fut le cas dans les années 2000 au Théâtre du Châtelet, sous la direction de Jean-Luc Choplin. Ce dernier assure aujourd’hui la programmation du Lido2, où plusieurs spectacles sont montés avec succès depuis deux ans (voir notamment A Funny Thing Happened on the Way to the Forum de Stephen Sondheim, en 2023).

Il faut donc se tourner vers la Philharmonie de Paris, dont la vocation n’est pourtant pas de monter des spectacles avec mise en scène, pour découvrir l’un des chefs d’oeuvre de Styne, au style jazzy étourdissant d’énergie rythmique, faisant valoir un sens du swing aussi cuivré que festif. Pour autant, le chef britannique Gareth Valentine sait faire ressortir une myriade de nuances dans les parties apaisées, afin de donner ses lettres de noblesse au genre, bien aidé en cela par un Orchestre de chambre de Paris en grande forme. On n’imaginait pas une telle affinité de cette formation avec cette musique enjouée et virevoltante. L’intense ovation finale réservées aux instrumentistes, présents sur scène pendant toute la soirée aux côtés des chanteurs, ne trompe pas sur la qualité décisive de l’accompagnement, à même de magnifier les qualités d’écriture de l’ouvrage. On se réjouit également de retrouver les dialogues finement ciselés de Stephen Sondheim (alors en début de carrière, après la réussite de West Side Story, en 1957) et légèrement écourtés par Agathe Mélinand. On passe aisément des dialogues en français aux numéros musicaux conservés en langue originale, avec des comédiens chanteurs aguerris à cette double exigence.

Le livret écrit par Arthur Laurents surprend tout aussi positivement, en proposant un récit très actuel, qui raconte la quête éperdue d’une mère pour rencontrer le succès artistique par procuration : n’hésitant pas à faire travailler ses deux filles dès leur plus jeune âge, dont Louise (future Gypsy), cette mère tyrannique et hystérique fascine par son énergie jusqu’au-boutiste, faisant d’elle le rôle central de l’ouvrage. Bâti sur les mémoires de l’artiste burlesque Gypsy, connue aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres pour ses talents de strip-teaseuse, cette comédie musicale constitue un biopic toujours passionnant à suivre dans ses moindres péripéties, des périodes initiales de galère aux scènes de cabaret savoureuses en deuxième partie, grâce à la musique délicieusement chaloupée de Styne.

Il fallait certainement une actrice hors norme pour endosser le rôle omniprésent de la mère abusive, ce que Natalie Dessay (Rose) relève haut la main : l’abattage scénique de la soprano reste un modèle du genre, qui compense quelques imperfections au niveau vocal, du fait d’une tessiture peu portée sur le grave. Les notes sont ainsi peu tenues, mais la Française assure l’essentiel, du fait de son formidable métier. On retrouve à ses côtés celle qui est également sa fille dans la vie, Neïma Naouri (Louise), qui fait valoir une jeunesse vocale rayonnante, aux phrasés admirables de raffinement. Medya Zana (June) n’est pas en reste dans la facilité et la souplesse des transitions, autour d’un joli brio scénique. On aime aussi le timbre profond de Daniel Njo Lobé (Herbie), même si l’interprétation est plus raide en comparaison. Rien de tel pour le superlatif trio des Hollywood Blonde, mené par une Barbara Peroneille, très en verve.

La mise en scène de Laurent Pelly, dont c’est là la première incursion dans la comédie musicale américaine, se joue des contraintes scéniques de la Philharmonie (pas de possibilité de décors) en mettant en avant les corps, des chorégraphies endiablées de Lionel Hoche aux éclairages baignés de pénombre de Marco Giusti. La carte de la finesse est toujours privilégiée, tout en donnant à l’alternance des saynètes une vitalité bienvenue, même si on aurait aimé une utilisation de la vidéo plus affirmée pour figurer les différents lieux. Quoi qu’il en soit, il faut aller voir ce spectacle merveilleux de bonne humeur, qui sera repris à Luxembourg, Caen ou Reims (dates non encore annoncées).

jeudi 10 avril 2025

« Les Contes de Perrault » de Félix Fourdrain - Valérie Lesort - Théâtre de l'Athénée à Paris - 08/04/2025

On ne saurait trop conseiller de se précipiter pour réserver ce spectacle en tout point réussi, donné en ce moment au Théâtre de l’Athénée, puis en tournée dans toute la France : plusieurs dates complémentaires seront bientôt annoncées sur le site des Frivolités parisiennes, afin de permettre au plus grand nombre de se replonger avec bonheur dans les contes bien connus de notre enfance.

