mardi 16 décembre 2025

« Le Petit Faust » d'Hervé - Sol Espeche - Théâtre de l'Athénée à Paris - 14/12/2025

Déjà donnée en novembre à Tours, puis Reims, la nouvelle production du Petit Faust (1869) d’Hervé fait étape à l’Athénée pour les fêtes de fin d’année. C’est là une occasion finalement assez rare d’apprécier la musique aussi piquante qu’enjouée de ce rival et ami d’Offenbach, dont peu de titres ont été montés ces dernières années, tels  Mam’zelle Nitouche en 2019 ou Les Chevaliers de la Table ronde en 2021.

Avec Le Petit Faust, on tient l’un des derniers survivants d’un genre en grande partie oublié, celui des parodies d’ouvrages sérieux à succès : particulièrement en vogue au XIXe siècle, ces pièces en forme de farce se situaient à mi‑chemin entre opéra‑comique, vaudeville et opérette, avec incorporation d’extraits musicaux de l’ouvrage moqué. Pour autant, c’est surtout le livret qui en prend pour son grade, en ridiculisant Faust en vieillard libidineux et obnubilé par sa seule dulcinée (alors qu’il pourrait prétendre à bien davantage de conquêtes féminines). Marguerite, quant à elle, devient une gamine impertinente et frivole, tandis que le diable prend les traits et la voix d’une femme. En tant que lieu de l’action, l’Allemagne n’est pas oubliée, notamment lors d’un air volontairement lourd, aux accents campagnards. De même, l’Angleterre est moquée avec le retour de Valentin : est‑ce là une allusion à l’ajout du superbe air « Avant que de quitter ces lieux », composé par Gounod pour la première britannique de l’ouvrage, à Londres en 1863 ? Quoi qu’il en soit, on peut parfaitement apprécier le spectacle sans connaître ces subtilités, du fait du choix d’une transposition des événements pour moquer la niaiserie des jeux télévisées et des grands shows de variété des années 1980.

Cette idée étonnante est développée par Sol Espeche, que l’on a pu découvrir en 2023 dans une production déjantée, donnée à l’Athénée déjà, Coups de roulis d’André Messager. Dans ces mêmes lieux, elle s’est aussi illustrée en tant que comédienne dans la production d’Ubu Roi de Claude Terrasse, l’an passé. Avec des dialogues revus et modernisés, Espeche nous embarque dans une satire haute en couleur, d’une énergie survitaminée, sans doute excessive sur la durée. Quelques scènes souffrent de ce traitement au vitriol, à l’instar de la Chanson de la puce, dont on peine à percevoir la férocité de l’allusion (ou plus précisément la paronomase) pour ces riches messieurs avides de cocottes à la chair fraîche. On pourra aussi s’agacer de l’insistance sur les penchants pédophiles supposés de Faust, heureusement contrebalancée par des audaces plus en phase avec le cocktail général de fantaisie bon enfant.

Le plateau vocal est dominé par le brillant Méphisto de Mathilde Ortscheidt, dont les graves mordants et la projection aisée constituent des atouts décisifs pour servir son aplomb théâtral. On aime aussi le Faust à l’émission claire et articulée de Charles Mesrine, tandis qu’Anaïs Merlin et Igor Bouin ne sont pas en reste dans l’abattage scénique. Tous les seconds rôles sont au diapason de cette joyeuse bonne humeur, bien épaulés dans la fosse par le geste attentif et souple de Sammy El Ghadab, à la tête des toujours excellentes Frivolités Parisiennes. 

dimanche 14 décembre 2025

« Un Américain à Paris » d'après George Gershwin - Christopher Wheeldon - Opéra de Genève - 13/12/2025

Au Grand-Théâtre de Genève, la création suisse de la comédie musicale Un Américain à Paris est un événement incontournable pour les fêtes de fin d’année : les mélodies enjouées et irrésistibles de George Gershwin, mêlées aux chorégraphies virevoltantes de Christopher Wheeldon, embrassent la vitalité artistique du Paris d’après-guerre, sur fond de triangle amoureux entre trois amis américains, tous épris de la même femme.

Depuis sa création au Théâtre du Châtelet en 2014, la comédie musicale Un Américain à Paris a reçu un accueil triomphal et unanime à travers le monde, de l’Australie au Japon, en passant par le Royaume-Uni. On comprend pourquoi, tant l’agencement des extraits d’oeuvres de Gershwin semble couler de source : les partitions orchestrales bien connues résonnent ainsi à l’oreille du mélomane, qui reconnaîtra (outre le « ballet rapsodique » qui donne son nom à la comédie musicale), des extraits du Concerto en fa ou de l’Ouverture cubaine (lors d’un facétieux bal masqué qui conclut le premier acte). L’ouvrage n’en oublie pas d’incorporer les grandes chansons devenues des standards du répertoire de jazz, telles que « I’ve got rythm » ou « The Man I love« , tout en faisant découvrir d’autres morceaux plus confidentiels, mais toujours d’une invention délicieuse. Le spectacle bénéficie en outre des arrangements musicaux de Rob Fisher, avec des orchestrations de Christopher Austin.

Le livret de cette adaptation prend sa source dans le film éponyme de 1951, réalisé par Vincente Minelli et interprété par Gene Kelly aux danses endiablées, mais donne davantage de profondeur à l’ensemble, en insistant sur le contexte social foisonnant de la « jungle » parisienne, lors des années de reconstruction morale de l’après-Deuxième guerre mondiale. Au coeur de l’action, trois artistes en mal de reconnaissance voient leur amitié mise à l’épreuve par leur fascination commune pour la belle Lise : leurs rôles respectifs sont ici rééquilibrés, afin de renforcer les aspects tragi-comiques du triangle amoureux. Si la fascination des américains pour la capitale française a le parfum d’une carte postale que l’on ne se lasse pas d’admirer, elle permet aussi d’aborder des sujets de fond, notamment celui du choix entre les nécessités parfois contradictoires de l’amour, de l’ambition et du devoir. Si la première partie du spectacle met l’accent sur les élans individuels, entre non-dits et quiproquos, la deuxième montre un aspect plus sombre au début, avant de se conclure dans un sublime ballet qui réconcilie tous les protagonistes, au nom du triomphe des arts.

Pour sa première mise en scène, Christopher Wheeldon réalise un coup de maître, en nous embarquant dans une myriade de tableaux et de saynètes, revisités en un ballet virevoltant de tous les éléments de décors, transportés par les danseurs avec une grâce infinie, en un luxe de détails inouï. Le plateau nu s’anime ainsi avec une rapidité souvent vertigineuse, en même temps que les images projetées en arrière-scène. On a ainsi l’impression de faire un voyage dans le temps, qui nous fait retrouver les effluves d’un Paris disparu, à l’effervescence enivrante. Ce brio visuel, aux traits d’humour très présents, n’en oublie jamais de s’assagir pour laisser place aux questionnements individuels qui jalonnent l’ouvrage. Un travail d’une grande justesse, toujours au service de la compréhension du récit, et réjouissant de bout en bout. Le chorégraphe britannique prouve ainsi que l’on peut concilier avec bonheur la mise en scène d’ouvrages populaires, comme celui-ci, avec celle de spectacles à destination de compagnies prestigieuses, telles que les ballets des Opéras de Paris, Londres ou Monte-Carlo (voir notamment en 2024).

Pour cette première en Suisse, le Grand-Théâtre de Genève accueille la plupart des membres du casting initial de 2014. On retrouve ainsi la figure lumineuse de Robbie Fairchild, ancien danseur principal du New York City Ballet, qui n’a rien perdu de sa forme physique : sa prestation éblouissante en deuxième partie de soirée laisse une impression durable, et ce d’autant plus qu’il forme un couple admirable de cohésion avec la gracieuse Anna Rose O’Sullivan (Lise), elle-même danseuse étoile du Royal Ballet à Londres. Leurs chants respectifs se montrent à la hauteur de leur rôle, mais c’est surtout Tai Benson (Adam), qui s’impose en ce domaine, entre facilité d’articulation et expressivité. Si Emily Ferranti (Milo) fait valoir de beaux graves, on est moins séduit par Max von Essen (Henri), qui assure l’essentiel, mais manque de brillant et d’emphase pour embrasser toutes les facettes de son rôle.