La partition originale en quatre actes appartient au genre à grand spectacle de la féerie lyrique, dont les dimensions étendues et l’invention narrative ne la destinaient en rien au jeune public. Créés en 1913, Les Contes de Perrault bénéficient alors de moyens considérables en termes de décors et de costumes, à l’instar d’Offenbach dans les années 1870, du Roi Carotte (voir la production lyonnaise reprise en 2019) au Voyage dans la Lune (voir à Marseille en 2021). Alors au sommet d’une prolifique carrière en des genres variés, Félix Fourdrain (1880‑1923) surprend en se tournant vers une musique légère et virevoltante, admirablement orchestrée. Si le langage ne cherche pas à innover, en évoquant le raffinement harmonique de Massenet ou l’esprit piquant de Messager, le plaisir est toujours au rendez‑vous, du fait d’une inspiration mélodique exquise dans chacune des courtes vignettes proposées. Le site de référence de la comédie musicale ECMF permet d’écouter un enregistrement historique de la RTF, réalisé en 1952.

On doit à l’infatigable curiosité de Christophe Mirambeau, conseiller musical et artistique des Frivolités parisiennes, la résurrection de cet ouvrage au livret cocasse, qui mélange près d’une dizaine de contes célèbres pour inventer un pont inattendu entre eux, à la manière de la comédie musicale américaine Into the Woods (1986) de Stephen Sondheim. Si le récit élaboré n’atteint pas le même degré de profondeur que celui de Sondheim, il touche au but par sa fantaisie lumineuse et ses dialogues finement ciselés. S’il n’est pas nécessaire de réviser les contes pour apprécier le spectacle, la relecture préalable s’avère utile pour comprendre toutes les allusions distillées au fur et à mesure.


La difficulté de ce répertoire consiste à réunir des interprètes rompus au double exercice de l’excellence théâtrale et vocale, ce qu’y est ici réussi au‑delà de toutes espérances. Parmi les rôles très sollicités au niveau vocal, Anaïs Merlin se distingue par sa fraîcheur et son engagement éloquent, faisant valoir un timbre superbe et une émission aérienne. A ses côtés, Enguerrand De Hys n’est pas en reste, en montrant une nouvelle fois toute sa classe interprétative dans la diction millimétrée et la souplesse des changements de registre. Ancienne élève de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, Julie Mathevet ravit elle‑aussi par le raffinement de ses phrasés, très en phase avec son rôle de fée. Plus tonitruant et sonore, Romain Dayez fait valoir sa fantaisie débridée en Olibrius, à l’instar de la toujours hilarante Lara Neumann, en belle‑mère revêche et délicieusement vulgaire. Tout ce petit monde est admirablement dirigé par Dylan Corlay, qui n’a pas son pareil pour se jouer des incessantes variations d’atmosphère, sans jamais forcer le trait.

La mise en scène très visuelle de Valérie Lesort ravira petits et grands, en ce qu’elle joue avec les images colorées et tout en perspective d’un album « pop‑up ». Autant l’imagination délirante des costumes que la direction d’acteur « mécanique » ravissent tout du long, en occasionnant plusieurs surprises et gags savoureux. On se plonge avec délice dans ce retour volontiers régressif à l’enfance, enveloppé des musiques non moins irrésistibles du méconnu Fourdrain, que l’on voudrait ne jamais vouloir finir d’entendre. Une chose est sûre : il faut faire confiance au flair de Christophe Mirambeau et de l’ensemble Les Frivolités parisiennes, toujours à l’affut de truculentes curiosités du répertoire lyrique !

lundi 7 avril 2025

« Romeo + Julia » d'après Serge Prokofiev - Marcos Morau - Opéra des Flandres à Anvers - 05/04/2025

Plus grande compagnie de danse de Belgique, le Ballet des Flandres poursuit sa collaboration avec les chorégraphes majeurs de son temps, de Sidi Larbi Cherkaoui (voir L'Oiseau de Feu en 2017) à Anne Teresa de Keersmaeker (voir Mozart/Concert Aria's en 2022), en passant par Akram Khan (voir Giselle en 2018). Place cette fois au trublion catalan Marcos Morau (né en 1982), qui peine à donner un contenu porteur de sens à son spectacle, mais émerveille par son imagination visuelle d’une modernité toujours fascinante dans l’imbrication improbable des corps entremêlés.