Enfin, Wayne Marshall se met volontairement au second plan pour éviter de couvrir ses chanteurs, lissant les angles et les aspérités, pour jouer la carte d’un discours continu, mettant en valeur la mélodie. Dix ans tout juste après nous avoir offert l’unique opéra de Gershwin, Porgy and Bess, l’Opéra de Genève frappe un grand coup avec cette comédie musicale accueillie en fin de représentation par une standing ovation, amplement méritée. En juin prochain, une autre rareté va venir déferler comme un coup de tonnerre près des rives du Léman, avec le chef-d’oeuvre déjanté de Frank Zappa, 200 Motels (voir notamment en 2023 à Nice ) : le mélange de rock et de symphonique, au service d’une satire féroce, est à ne pas manquer !

lundi 8 décembre 2025

« Hansel et Gretel » d'Engelbert Humperdinck - Pierre-Emmanuel Rousseau - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 07/12/2025

Seulement filmée en 2020 pendant la pandémie, la nouvelle production d’Hansel und Gretel d’Engelbert Humperdinck imaginée par Pierre-Emmanuel Rousseau pour l’Opéra national du Rhin trouve le chemin des planches : trop timide au début, le spectacle décolle tardivement avec l’arrivée de la sorcière, tandis que le plateau vocal se montre trop inégal pour convaincre sur la durée. 

Pilier du répertoire dans les pays germaniques au moment des fêtes de Noël et parfois au-delà (voir notamment à Saint-Gall), Hansel et Gretel (1893) d’Humperdinck (1854-1921) ne bénéficie malheureusement pas de la même notoriété dans l’Hexagone. Deux productions parisiennes d’envergure en 25 ans, au Théâtre du Châtelet puis au Palais Garnier, une seule en Alsace en 2000, c’est bien peu pour un ouvrage aussi lumineux, à la délicieuse invention mélodique, qui a pour avantage premier d’initier les jeunes pousses au monde lyrique. On ne peut donc que se réjouir de l’initiative d’Eva Kleinitz (1972-2019), alors directrice de l’Opéra national du Rhin, de remettre au goût du jour cet ouvrage finalement rare dans nos contrées : avec cette reprise, à la distribution en grande partie renouvelée, on découvre enfin sur scène cette production, confiée à Pierre-Emmanuel Rousseau. Depuis ses premiers pas à l'Opéra-Comique en 2010, l’ancien assistant de Stéphane Braunschweig au Théâtre national de Strasbourg mène désormais une carrière reconnue en tant que metteur en scène, comme a pu le découvrir le public alsacien dans Le Barbier de Séville de Rossini, en 2018.  

Pour Hansel et Gretel, Pierre-Emmanuel Rousseau choisit d’insister d’emblée sur l’extrême pauvreté des protagonistes, réduits à trouver leur pitance parmi les restes d’une décharge à ciel ouvert : en choisissant d’ancrer les personnages dans une réalité sociale sordide, cette proposition évacue tout merveilleux au premier tableau, sans recourir à la moindre illustration visuelle lors des splendides interludes orchestraux imaginés par Humperdinck. Si cela peut s’entendre pour l’ouverture, c’est particulièrement dommageable pour la scène du récit de l’existence de la sorcière par le père, considérablement affadie de ce fait. Dans cette optique minimaliste, le finale du I et l’interlude de la forêt dévoilent petit à petit tout un bestiaire bigarré et farfelu, permettant d’animer enfin le plateau. La découverte de la maison diabolique, transformée en cabaret entouré d’une fête foraine, surprend ainsi par son énergie survitaminée, en contraste avec le statisme et l’aridité du début. Si le choix d’opposer radicalement les deux actes a une cohérence intellectuelle, force est de constater qu’il conduit à sacrifier toutes les possibilités dramaturgiques du I, au risque de l’ennui. Il faut donc accepter ce parti-pris pour pleinement savourer le spectacle, qui décolle enfin en deuxième partie, en convoquant Marlène Dietrich, entourée de son « freak show » déluré. Fasciné par les efforts de la diva pour limiter les injures du temps jusqu’au soir de sa vie, Pierre-Emmanuel Rousseau imagine ainsi une sorcière à la beauté de plus en plus décatie, qui conserverait sa jeunesse en se nourrissant de celle des plus jeunes. Enfin, les quelques allusions au comportement de prédateur sexuel du monstre finalement révélé, comme un lointain avatar de Dorian Gray, sont parfaitement justifiées par le texte du livret. 


Face à ce travail inégal, le plateau vocal réuni ne convainc pas tout à fait, en raison de rôles-titres mal assortis. La faute en revient au choix de Julietta Aleksanyan, qui ne parvient pas à affronter toutes les nécessités de son personnage de Gretel. La soprano d’origine arménienne peine ainsi en première partie, faute de souplesse dans les accélérations, tout en montrant des changements de registre audibles jusque dans les parties plus lyriques. On note aussi quelques détimbrages par endroits, comme signe, peut-être, d’une nervosité pour cette représentation attendue. On lui préfère sa partenaire Patricia Nolz (Hansel), qui fait valoir des phrasés admirablement articulés, d’une précision de diction appréciable dans ce répertoire. Seul l’aigu manque de brillant pour nous emporter tout à fait. A ses côtés, malgré une tessiture que l’on aimerait plus étendue dans les graves, Damien Gastl s’impose en Peter par la conduite naturelle de sa ligne vocale, parfaitement projetée. Encore en rodage, Catherine Hunold déçoit en Gertrud par son impact vocal discret face à son partenaire ; le medium est ainsi trop retenu pour embrasser toute la richesse harmonique requise. Autre motif de déception avec la sorcière vocalement trop lisse de Spencer Lang : même si c’est un choix imposé par la mise en scène, cette idée ne rend pas justice à l’outrance comique attendue dans sa partie. Enfin, Louisa Stirland donne une leçon de musicalité lumineuse dans son double rôle, qui offre un peu de baume au coeur.

Directeur musical de l’Orchestre national de Mulhouse (nouvelle appellation de l’Orchestre symphonique de Mulhouse) depuis 2023, Christoph Koncz (né en 1987) met un peu de temps à chauffer sa formation, du fait de tempi trop mesurés au début. Sa propension à l’allègement raffiné des textures souffre parfois d’une insuffisance de charpente comme de graves, mais reste attachante par son sens de la narration, sans jamais couvrir ses chanteurs.

Après les effluves ensorcelants dévolus à Hansel et Gretel, un autre spectacle est à ne pas manquer en début d’année prochaine à Strasbourg, avec la création française du Miracle d’Héliane de Korngold : de quoi s’émerveiller du langage luxuriant et spectaculaire du compositeur de La Ville morte, à l’inspiration proche de ses contemporains Richard Strauss et Franz Schreker.  

jeudi 4 décembre 2025

« Robinson Crusoé » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 03/12/2025

Parmi les cinq productions mises en scène cette saison au Théâtre des Champs‑Elysées (TCE), celle de Robinson Crusoé (1867) d’Offenbach fait figure d’événement, tant le duo Laurent Pelly-Marc Minkowski excelle en matière de répertoire léger. Après les succès d’Orphée aux enfers, La Belle Hélène, puis La Grande‑Duchesse de Gérolstein, c’est là une nouvelle collaboration à saluer, qui met en lumière le génie du « petit Mozart des Champs‑Elysées » (surnom affectueusement attribué par Rossini à son cadet). Notons encore qu’il s’agit d’une coproduction avec l’Opéra de Rennes et Angers Nantes Opéra – ce dernier étant chargé notamment de la conception des décors et costumes.

Dès l’arrivée, une grande partie du public découvre les nouveaux aménagements internes du TCE, suite aux travaux réalisés cet été : le ravissement opère d’emblée, tant la réfection du hall d’entrée, avec nouveaux comptoirs et sofas aux couleurs discrètes, s’intègre parfaitement à l’esprit des lieux. La nouvelle boutique installée dans les circulations autour du parterre prend la place d’un bronze de Bourdelle : un partenariat avec le musée du sculpteur, installé à Montparnasse, a permis de placer trois nouvelles statues plus petites, mises en valeur au premier balcon (lui aussi rénové). Les autres étages seront retravaillés lors des prochains congés estivaux, afin de poursuivre cette cure de jouvence. En attendant, la plus grande surprise visuelle vient du plafond lumineux de la grande salle, dont l’éclairage a été entièrement repensé pour le gratifier d’une alternance de couleurs chaudes superbes, mettant en valeur son dessin Art déco. Une réussite que l’on peut d’ores et déjà apprécier sur la page du site de l’institution parisienne dédiée au projet.

Une fois remis de la découverte de toutes ces curiosités, la concentration sur le spectacle opère immédiatement, dès que les spectateurs ont été plongés dans le noir complet (une nouveauté là aussi pour le TCE). De quoi se délecter du rare Robinson Crusoé, qui n’avait plus été représenté à Paris depuis la production de Robert Dhéry en 1986, salle Favart. On comprend pourquoi, tant cet opéra‑comique est desservi par son livret pour le moins problématique : en convoquant tous les clichés racistes et coloniaux de son époque, l’ouvrage gagne en action ce qu’il perd en crédibilité face au modèle littéraire de Daniel Defoe. Dès lors, il faut prendre du recul avec les péripéties de cette pochade pour apprécier toutes les qualités musicales d’Offenbach, surtout inspiré dans le deuxième acte.

Pour pallier l’écueil d’un livret daté, Laurent Pelly a choisi d’adapter les dialogues avec son habituelle partenaire Agathe Mélinand, ce qui permet à sa transposition de fonctionner : les « sauvages » présents dans l’île de Robinson sont ici grimés en capitalistes ivres de leur pouvoir, jusqu’au cannibalisme, sans parler de leur comportement de prédateurs sexuels lors d’une scène drôlissime qui moque Donald Trump. Pour autant, ce travail ne permet pas tout à fait d’animer le statique premier acte, où les personnages évoluent dans l’espace réduit d’un confort bourgeois sclérosant, à la manière d’automates. Le III joue la carte de la sobriété face à un livret qui continue de s’amincir, mais qui bénéficie toujours du brio de la muse d’Offenbach. La satire fonctionne à plein, sans jamais surcharger le propos, donnant au spectacle une prestance sans ostentation.

Le plateau vocal réuni apporte beaucoup de satisfactions, au premier rang desquelles la prestation radieuse de facilité de Sahy Ratia (Robinson), qui malgré un manque de puissance lors des deux derniers actes, ravit par son émission claire et agile, sans parler de la beauté de son timbre. A ses côtés, Julie Fuchs (Edwige) peine dans le medium et les passages rapides lors des ensembles au I, tout en trouvant la pleine mesure de son rôle ensuite, en s’affirmant brillamment dans les parties virtuoses en pleine voix. Annoncée souffrante, Adèle Charvet (Vendredi) montre une tenue de ligne légèrement instable, mais d’une incomparable vérité théâtrale. On aime aussi le Toby sonore et incarné de Marc Mauillon, toujours très à l’aise dans la diction, à l’instar du parfait Laurent Naouri (Sir William Crusoé). Peu connue en France, la soprano québécoise Emma Fekete (Suzanne) manque encore quelque peu de coffre, mais convainc dans la musicalité de ses phrasés aériens. Enfin, la morgue inimitable de Rodolphe Briand (Jim‑Cocks), comme les graves affirmés de Julie Pasturaud (Deborah), complètent admirablement cette distribution.

Comme à son habitude, Marc Minkowski empoigne ses troupes d’une énergie roborative souvent rageuse dans les verticalités, dont les attaques sèches n’évitent pas certaines approximations au niveau de la justesse. Il est dommage que ce brio vienne parfois couvrir le plateau, notamment au niveau des cuivres très sonores. Même si on aimerait des tempi avec davantage de respiration, les détails colorés révélés donnent heureusement un peu de baume au cœur.

dimanche 30 novembre 2025

« La Nuit de Noël » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Barrie Kosky - Opéra de Munich - 29/11/2025

Parmi les événements de la saison 25/26 de la Bayerische Staatsoper de Munich, le cinquième opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov, La Nuit de Noël, reçoit les honneurs d’une nouvelle production confiée à Barrie Kosky : transposée dans un univers forain déjanté et haut en couleurs, la farce fait mouche, malgré la direction trop sage de Vladimir Jurowski dans la fosse.

L’Opéra de Munich surprend cet automne en faisant entrer pour la première fois à son répertoire un ouvrage de Rimski-Korsakov, La Nuit de Noël (1895) : on ne peut que se réjouir de cette initiative qui permet de sortir des sentiers battus habituellement dévolus aux ouvrages russes, limités aux seuls opéras de Tchaïkovski ou Moussorgski. Avec La Nuit de Noël, on découvre un Rimski-Korsakov à son meilleur, inspiré comme souvent par les sujets populaires mêlés de comique et de fantastique, à l’instar du Conte du Tsar Saltane (donné en début d'année à Madrid) ou du Coq d’or (en 2021 à Lyon), par exemple.

Déjà adapté en 1876 par Tchaïkovski sous le titre de Vakoula le forgeron (puis renommé Les Souliers de la reine lors de la deuxième mouture de 1885), le livret de La Nuit de Noël puise sa source dans l’un des contes les plus célèbres de Gogol, dont l’action se situe dans une bourgade ukrainienne. En célébrant cette région alors affectueusement surnommée « petite Russie », Rimski-Korsakov se régale des mélodies traditionnelles locales, en les incluant notamment dans les délicieuses danses de célébration impériale du troisième acte. L’atout majeur de l’ouvrage réside dans la variété inépuisable de son inspiration orchestrale, aux atmosphères constamment réinventées : Vladimir Jurowski, directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra d’Etat de Bavière, se montre malheureusement un rien timide pour faire vivre les parties dédiées au merveilleux d’une emphase et de couleurs plus affirmées. La volonté d’allègement des textures et le refus du pathos conduisent ainsi à une ascèse d’un incontestable raffinement, mais qui sonne trop uniforme par endroits.

Fort heureusement, le plateau vocal réuni pour l’occasion emporte l’adhésion jusque dans ses moindres seconds rôles, tous distribués généreusement. C’est en effet là l’une des gageures de l’ouvrage, qui possède de nombreux personnages truculents, tout autant qu’une place décisive confiée au chœur, ici à la hauteur de l’événement par son engagement et sa précision. Parmi les rôles de caractère, se distingue Vsevolod Grivnov (Le diacre Ossip), qui n’a pas son pareil pour incarner la prétention et le ridicule, grâce à sa voix puissante et bien articulée. On aime aussi les solides Sergei Leiferkus (Le maire) et Dmitry Ulyanov (Tchoub), tandis que Violeta Urmana (La tsarine) donne beaucoup de classe à sa courte prestation. Si elle manque quelque peu de puissance, Ekaterina Semenchuk (Solokha) fait valoir des graves splendides, autant qu’une composition malicieuse. A ses côtés, Elena Tsallagova (Oxana) montre un aplomb bienvenu en pleine voix, malgré quelques duretés dans l’aigu et un médium plus discret. On lui préfère le superlatif Sergey Skorokhodov (Vakoula), qui fait valoir toute une palette d’émotion grâce à ses phrasés aériens, d’une tenue de ligne parfaite.

Après l’élégante mise en scène de Christof Loy donnée à Francfort en 2023, Barry Kosky nous plonge dans une veillée villageoise baignée de tradition orale, où les événements sont racontés avec les moyens du bord. On assiste ainsi au bricolage à vue d’une pochade aux traits volontairement exagérés, comme au cirque. Accentuant la différenciation avec le peuple, les costumes et les maquillages aux couleurs criardes des notables permettent d’insister sur la satire aimable de leurs hypocrisies et faux-semblants. Comme à son habitude, Kosky met aussi un soin particulier à la direction d’acteur, en nous embarquant dans un irrésistible élan fraternel et tendre, à la manière du travail mené pour la comédie musicale Un Violon sur le toit, à Berlin, puis Strasbourg. On aime aussi l’apport des danseurs et acrobates, qui donne beaucoup de vitalité à l’ensemble, sans jamais en faire trop. Un spectacle très réussi à découvrir pour les fêtes de fin d’année, qui restitue avec brio la générosité de l’esprit populaire slave.

samedi 29 novembre 2025

« Die ersten Menschen » de Rudi Stephan - Tobias Kratzer - Opéra de Francfort - 28/11/2025

Parmi les artistes prématurément fauchés par la Première Guerre mondiale, Rudi Stephan (1887‑1915) fait figure de perte incommensurable, tant son talent paraît patent en de nombreux domaines, de la musique de chambre à l’orchestre. L’intégrale symphonique enregistrée par Oleg Caetani (Chandos, 2006) permet de se rendre compte du niveau d’excellence déjà atteint par ce jeune compositeur, formé à Francfort et Munich.

Créée en 2023 et reprise cette année, la production de l’unique opéra de Rudi Stephan fait une entrée remarquée au répertoire de l’Opéra de Francfort. Après avoir été présenté à Paris en version de concert sous la direction de Mikko Franck en 200 , puis dans une mise en scène de Calixto Bieito à Amsterdam en début d'année, cet ouvrage a tout d’un chef‑d’œuvre oublié de l’expressionnisme allemand, proche des fracas bouleversants de l’Elektra de Strauss. Tout amoureux de l’orchestre doit faire la connaissance de ces Premiers Humains (1914), tant le flot musical rageur constitue un personnage à part entière. Le chef japonais Takeshi Moriuchi se saisit de cette musique brûlante et intense, comme le feu sous la glace au début, pour nous emporter dans un paroxysme d’émotions dont on ressort sonné à la fin de la représentation.


Il faut dire que la transposition imaginée par Tobias Kratzer trouve le ton juste pour nous transporter dans un bunker de survivalistes, réchappés d’une catastrophe fatale pour l’humanité. Exit les références bibliques et l’Eden fantasmé : de Paris à Francfort, sur fond d’inceste, la fin du monde est pour bientôt, du moins si l’on en croit l’autre production phare du moment, La Walkyrie (voir ici). Dans la Hesse, les frustrations sexuelles se mêlent aux hésitations spirituelles en un huis‑clos saisissant de vérité, où chaque parole sonne comme une possible déflagration. L’opposition entre l’univers figé du bunker et la promesse d’un monde en reconstruction à l’extérieur bénéficie d’une direction d’acteur toujours passionnante, à même de donner davantage de consistance au statisme du livret. Si Kratzer n’évite pas quelques excès de voyeurisme cru, il donne une note d’espoir inattendue en fin d’ouvrage, que l’on ne dévoilera pas.