Formé à Barcelone où il dirige sa propre compagnie "La Veronal", Marcos Morau a multiplié les récompenses prestigieuses, du Prix national de la danse en Espagne au titre de «Chorégraphe de l’année» décerné par le magazine allemand Tanz, l’an passé. Invité à l’Opéra de Lyon en 2022, il a proposé une adaptation pour le moins controversée de l’un des chefs d’oeuvre du répertoire, La Belle au bois dormant de Tchaïkovski : en réduisant l’ouvrage de moitié, Morau s’était permis de supprimer l’histoire originale et d’y adjoindre de (trop) nombreux bruitages électroniques. Ces derniers sont encore présents ici, entre prédominance du synthétiseur et basses assourdissantes, mais sont heureusement plus limités. Ces interruptions répétitives et anxiogènes apparaissent bien inutiles et prévisibles sur la durée, sans parvenir à faire oublier les regrettables coupures opérées sur la musique originale. Le choix de ne pas raconter l’histoire de Roméo et Juliette est également contestable, tant Morau peine à proposer une alternative lisible, se contentant de multiplier les scènes d’humiliation et de violence, sans dramaturgie élaborée. C’est là le principal écueil du spectacle, une nouvelle fois. 

On a beau se reporter au programme pour tenter de trouver un sens, l’effort est vain. On n’y trouve qu’un glossaire accumulant les raccourcis en forme d’images d’Epinal, censé guider le spectateur dans le cauchemar proposé. Il faut donc lâcher prise de ce point de vue pour pleinement apprécier le spectacle, aux qualités plastiques bien réelles. Morau a ainsi l’idée de nous plonger dans un décor et des costumes en noir et blanc d’une beauté intemporelle, en renouvelant les cadrages au gré de l’évolution des courtes saynètes finement ciselées par Prokofiev. La pénombre envoûtante permet de distinguer les corps virevoltant en des gestes souvent saccadés, jouant sur les mouvements des bras et de la tête, à rebours d’une vision classique de la danse. Les costumes permettent de rompre avec les repères habituels entre les sexes (les hommes étant souvent affublés de robes), tandis que la coloration générale sombre ne cherche pas à distinguer les deux camps en présence, entre Capulet et Montaigu. L’ajout de deux personnages juvéniles reste énigmatique, au-delà d’une vision convenue de l’innocence prêtée à l’enfance, sans lien avec le destin de Roméo et Juliette. Outre plusieurs cris, les danseurs se prêtent souvent à des rires obsessionnels, là aussi incompréhensibles au niveau dramaturgique, et finalement agaçants. Les images de rituels ou de rites d’initiation autour d’un immense brasier sont plus réussies, à l’instar des mouvements autour du podium et du plateau tournant, mêlées à une utilisation astucieuse des costumes (notamment les grandes robes rigides cachant les pieds).

On ressort de ce spectacle avec la sensation d’avoir assisté à une proposition d’une modernité frappante au niveau visuel, mais qui s’en tient là, sans s’intéresser au fond. Puisse Morau enfin s’intéresser au sens, au-delà de quelques vignettes aussi superbes que superficielles, bien éloignées des grands mythes auxquels il ose se confronter. Reste l’exécution proprement dite au niveau chorégraphique, en tout point remarquable de cohésion, et d’autant plus impressionnante qu’elle demande un engagement physique de chaque instant, où le groupe ne semble parfois plus faire qu’un. L’autre motif de satisfaction vient de la direction musicale du chef britannique Gavin Sutherland (né en 1972), très attentif à la narration, qui porte le drame de toute sa classe interprétative.

lundi 31 mars 2025

« La forza del destino » de Giuseppe Verdi - Ersan Mondtag - Opéra de Lyon - 30/03/2025

 

Aux côtés de la création mondiale de L’avenir nous le dira de Diana Soh et de la première lyonnaise de 7 minutes de Giorgio Battistelli, créé en 2019 à Nancy, le festival annuel d’opéras de l’ancienne capitale des Gaules fait la part belle à l’un des titres les plus fameux de Verdi, La Force du destin (1862). Le principal motif de curiosité de cette nouvelle production consiste à découvrir plus avant le travail de l’un des trublions de la mise en scène en Allemagne, Ersan Mondtag, également chargé des décors.