Le succès du spectacle repose tout autant sur ses interprètes, particulièrement engagés sur le plan interprétatif. Ainsi de Iain MacNeil (Kajin), qui brûle d’emblée les planches à force d’intentions vénéneuses, avant d’émouvoir plus encore en seconde partie par son ambivalence vis‑à‑vis de son frère, qui lui ressemble plus qu’il ne veut bien l’admettre. A ses côtés, Ian Koziara (Chabel) manque parfois d’agilité dans l’aigu pour jouer l’innocence, mais se montre plus convaincant au II dans l’ivresse des sentiments partagés avec sa mère. Ambur Braid (Chawa) souffle quant à elle le chaud et le froid, du fait d’un médium aux duretés audibles, mais donne beaucoup de plaisir lorsqu’elle est en pleine voix, maîtrisant son instrument puissant. Annoncé souffrant, Andreas Bauer Kanabas (Adahm) interprète le rôle d’Adahm sur scène, en laissant la partie vocale à Simon Bailey : le Britannique trouve là un nouveau rôle à sa mesure après avoir fait office de remplaçant de luxe pour Sita à Sarrebruck, l’an passé. Son art des phrasés s’épanouit dans les interrogations existentielles de son personnage, fasciné par la seule nécessité concrète du travail, en opposition aux incarnations du désir, qu’il soit charnel ou spirituel.

Il faut courir découvrir ce spectacle très réussi à Francfort, tout en espérant pouvoir l’entendre sur le territoire français, afin d’explorer plus avant les multiples interprétations de son sulfureux livret.

vendredi 28 novembre 2025

Concert de l'Orchestre national de France - Daniele Gatti - Maison de la Radio - 27/11/2025

Daniele Gatti

Désormais directeur musical de la Staatskapelle de Dresde et du festival annuel du Mai musical florentin, Daniele Gatti n’en oublie pas de se rappeler au souvenir de ses anciennes troupes, lui qui fut à la tête de l’Orchestre national de France entre 2008 et 2016. Après le concert consacré au Requiem allemand de Brahms donné au Théâtre des Champs‑Elysées en début d'année, on le retrouve cette fois à l’Auditorium de la Maison de la radio et de la musique pour deux dates, dont la première bénéficie d’une retransmission en direct sur France Musique.

Face à une salle pleine pour l’événement, Daniele Gatti dirige sans partition pendant toute la soirée, se penchant régulièrement vers les cordes pour leur demander d’alléger les textures, tout en jouant sur les tempi, souvent étirés dans les passages apaisés et plus affirmés dans les verticalités. Dès les premières mesures de l’ouverture Le Carnaval romain (1844) de Berlioz, la volonté de jouer sur les nuances est patente, ce qui permet de mettre en valeur les solistes (ici le superbe cor anglais de Laurent Decker, très applaudi en fin de concert par le public) face à des cordes quasiment en sourdine. Le raffinement des textures qui en résulte permet des dialogues splendides entre les pupitres, notamment altos et cors, avec quelques échos espiègles des vents. Les tutti sont plus martelés en comparaison, ce qui permet à la mélodie principale (plusieurs fois répétée en fin d’ouverture) de s’imprimer durablement dans les esprits.

Le nombre de musiciens se réduit sensiblement avec la Quatrième Symphonie (1833) de Mendelssohn : Gatti poursuit dans sa volonté de révéler des détails inattendus dans les piani, en un son volontairement mécanique aux cordes, sans vibrato. Tout le brillant et l’urgence souvent audibles dans cet ouvrage sont ici gommés au profit d’une vision plus intellectuelle, privée de pathos. La mélodie murmurée aux cordes dans l’Andante con moto poursuit cette optique chambriste, comme de la dentelle, ce qui met en avant quelques scansions dévolues aux contrebasses. Le chef milanais joue encore sur le ralentissement du tempo dans le Con moto moderato qui suit, en privilégiant une myriade délicieuse de nuances dans les piani. Enfin, le Presto conclusif étonne par son brio sans ostentation, un rien trop sage par endroits. Les cordes effleurent à peine leur archet en des passages comme suspendus, avant une fin plus orageuse mais toujours esthétique.

Après l’entracte, on retrouve des effectifs plus fournis pour les deux ouvrages les plus fameux de Respighi, Les Fontaines de Rome (1917) et Les Pins de Rome (1924). Point d’ivresse sonore ici, on s’en doute, mais la volonté de faire ressortir toutes les influences de ces bijoux de contrastes orchestraux : des effluves orientalistes traversent ainsi brièvement le début des Fontaines, lancé par le cor anglais et le hautbois, avant qu’un raffinement plus impressionniste n’irrigue tous les pupitres, tous gorgés de couleurs lumineuses. Entre parti pris analytique et ambiance évanescente, l’introduction des Fontaines est ensuite interrompue par des effets de contraste volontairement grotesques aux cuivres, qui rappellent Dukas. Gatti est toutefois plus décevant ici, en ce qu’il s’intéresse peu à l’architecture et à l’unité du discours d’ensemble, semblant se complaire dans les multiples digressions de la narration. Les tutti plus straussiens ont ainsi davantage de mal à s’insérer, ce qui donne une impression de collage maladroit.

Avec les Pins, le début plus scintillant et vertical met en valeur le brio des percussions et des cuivres, face à des cordes toujours volontairement tenues au second plan. L’extraversion colorée de Respighi se régale de tempi plus vifs, avant une transition dissonante aux cuivres, proche de Varèse. La partie apaisée qui suit, ralentie à outrance par le geste sans nerfs de Gatti, trouve une ambiance aussi trouble que statique. Les solos de trompette (venus des coulisses) ou de clarinette n’en ressortent que davantage, annonçant le néoclassicisme des ballets de Copland. Ensuite, le jeu sur les timbres au célesta et aux premiers violons apporte un visage plus moderne, aux ambiguïtés tonales. La fin de l’ouvrage plus spectaculaire se montre réussie, tant Gatti ne cherche pas à faire d’effets inattendus, si ce n’est l’opportun placement de plusieurs cuivres parmi le public : de quoi offrir une expérience bienvenue en termes de spatialisation sonore, à même de mettre en valeur cette fanfare grandiose.

samedi 22 novembre 2025

« Un Chapeau de paille de Florence » de Nino Rota - Damiano Michieletto - Opéra royal de Wallonie à Liège - 21/11/2025

Si le nom de Nino Rota reste associé pour l’éternité aux films de Fellini, Visconti ou Coppola, son legs musical prolifique mérite d’être exploré bien au-delà : pour preuve, son chef d’oeuvre lyrique Un Chapeau de paille de Florence enchante le public de l’Opéra Royal de Wallonie par son allégresse piquante et tourbillonnante, et ce malgré une mise en scène inégale de Damiano Michieletto, qui trouve une meilleure expression en deuxième partie de soirée.

Donné pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie, Un Chapeau de paille de Florence fait partie de ces ouvrages délicieux pas tout à fait installés au répertoire, mais que l’on découvre ou redécouvre avec un plaisir toujours gourmand à chaque fois. Plusieurs productions récentes, à Milan ou à Bordeaux, ont démontré le potentiel irrésistible de son livret, adapté d’Eugène Labiche : le récit rocambolesque imaginé par le maitre du vaudeville lorgne du côté de l’absurde, faisant plusieurs fois penser au Nez de Chostakovitch par sa critique sociale acerbe. Avec Rota, la dénonciation des faux semblants bourgeois liés au devoir conjugal fait mouche, même si la scénographie épurée de Damiano Michieletto ne permet pas de bien saisir tous les gags au I, notamment ceux liés à la crédulité inépuisable du père de la mariée.

On regrette aussi que les costumes lissent par trop les antagonismes sociaux entre bourgeois et aristocrates, pourtant au coeur de l’intrigue. Michieletto préfère plonger les interprètes au coeur d’un plateau épuré, constitué de portes et d’un immense damier éclairé comme un dance floor. L’agencement à vue des cloisons comme la destructuration des perspectives permettent de prendre de la distance avec la farce, mais reste trop intellectuel pour vraiment convaincre au I. Après l’entracte, le récit s’anime pour donner davantage de consistance à cette proposition minimaliste, qui repose sur la seule direction d’acteur, très affutée comme toujours chez Michieletto.

Autre motif de déception, la direction peu imaginative de Leonardo Sini (né en 1990), qui peine à rendre justice au brio et à la coloration irrésistible de l’orchestration de Rota, en adoptant des tempi trop uniformes, sans respiration. Le chef italien ne manque pourtant pas de qualités dans les scènes de frénésie, d’une parfaite mise en place, mais il lui manque une attention plus prononcée à la narration théâtrale, indispensable dans ce répertoire. Le plateau vocal montre en revanche une tenue exceptionnelle, malgré quelques réserves concernant le rôle principal, interprété par Ruzil Gatin : le ténor russe fait preuve de moyens exceptionnels au niveau technique, se jouant des difficultés sur toute la tessiture, notamment en voix de tête. Le débit des accélérations est également admirablement exécuté, mais il manque à Gatin la présence scénique indispensable à ce rôle prépondérant.

A ses côtés, tous les seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, au premier rang desquels Marcello Rosiello (Beaupertuis), qui illumine le II par sa classe interprétative : la noblesse de ses phrasés et sa projection aisée sont un régal à chaque apparition. On aime aussi le père ridicule interprété par Pietro Spagnoli, malgré des couleurs et une puissance plus modeste en comparaison. Rien de tel pour Maria Grazia Schiavo (Elena), qui fait vivre son personnage mineur d’une grâce sans ostentation, à l’instar de la parfaite Josy Santos (La Baronessa de Champigny), également très convaincante.

mercredi 19 novembre 2025

Concert du Philharmonique de Radio France - Mirga Grazinytė‑Tyla - Maison de la Radio - 18/11/2025

Mirga Grazinytė‑Tyla

La Maison de la radio et de la musique surprend cette année par l’audace de sa programmation, en choisissant de consacrer un cycle de quatre concerts au compositeur polonais Mieczyslaw Weinberg (1919‑1996), associé à son ami Dimitri Chostakovitch (1906‑1975). L’estime et l’influence réciproque de ces musiciens ont été maintes fois évoquées ces dernières années, à l’occasion de la mise en lumière et de l’ascension irrésistible de la musique de Weinberg en Occident. On doit ainsi au Festival de Bregenz la résurrection du bouleversant chef‑d’œuvre lyrique de Weinberg, La Passagère, dès 2010, en même temps que les efforts conjoints du Quatuor Danel ou du violoniste Gidon Kremer, pour faire connaître une partie de son legs considérable en musique de chambre.

Le flambeau a également été repris par la cheffe lituanienne Mirga Grazinytė‑Tyla (née en 1986), qui s’est imposée ces dernières années comme l’une des personnalités les plus en vue du monde musical, en devenant tout d’abord directrice musicale de l’Orchestre symphonique de Birmingham entre 2016 et 2022, puis en engageant un partenariat avec Deutsche Grammophon : son premier disque consacré à Weinberg a montré toute l’ambition de cette artiste, qui vient d’être nommée comme première cheffe invitée du Philharmonique de Radio France. On la retrouve précisément pour le troisième concert du cycle polono‑russe, qui montre plusieurs facettes du style de Weinberg en première partie de soirée.


Le concert débute en effet avec l’étourdissant Premier Concerto pour flûte (1961), dédié au virtuose russe Alexandre Korneïev : pour lui succéder, la supersoliste du Philharmonique Mathilde Calderini assume crânement la place prépondérante offerte à son instrument, d’une sensualité débordante face à l’orchestre réduit à vingt cordes. Le caractère enjoué et entraînant qui domine donne un sentiment d’urgence toujours captivant, tant les phrasés entremêlés semblent couler de brio et de naturel. Le climat d’apaisement qui suit, au tempo très mesuré, bénéficie de l’allégement de l’accompagnement de Gražinytė‑Tyla : peu à peu, quelques notes plus sombres envahissent le discours d’ensemble, tout en laissant quelques éclaircies affleurer. Plus déstructuré et dissonant, le finale montre davantage d’audace, avant une accélération puis une conclusion abrupte.

Gidon Kremer
La flûtiste repart sans offrir de bis pour laisser la place au violoniste Gidon Kremer (né en 1947), qui fait l’étalage de toute sa classe dans le Concertino pour violon (1948) de Weinberg. Les phrasés expressifs, parfois à peine effleurés, font mouche, malgré quelques accrocs au niveau de la justesse, dans les passages rapides. Tout l’esprit néoclassique de cet ouvrage appartenant à la première période de Weinberg, peu après son arrivée en Russie, bénéficie de ce langage clair et narratif, proche de l’élégance des ouvrages pour violon de Prokofiev. La fin marquée par des scansions rythmiques se montre très réussie, à l’instar du bis, la Sérénade de Valentin Silvestrov, tout en délicatesse. S’exprimant en français face au public, Kremer dédie le concert aux Ukrainiens victimes de l’invasion russe.

Après l’entracte, le Philharmonique de Radio France retrouve des terrains plus connus avec la Quatorzième Symphonie (1969) de Chostakovitch, qu’il a enregistrée au disque avec son ancien directeur musical Mikko Franck, voilà déjà deux ans. Du fait de son aspect plus sombre et introspectif, cet ouvrage tardif reste moins souvent donné au concert que les grandes symphonies plus spectaculaires des années 1940. Touché par un premier infarctus en 1966, Chostakovitch montre là sa hauteur d’inspiration face à une mort qu’il juge prochaine, tout en dédiant l’ouvrage à son ami Benjamin Britten, lui aussi malade. La réduction de l’effectif orchestral à seulement vingt cordes, percussions et célesta donne aussi un ton plus intime, propice à mettre en avant les interventions des deux solistes, souvent poignantes.

On retrouve la basse Alexei Botnarciuc, qui vient précisément de s’illustrer dans le premier opéra de Chostakovitch, Le Nez à Munich l'an passé, pour affronter une partie redoutable, en ce qu’elle convoque des qualités de diseur à même de faire ressortir tout le caractère élégiaque des poèmes assemblés. Le Moldave affronte toutes ces difficultés sans aucun effort apparent, nous délectant de son timbre riche et profond, porté par une projection insolente sur toute la tessiture. On aime aussi l’art des phrasés d’Ausrinė Stundytė, très sollicité en première partie de symphonie, avant que la fin ne convoque davantage son tempérament et sa capacité à s’enflammer en pleine voix. Assurément deux atouts décisifs de la soirée, avec la direction toute en finesse de Grazinytė‑Tyla.

A l’issue de ce cycle, on ne peut que conseiller de se rendre à l’Opéra de Toulouse en janvier prochain, afin d’assister à la création française de La Passagère de Weinberg (voir notamment la production de l’Opéra de Francfort en 2015). Assurément l’un des grands événements pour débuter l’année ! 

jeudi 13 novembre 2025

« La Walkyrie » de Richard Wagner - Calixto Bieito - Opéra Bastille à Paris - 11/11/2025

 

En choisissant de confier à Calixto Bieito la mise en scène de son nouveau Ring, l’Opéra de Paris n’a pas joué la facilité : c’est peu dire que le trublion catalan fait rarement consensus, malgré ses incontestables qualités d’originalité et d’audace. Lors du prologue dédié à L'Or du Rhin en début d'année, tout l’univers mythologique de Wagner a ainsi été balayé d’un revers de main pour mieux se concentrer sur la dénonciation de la violence des antagonismes sociaux, tout autant que des manipulations pour conquérir le pouvoir – ici transposées à travers l’usage perverti des nouvelles technologies. Ce premier volet controversé a ainsi pu surprendre par sa vision résolument pessimiste et anxiogène, annonciatrice d’un futur peu reluisant pour l’humanité.

En plongeant le spectateur face au défi d’un mythe revisité par des considérations très actuelles, Bieito fait feu de tout bois pour donner une expression visuelle sombre et dérangeante (magnifiée par des éclairages virtuoses), capable de susciter la réflexion sur les enjeux évoqués, toujours à l’œuvre en sous-texte des événements de La Walkyrie. Tout le flot chaotique de l’imagination délirante des images projetées sur l’immense décor métallique participe de cet état d’esprit, qui incite à mettre à distance les éléments les moins reluisants du Ring, tels que le patriarcat triomphant ou la misogynie infantilisante. La dénonciation omniprésente des méfaits de la guerre est aussi au cœur de cette réflexion, à mille lieues d’un livret plus enclin à saluer l’héroïsme des combattants.

L’autre atout du spectacle réside dans sa direction d’acteur, qui fourmille d’inventivité et de détails inattendus : d’emblée le personnage de Sieglinde apparaît comme une femme-enfant aux gestes hagards et craintifs, tandis que son mari brutal affiche une puissance viriliste ostentatoire. De même, Brünnhilde se montre tout aussi peu évoluée face à son père, promenant son cheval de bois lors de son entrée, en signe d’immaturité. Son affirmation face à Wotan n’en sera que plus incisive, tant l’ambiguïté de leur rapprochement physique fait froid dans le dos : si Wotan ne s’offusque pas d’une union incestueuse entre ses propres enfants, pourquoi refuserait-il de l’envisager pour lui-même et sa fille ? Seule la dernière partie du spectacle se montre un cran en dessous, tant les intentions scéniques deviennent plus nébuleuses, notamment avec l’intervention rocambolesque des Walkyries dans les airs, puis leur ramassage de cadavres épars.