Loin de son image de provocateur exubérant, forgée lors de ses premiers essais lyriques (voir notamment Le Lac d’argent de Weill en 2021 à Gand, puis à Nancy l’an passé), Mondtag se montre ici inhabituellement sage, en dehors d’une scénographie insistant sur la mort omniprésente pendant tout l’opéra. Le décor spectaculaire aux nombreux crânes amoncelés évoque ainsi une entrée de catacombes, rehaussée au premier plan de têtes coupées sur des piquets en dernière partie. L’Allemand cherche à insister sur les méfaits de la guerre, qui cernent les protagonistes tout du long, dès le premier tableau : on voit ainsi des civils occupés à préparer le conflit, en stockant des munitions. Si ce sous‑texte aide en partie à passer outre les nombreuses facilités du livret, aux coïncidences et raccourcis risibles, il se montre moins convaincant dans les scènes populaires, à la direction d’acteur maladroite et souvent convenue. Si la partie strictement visuelle est réglée avec un sens des éclairages admirablement varié, cela ne suffit pas pour affronter la totalité des plus de trois heures d’opéra (parmi les plus copieux de Verdi) : ce spectacle souffre surtout d’un manque d’idées pour donner davantage de profondeur et de crédibilité à cette histoire rocambolesque de vengeance obtuse, mâtinée de racisme.

Face à cette proposition globalement décevante, le plateau vocal donne autrement plus de satisfactions, malgré quelques réserves. Ainsi de la Leonora de Hulkar Sabirova, qui souffle le chaud et le froid du fait d’une tessiture insuffisamment étendue dans le suraigu. Le positionnement dans l’aigu, peu stable, joue avec les limites de la justesse, occasionnant une écoute éprouvante de ce point de vue. Fort heureusement, la soprano ouzbèque se rattrape par ses phrasés toujours raffinés, ainsi que sa capacité à fouiller le texte, aux traits délicats dans les piani. A ses côtés, Riccardo Massi (Alvaro) compense son absence de style, trop mélodramatique et au vibrato envahissant, par une technique solide et bien projetée. On lui préfère de loin la grande classe interprétative d’Ariunbaatar Ganbaatar (Carlo), d’une sûreté de ligne éloquente sur toute la tessiture et d’une grande justesse de ton au niveau dramatique. Que dire du toujours superlatif Michele Pertusi (Père gardien), à la noblesse de phrasés toujours aussi bouleversante ? On aime aussi la Preziosilla puissamment incarnée de Maria Barakova, malgré une caractérisation populaire insuffisante. On peut faire le même reproche à Paolo Bordogna (Melitone), vocalement impeccable, mais qui peine à faire vivre son personnage fantasque d’une folie bienvenue. Avec les seconds rôles tous parfaitement distribués, le Chœur de l’Opéra de Lyon s’illustre une nouvelle fois par ses qualités de précision et d’engagement.

Reste le meilleur pour la fin, avec la prestation énergique et parfaitement ciselée au niveau rythmique de Daniele Rustioni, qui n’a pas son pareil pour insuffler au mélodrame une intensité toujours stimulante pour l’ensemble du plateau. De quoi faire vivre l’un des ouvrages verdiens mélodiquement les plus inspirés et nous faire regretter le départ du chef italien pour New York, où il assumera le poste de premier chef invité du Metropolitan Opera. Sans attendre la nomination de son successeur, l’Opéra de Lyon a dévoilé sa prochaine saison, avec en point d’orgue la rare Louise (1900) de Gustave Charpentier, en coproduction avec le festival d’Aix‑en‑Provence. La découverte ou la redécouverte de ce chef‑d’œuvre, équivalent du vérisme en France, est un immanquable, à ne rater sous aucun prétexte !