Christopher Maltman et Tamara Wilson

Bieito ayant annoncé sa présence aux saluts pour le dernier volet du Ring, il faudra donc patienter un peu pour découvrir le jugement du public à l’égard de son travail. En attendant, le triomphe acquis pour les interprètes est audible, en premier lieu pour l’Orchestre de l’Opéra de Paris : Pablo Heras-Casado tisse des lignes claires et transparentes, tout en faisant étalage de couleurs aux vents d’un raffinement inouï. Sa volonté d’allègement des textures, comme ses tempi mesurés, permettent au plateau de ne jamais être couvert. Parmi les plus belles satisfactions de la soirée, Stanislas de Barbeyrac brille en Siegmund, autant par la variété de ses phrasés, d’une noblesse de ligne et d’un engagement sans faille, que par sa capacité à surmonter les légers détimbrages dans les passages en puissance, en première partie. Remplaçant de dernière minute de Iain Paterson (qui sera présent pour les prochaines représentations), Christopher Maltman donne lui aussi une leçon de technique vocale, qui sonne comme une évidence à chaque réplique. A l’instar de Tamara Wilson, son medium parait plus neutre, mais on ne peut qu’être séduit par son impact en pleine voix, à l’autorité naturelle. Tamara Wilson n’est pas en reste dans ce concert d’éloges, affrontant tous les changements de registre sans sourciller, sans se départir d’une vérité théâtrale saisissante. Très applaudie au moment des saluts, Elza van den Heever apporte une fois encore toute sa classe interprétative à ce plateau vocal rayonnant, complété par un solide Günther Groissböck, également à la hauteur de l’événement. On l’aura compris, les chanteurs constituent l’atout décisif du spectacle, face à une proposition visuelle aux partis-pris plus clivants.

samedi 8 novembre 2025

« Le Petit Barbier de Lavapiès » de Francisco Barbieri - Christof Loy - Opéra de Bâle - 07/11/2025

Parmi les événements de la saison en Suisse, Le Petit Barbier de Lavapiès (1874) de Barbieri fait son entrée au répertoire du Théâtre de Bâle : il s’agit de la première zarzuela à être jouée dans l’une des grandes institutions lyriques du pays, qui fait suite à la coproduction organisée avec Madrid et Oviedo – à savoir les deux cités les plus engagées en Espagne pour promouvoir ce répertoire. Le chef d’œuvre de Barbieri reste régulièrement monté dans la péninsule ibérique, comme en atteste une production madrilène du Teatro de la Zarzuela en 2019. On ne peut que se réjouir de la diffusion plus large de cet ouvrage délicieusement enjoué, proche de l’esprit de l’opéra‑comique français par son alternance de passages chantés et parlés, auxquels s’ajoutent des couleurs savoureuses, du fait de l’incorporation de plusieurs danses locales (seguidilla, fandango, etc).

Le Théâtre de Bâle a choisi de monter l’ouvrage en langue originale avec surtitres en allemand et en anglais, tout en engageant des interprètes hispanophones pour les rôles principaux. C’est là une exception notable à son fonctionnement habituel, qui privilégie les chanteurs de sa troupe permanente, à l’instar de ses équivalents germanophones habitués au modèle du « théâtre de répertoire ». Si la présence de l’Orchestre symphonique de Bâle a été conservée pour l’ensemble des représentations, il a été fait appel à un chef venu des Asturies pour l’occasion, en la personne de Julio César Picos Sol. On regrette toutefois que ce dernier ne joue trop la carte d’une rythmique exacerbée, avec des cuivres particulièrement sonores : de quoi perdre en raffinement et en nuances ce que l’on gagne en vitalité. De la même manière, le Chœur du Théâtre de Bâle officie pour ce spectacle, en ayant bénéficié des conseils d’un coach espagnol au préalable, ce qui est audible au vu de l’excellent résultat obtenu.


Le plateau vocal réuni apporte également beaucoup de satisfactions, au premier rang desquelles le niveau homogène des seconds rôles, ainsi que la prestation de Carmen Artaza (Paloma), en véritable rayon de soleil de la soirée. La mezzo fait valoir une émission souple et naturelle sur toute la tessiture, tout autant qu’un timbre profond et chaleureux, à même de faire vivre son personnage de comploteuse d’opérette. Dans le rôle‑titre, David Oller en fait des tonnes dans la caractérisation populaire, ce qui peut fatiguer sur la durée, à l’instar de sa propension à privilégier le registre forte. On lui préfère le solide Santiago Sánchez (Don Luis) ou l’énergique Cristina Toledo (Estrella), malgré une émission un peu étroite.

Fidèle à ses partis pris esthétiques, Christof Loy joue la carte de l’épure en une scénographie immaculée, dont le blanc crème est revisitée par des éclairages vivifiants, à même d’évoquer la chaleur méditerranéenne. Si les costumes tout aussi minimalistes et stylisés cherchent à évacuer les images de carte postale habituellement véhiculés dans les spectacles plus traditionnels, on retrouve l’esprit ibérique dans les chorégraphies endiablées de Javier Pérez, d’une belle tenue. En dehors de ces propositions visuelles bien réglées, le spectacle peine toutefois à surprendre par des idées innovantes, au-delà de quelques ajouts humoristiques au début, pour moquer les différences de compréhension linguistique entre le couple Paloma/Barbier. On ressort de la salle avec un goût d’inachevé, d’autant plus amer que public bâlois fait un triomphe chaleureux à la production – sans doute conquis par ce moment de bonne humeur et de vitalité d’ensemble.

vendredi 7 novembre 2025

« Otello » de Giuseppe Verdi - Ted Huffman - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 06/11/2025

L'avant-dernier ouvrage lyrique de Verdi fait son retour à l'Opéra du Rhin après quarante-sept années d'absence : la nouvelle production confiée à Ted Huffman joue la carte de l'épure stylisée, loin d’une note d’intention ambitieuse, et vaut surtout pour la force de conviction de son interprétation musicale, et notamment de la direction de Speranza Scappucci.

Parmi les ouvrages emblématiques de Verdi, Otello fait figure de diamant noir, tant le renouvellement stylistique opéré au soir de sa vie, à 74 ans, surprit ses contemporains : tout amoureux du répertoire symphonique ne pourra aujourd’hui que se délecter des phrasés mouvants et sinueux du maître de Roncole, qui montrent là toute sa science de l’harmonie et des couleurs, volontairement sombres.

La cheffe italienne Speranza Scappucci se saisit d’emblée des incessantes variations d’atmosphère, en embrassant d’une vitalité rageuse les parties verticales, à même de faire ressortir en contraste les parties plus intimistes, délicatement ouvragées dans les nuances. C’est là un travail d’orfèvre à saluer, qui montre la hauteur de vue de l’interprète.

L’autre grand motif de satisfaction revient au plateau réuni, dominé par une Adriana González inouïe de facilité sur toute la tessiture, faisant vivre Desdémone, l’épouse injustement outragée, d’une vérité théâtrale sans ostentation. À ses côtés, Mikheil Sheshaberidze s’impose en Otello grâce à ses phrasés aériens et sa présence animale, même si l’émission étroite en voix de tête manque de séduction et de couleurs. 


On aime plus encore le Iago vénéneux de Daniel Miroslaw, dont la morgue et la rugosité fascinent par leur noirceur habitée. Aux côtés de seconds rôles de bonne tenue, les chœurs réunis de l’Opéra national du Rhin et de l'Opéra national de Lorraine triomphent entre précision des attaques et engagement scénique.

La mise en scène trop discrète de Ted Huffman ne se situe malheureusement pas au même niveau d’inspiration, ce qui est d’autant plus surprenant à la lecture de la note d’intention scénique, autrement ambitieuse. On serait bien en mal de trouver une illustration visuelle à la dénonciation voulue du racisme et de la misogynie, tant l’épure scénique se contente de plonger les interprètes en une sorte de huis-clos passionnel.

On regrette également que l’arrière-plan politique soit lissé (jusque dans la nécessaire différenciation sociale des costumes) : le coup de théâtre du remplacement d’Otello par Cassio en tant que général tombe ainsi à plat, alors qu’il donne à Otello de nouvelles raisons de détester son ancien lieutenant, bien au-delà de sa jalousie dévorante. Dommage. 

« Les Fantasticks » de Harvey Schmidt - Myriam Marzouki - Opéra national du Rhin à Colmar - 05/11/2025

Créé en 1972 pour réunir les forces conjointes des trois plus grandes villes d’Alsace, l’Opéra national du Rhin (ONR) a logiquement réparti ses fonctions principales entre Strasbourg (siège administratif et grandes productions), Mulhouse (ballet) et Colmar (Opéra Studio dévolu aux jeunes artistes). C’est précisément dans cette dernière ville que débute la reprise de la comédie musicale américaine Les Fantasticks (1960) d’Harvey Schmidt dans une adaptation française d’Alain Perroux, créée l’an passé dans plusieurs villes de la région. Il s’agit en effet d’une production labellisée « opéra volant », qui a pour objectif d’être présentée au‑delà du trio des trois cités habituelles précitées, élargissant ainsi les publics visés par l’ONR. Une initiative évidemment à soutenir, afin de contribuer à faire rayonner le répertoire lyrique avec des spectacles de qualité.

Découvrir cette production dans le cadre du splendide Théâtre municipal de Colmar est déjà en soi un privilège, tant cette salle à l’italienne, construite en 1849 et agrandie en 1902, charme par son raffinement sans ostentation, à même de mettre en valeur son lustre et son plafond au décor mythologique. L’intimité de cette salle de 750 places sied admirablement à l’esprit de la comédie musicale de Schmidt, elle‑même créée dans l’un des théâtres de poche de Broadway, de moins de 200 places. Plus grand succès en terme de longévité à New York, avec quarante‑deux ans de représentation sans discontinuer, l’ouvrage a également été rapidement repris dans une multitude de petites salles, du fait de son économie de moyens : cinq chanteurs, trois comédiens et deux musiciens sont en effet nécessaires pour monter ce spectacle. Une démocratisation et un succès populaire qui fait indéniablement penser aux opéras de chambre de Britten, eux‑mêmes composés lors de cette période pour pouvoir être montés un peu partout et échapper au monopole des grandes institutions.


Parmi les atouts du spectacle, son livret parle à toutes les générations, en racontant les fantasmes et les illusions liés au désir amoureux : la parodie de Roméo et Juliette en première partie s’avère ainsi délicieuse, en mêlant plusieurs autres extraits des pièces de Shakespeare. On retrouve ainsi l’esprit désopilant et volontiers burlesque des grandes comédies du dramaturge, avec un mur interprété par un acteur muet. Visuellement, la mise en scène de Myriam Marzouki joue la carte de la finesse et de l’élégance, en plongeant les interprètes dans l’univers des années 1960. On aurait sans doute aimé voir davantage de folie dans ces tableaux agencés rapidement sous nos yeux, afin d’y déceler quelques réminiscences du surréalisme de Magritte ou percevoir, derrière certains costumes stricts, la facétie des plasticiens Gilbert et George. Quoi qu’il en soit, Marzouki préfère en rester à une simplicité sans gags surchargés, autour des délicieuses chorégraphies imaginées par Christine vom Scheidt.

De ce spectacle consensuel et finalement trop sage, se dégage un charme au parfum suranné, qui repose en grande partie sur l’énergie des interprètes : il faudra certainement encore un peu de rodage pour nous emporter pleinement dans le tourbillon du I, alors que la seconde partie, plus sombre, fonctionne mieux, face aux interrogations existentielles des protagonistes. Parmi les grandes satisfactions vocales de la soirée, Jessica Hopkins et Inès Prevet rivalisent de brio scénique et de fraîcheur vocale, tandis qu’Artus Maël (seul non membre de l’Opéra-Studio) fait entendre quelques rudesses dans les changements de registre. Son timbre solaire fait oublier une technique encore à parfaire, heureusement compensée par une aisance dramatique bienvenue. Outre le solide Pierre Romainville, on aime la prestance d’Eduard Ferenczi Gurban en maître de cérémonie, malgré un manque de graves par endroits. Les comédiens Benoit Moreira Da Silva et Yann Del Puppo se montrent encore un peu tendres dans leur reparties comiques : là encore, on attend davantage de prises de risque pour ces rôles parlés. On regrette aussi que les musiciennes Katia Vassor et Anaëlle Reitan ne soient pas visibles sur le plateau, ce qui aurait permis de jouer davantage sur les allusions musicales de la partition, en lien avec l’action. 

mardi 21 octobre 2025

Concert de l'Ensemble L’Encyclopédie - Florent Albrecht - Salle Gaveau - 20/10/2025

Florent Albrecht

Rachetée l’an passé par Jean-Marc Dumontet, producteur de théâtre et président de l’association organisatrice de la cérémonie des Molières, la salle Gaveau a gardé comme « colonne vertébrale » la musique classique, même si d’autres propositions (conférences, concerts hors classique, pièces de théâtre, etc.) viennent enrichir l’offre principale. Un restaurant a également été installé au rez‑de‑chaussée, afin de multiplier les sources de revenu et rendre sa rentabilité à l’un des plus beaux fleurons parisiens en matière de concerts. La réputation de la salle principale de 1 000 places, inaugurée en 1907, n’est plus à faire, du fait de son acoustique parmi les plus parfaites de la capitale, naturellement dévolue au répertoire de piano et de musique de chambre.

C’est dans cet écrin que l’on retrouve l’ensemble sur instruments d’époque L’Encyclopédie, fondé en 2020 par Florent Albrecht (né en 1975). L’orchestre est en résidence à la Fondation-Musée Zoubov à Genève, là où son chef a achevé des études musicales sur le tard, après une carrière dans le marketing du luxe. Ce parcours original explique l’enthousiasme manifeste du chef pour ses débuts parisiens intra‑muros, lors de la présentation du concert face au public. Le Français est également soutenu par Harmonia Mundi, qui a édité un disque au programme similaire à celui proposé à Gaveau.

La salle comble réunie pour l’événement accueille un nombre important de jeunes enfants et d’adolescents, tous ravis par ce programme en grande partie dévolu aux « primo‑accédants ». On retrouve en effet, pour débuter la soirée, une des sérénades nocturnes de Mozart, qui fait la part belle à la répétition entêtante de la mélodie. Ce type d’ouvrage était en effet destiné aux diners et fêtes en plein air, sans que le public écoute spécifiquement la musique. Il fallait donc que celle‑ci soit simple, afin de capter l’auditeur peu attentif. L’interprétation de Florent Albrecht joue la carte de la clarté des lignes, en privilégiant la mélodie principale dévolue aux cordes dans l’aigu. La sonorité un peu aigrelette des premiers et seconds violons déçoit quelque peu, même si l’effectif réduit à huit interprètes est conforme aux usages de la fin du XVIIIe siècle.

Le concert prend davantage de saveur avec l’interprétation de la Symphonie des jouets, dont l’attribution reste nébuleuse : les frères Haydn et le père de Mozart furent ainsi les premiers à s’en voir attribuer la paternité, avant que les recherches récentes ne penchent, sans certitude, vers un obscur moine bénédictin du nom d’Edmund Angerer. Quoi qu’il en soit, le brio percussif à l’œuvre ravit l’assistance, en convoquant toute une série de bruitages aviaires au potentiel comique, du moins si l’on en croit les interprètes, proches du fou rire en certains endroits. L’esprit chambriste demeure, un rien trop sage et uniforme, malgré la légèreté évidente de cette musique de divertissement.

Après l’entracte, Florent Albrecht donne toute la mesure de son talent dans le Treizième Concerto pour piano (1783) du fils Mozart, qu’il interprète au pianoforte. Les tempi toujours très vifs du soliste jouent la carte de la vélocité, au détriment d’une volonté d’architecture et d’une mise en valeur de l’individualité des pupitres. Les sonorités des graves restent volontairement minorées, tandis qu’Albrecht se montre plus intéressant dans les passages lents, où son jeu respire davantage. Le public, un rien impatient, applaudit avant la fin du Rondo. Allegro conclusif, sous l’œil amusé du chef. L’assistance se régale ensuite de la rare Promenade musicale en traîneau de Léopold Mozart, avec des grelots et hennissements de cheval inattendus. Le carillon (glockenspiel) fait son retour pour donner une coloration savoureuse à la partition, avant qu’un bis, le Finale de la Vingt‑huitième Symphonie de Wolfgang, ne vienne conclure cette copieuse soirée.

lundi 13 octobre 2025

« Cendrillon » de Gioachino Rossini - Julien Lubek et Cécile Roussat - Opéra de Versailles - 11/10/2025

Parmi les spectacles phares de la saison versaillaise, Cendrillon (1817) de Rossini fait un retour attendu dans sa version française de 1868 : à l’Opéra royal, voilà un nouveau trésor du répertoire lyrique mis à l’honneur dans la langue de Molière, après deux productions mozartiennes consacrées à La Flûte enchantée en 2020 (disponible en disque et en streaming), puis à L’Enlèvement du sérail l’an passé (à retrouver en disque et DVD).

Directeur de Château de Versailles Spectacles depuis 2007, Laurent Brunner n’hésite pas à casser ce tabou bien français consistant à préférer systématiquement les versions originales, alors que les traductions étaient encore en vogue jusque dans les années 1970 dans tout l’Hexagone, ce qui permettait à un large public, notamment aux « primo‑accédants », de profiter de toutes les subtilités du livret. S’il est vrai que le confort du surtitrage a permis aux versions originales de s’imposer durablement, il faut reconnaître que les allers‑retours entre les écrans et la scène ne favorisent pas une concentration optimale sur les péripéties, surtout pour les spectateurs moins habitués à cette gymnastique. On notera par ailleurs que les pays germaniques n’ont jamais renoncé aux traductions pour les ouvrages comiques, comme on a pu le constater maintes fois, y compris pour des maisons d’opéra de premier plan, à Francfort (voir notamment Mascarade en 2021 et Les Brigands en 2021) ou à Berlin (voir La Belle Hélène en début d’année). Dans le même esprit, l’Opéra Comique à Paris proposera en avril prochain une version française très attendue de Lucie de Lammermoor de Donizetti, avec Sabine Devieilhe dans le rôle‑titre.

A Versailles, la distribution entièrement francophone joue aussi la carte du prestige avec rien moins que Gaëlle Arquez en Cendrillon : on ne présente plus la carrière internationale de la mezzo‑soprano originaire de Saintes, qui s’illustre ici par ses qualités de souplesse dans les phrasés, entre beauté suave des graves et mise en valeur d’une variété de couleurs. Seules les accélérations périlleuses de Rossini la mettent quelque peu en difficulté dans la nécessaire diction, à l’instar de la plupart de ses partenaires, à l’exception notable de l’admirable Jean‑Gabriel Saint‑Martin. Entre qualités dramatiques et projection insolente, le baryton rivalise d’énergie et de roublardise pour imposer un valet désopilant, qui vole la vedette à son prince, interprété par le pourtant expérimenté Patrick Kabongo. Invité régulier du festival Rossini de Bad Wildbad (voir récemment encore pour Le Comte Ory), le ténor français originaire du Congo impressionne une nouvelle fois par sa classe interprétative, tout particulièrement dans les effluves aériens de la seconde partie de soirée, où ses piani et ses qualités d’articulation en voix de tête font merveille. Il ne lui manque qu’un rien de puissance dans les ensembles et face à l’orchestre pour pleinement nous emporter.

Parmi les découvertes bienvenues, Alexandre Adra (né en 1998) s’épanouit dans le rôle du père ridicule : ce jeune membre de l’Académie de l’Opéra royal a toutefois encore à progresser dans l’outrance comique attendue, à l’instar de Gwendoline Blondeel (Eléonore) et Eléonore Pancrazi (Isabelle), trop portées sur le « beau chant ». Enfin, la grande satisfaction de la soirée revient à la prestation superlative d’Alexandre Baldo (Fabio), lauréat du Concours Talents Adami Classique en 2023 : entre maîtrise du souffle et de la prononciation, sans parler de la facilité de projection, chacune de ses interventions fait mouche, donnant beaucoup de crédibilité à son rôle de « Monsieur Loyal », tour à tour bienveillant et facétieux. Assurément un artiste à suivre.
 
On retrouve à Versailles une production donnée par deux fois à Liège (en 2014 et 2019), que Laurent Brunner a eu l’idée opportune de reprendre pour le public francilien, à l’instar d’autres spectacles comiques dans le passé (notamment Don Quichotte chez la duchesse de Boismortier, d’abord créé à Metz en 2015). Ce projet consiste à faire appel à nouveau au duo composé de Julien Lubek et Cécile Roussat, qui a fait rire plusieurs fois le public versaillais avec ses productions baroques (voir notamment Didon et Enée en 2015). Le pari est tenu face à une salle comble, étonnée par l’apport d’une troupe d’acrobates-danseurs entourant le personnage de Fabio, qui agit comme autant de bonnes fées pour l’héroïne, tout au long de l’action. Tels des explorateurs farfelus venus du futur pour nous raconter un conte bien connu (dont la version italienne diffère pourtant grandement du récit de Perrault), la troupe rivalise de gesticulations tantôt burlesques et poétiques, en un comique joyeux et bon enfant. Il faut évidemment se souvenir de l’enfant qui sommeille en nous pour se divertir de cet art sans prétention, émaillé de plusieurs surprises scénographiques.
 
Outre la prestation de bonne tenue du Chœur de l’Opéra Royal, l’Orchestre du même nom confirme qu’il est devenu un ensemble de qualité, depuis sa formation il y a six ans pour Les Fantômes de Versailles et les nombreuses tournées à l’étranger, de la Chine aux Etats‑Unis. A la baguette, Gaétan Jarry donne une leçon d’équilibre et de rebond rythmique parfaitement maîtrisée, conférant à son Rossini une vitalité enthousiasmante.

lundi 6 octobre 2025

« Satyagraha » de Philip Glass - Lucinda Childs - Opéra de Nice - 05/10/2025

Parmi les opéras inspirés par l’Inde au XXe siècle, tels que Sita de Holst (voir à Sarrebruck l’an passé) et surtout Padmâvatî de Roussel (voir à Paris en 2008), Satyagraha (1980) voit son aura grandir sur toutes les scènes lyriques, y compris dans notre pays, longtemps réfractaire au courant minimaliste. La renommée de son compositeur Philip Glass (88 ans) s’appuie sur une carrière prolifique en de nombreux domaines, des symphonies aux musiques de film (dont The Hours en 2002), tout en restant ornée des premiers succès opératiques de la trilogie des années 1970 dédiée à des portraits de personnages célèbres : Satyagraha (1980) en constitue le deuxième volet indépendant, après Einstein on the Beach (1976) et Akhenaton (1983). L’Opéra de Nice a déjà présenté l’ouvrage consacré au célèbre pharaon en 2020, pendant la pandémie, avant de poursuivre aujourd’hui avec la figure de Gandhi.

On retrouve pour ces deux productions une figure emblématique en la personne de la chorégraphe Lucinda Childs, qui a participé à la création d’Einstein on the Beach, en tant que coauteur et interprète. C’est donc là une caution de choix pour cette artiste proche de Glass par son art tout aussi économe, entre gestes répétitifs et harmonieux, qui s’insèrent parfaitement dans l’ambiance hypnotique à l’œuvre ici. La danse ne prend jamais le pouvoir, en incluant les chanteurs dans les mouvements, tout en jouant sur la géométrie et les volumes (avec une plateforme à deux niveaux sur scène, ainsi qu’une passerelle devant l’orchestre). Alternant processions et rituels, les interprètes chantent à différents endroits de la salle, en embrassant ainsi la totalité de l’espace, à l’instar des vidéos omniprésentes d’Etienne Guiol : ces dernières impressionnent durablement, du fait de leur projection bien au‑delà de la scène, sur les balcons et sur le plafond de l’élégante salle de l’Opéra de Nice.

Il est d’ailleurs à noter que le directeur, Bertrand Rossi, a eu la bonne idée de faire appel à cet artiste formé à l’école de dessin Emile Cohl pour créer un spectacle immersif à 360°, appelé « Une journée à l’Opéra » et créé pendant l’été 2025. La concomitance de ces deux projets explique la qualité exceptionnelle des projections, qui plongent le spectateur en un envoûtement permanent, faisant la part belle aux motifs géométriques comme à l’écriture en sanskrit (la langue des textes sacrés hindous, choisie par Glass pour les parties chantées). Le spectacle refuse de se plier à une narration trop explicite au niveau visuel (à l’exception de barreaux de prison projetés pendant l’épisode de l’enfermement de Gandhi en Afrique du Sud), laissant l’auditeur se concentrer sur le texte, entre profondeur poétique, religieuse et philosophique.

Face à cet ouvrage moins spectaculaire par rapport aux deux autres de la trilogie, le chef français Léo Warynski joue la carte de la lisibilité et de la transparence des textures, dans une parfaite mise en place. On aimerait toutefois davantage de caractère, ici et là, pour faire vivre d’une plus grande intensité les infimes subtilités des phrasés mouvants de Glass. Il se rattrape quelque peu lors des passages plus expressifs au II, où ses tempi allants évitent tout pathos. Le Philharmonique de Nice se montre quant à lui à la hauteur de l’événement, à l’instar du très sollicité Chœur de l’Opéra de Nice, admirable de précision et d’engagement.

Le plateau vocal doit beaucoup à la prestation toute de mesure et d’équilibre de Sahy Ratia, qui porte la déclamation de Gandhi sans ostentation, avec une confiance sereine adaptée au personnage. Son timbre clair et son émission souple l’aident beaucoup dans cette optique, en lien avec les intentions spirituelles de l’ouvrage. On aime aussi les couleurs et les graves bien articulés de Karen Vourc’h, à l’inverse d’une Melody Louledjian trop sonore par rapport à ses partenaires. Le reste de la distribution montre une belle homogénéité, très applaudi en fin de soirée par le public, à juste titre ravi par cette production mémorable.