samedi 7 juin 2025

« Requiem » de Gaetano Donizetti - Speranza Scappucci - Festival de Saint-Denis - 05/06/2025

 

Pour sa cinquante-septième édition, le Festival de Saint-Denis poursuit son exploration originale du répertoire classique, en proposant des ouvrages méconnus tels que le drame sacré Le Devoir du premier commandement (une œuvre de jeunesse de Mozart composée en 1767) ou le rare Requiem (1835) de Donizetti. Il faut semble‑t‑il se tourner vers la Basilique pour entendre cette messe des morts, déjà donnée en 2016 sous la baguette de Leonardo García Alarcón, dans une version volontairement « chambriste ».

Cette année, les forces conséquentes de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France (ONDIF) et du Chœur de l’Orchestre de Paris (une centaine de choristes) permettent de retrouver les couleurs originelles de cette œuvre inachevée, qui n’a pas été publiée du vivant de Donizetti. Composé pour honorer la mort de son rival et ami Bellini, ce Requiem surprend par son inspiration inégale, qui se trouve toutefois rehaussé par la direction intense de Speranza Scappucci. C’est peu dire que la cheffe italienne croit en sa valeur, en cherchant à unifier les incessantes variations d’atmosphère par son attention aux transitions. Tout l’équilibre de l’ouvrage repose sur la narration, exposée avec un sens de la respiration et des nuances, qui fait tout le prix de cette interprétation. Les forces de l’ONDIF montrent une discipline toujours éloquente sous sa battue, faisant ressortir plusieurs détails dans les piani, tandis que les tempi mesurés se jouent admirablement du temps de réverbération de l’acoustique de la Basilique. On aime ainsi tout particulièrement le raffinement de plusieurs passages à l’orchestration originale, tel que l’Offertorio pour basse solo et... trombone.

Parmi les grandes satisfactions de la soirée, le Chœur de l’Orchestre de Paris donne du plaisir à force d’investissement et de maîtrise, particulièrement dans les passages fugués. Pour ce qui est des solistes, les voix de femmes sont étonnamment moins servies que les hommes, même si Alisa Kolosova parvient à se distinguer par son timbre de mezzo chaleureux et bien projeté. C’est évidemment en ce dernier domaine que Jean Teitgen domine, avec un sens de la ligne toujours noble. Vito Priante n’est pas en reste dans l’élégance, à l’instar des magnifiques piani de Bogdan Volkov, qu’on est heureux d’entendre dans une autre prestation que son rôle fétiche d’enfant autiste du Tsar Saltane (voir récemment encore à Madrid).

dimanche 25 mai 2025

« La Flûte enchantée » de Mozart - Mathieu Bauer - Angers Nantes Opéra - Théâtre Graslin à Nantes - 24/05/2025

 

Dix ans après la reprise du spectacle de Patrice Caurier et Moshe Leiser, Angers Nantes Opéra s’offre une nouvelle production de La Flûte enchantée. Déjà présentée à Rennes début mai, cette proposition imaginée par Mathieu Bauer, dont c’est la deuxième incursion dans le domaine lyrique après The Rake’s Progress de Stravinski (toujours à Rennes, en 2022), émerveille par sa fantaisie lumineuse : en plongeant l’auditeur dans les mystères d’une fête foraine au charme d’antan, le récit s’entremêle dans les méandres des différents manèges, en un décor unique revisité avec brio.

Le metteur en scène français Mathieu Bauer (né en 1971), directeur du Théâtre de Montreuil entre 2011 et 2022, poursuit son exploration du répertoire lyrique avec bonheur, lui a qui a toujours montré une propension à inclure la musique dans ses pièces de théâtre, en n’hésitant pas à jouer de la batterie dans la plupart de ses spectacles. Si la partition de Mozart n’offre guère l’opportunité d’inclure de telles audaces, ce dont les puristes ne se plaindront guère, c’est davantage du côté théâtral que Bauer s’exprime, en cherchant à rendre plus lisible le récit, aux nombreux personnages. L’idée de présenter chacun d’entre eux au début, via le personnage de Sarastro transformé en maître de cérémonie, permet ainsi une meilleure compréhension pour le profane, tandis que le dévoilement de l’ensemble des éléments scénographiques incite à mettre à distance les artifices de la scène et mieux se concentrer sur le texte.


On se régale de la finesse et de la malice de chaque détail du décor, exploré par les personnages tout du long, tout autant que des costumes décalés, qui rendent hommage aux années 1960‑1970 (façon hôtesses de l’air pour les trois Dames ou membres du vaisseau Star Trek pour les religieux). Bauer évite de démêler les allusions maçonniques, souvent évoquées dans le double récit initiatique de Tamino et Papageno, pour privilégier une sorte d’ambiance rêveuse et bon enfant, dont l’issue favorable ne fait aucun doute. Dans cette optique, tout aspect manichéen est minoré, pour brosser le profil de méchants délicieusement inoffensifs, aux maladresses burlesques et attachantes (au début du II notamment). Bauer a aussi la bonne idée de développer la scène d’ivresse de Papageno, osant des allers‑retours savoureux dans les dialogues en français et allemand. Outre quelques clins d’œil poétiques lors d’une chorégraphie façon boîte à musique, on aime la fin en forme de concorde entre tous les personnages, chœur compris, comme si la multiplicité des trajectoires possibles pour réussir sa vie se voyait conciliée, sans privilégier celle du philosophe Tamino ou du terrestre Papageno.


Outre le plaisir visuel, la réussite du spectacle vient du plateau vocal de tout premier plan réuni à Nantes, autour de chanteurs d’une jeunesse vocale rayonnante. Ainsi d’Elsa Benoit, qui donne à sa Pamina toute l’aisance de phrasés raffinés et aériens, d’une homogénéité admirable sur toute la tessiture. On aime aussi la superbe Reine de la nuit de Lila Dufy, d’une élégance de ligne toute aussi prenante, entre souplesse et rondeur d’émission, sans jamais donner l’impression de forcer. C’est précisément en ce dernier domaine que Maximilian Mayer (Tamino) déçoit dans l’aigu, tout en se montrant très solide par ailleurs. On lui préfère toutefois le Papageno déchirant d’humanité de Damien Pass, véritable révélation de la soirée. Son aisance scénique donne beaucoup de crédibilité à son personnage mi‑adolescent, mi‑enfant, au ton toujours juste. Quel bonheur, aussi, de se délecter de la noblesse de ligne de Nathanaël Tavernier (Sarastro), au timbre suave et parfaitement projeté. Outre la délicieuse Amandine Ammirati (Papagena), Benoît Rameau s’impose dans son rôle trouble de Monostatos, à l’instar du Chœur de chambre Mélisme(s), toujours très impliqué.

Malgré quelques verdeurs en tout début d’Ouverture, l’Orchestre national de Bretagne se chauffe peu à peu pour épouser la vision chambriste du jeune chef québécois Nicolas Ellis (né en 1991), entre fluidité des transitions et mise en valeur du plateau vocal. Il faut courir applaudir ce spectacle très réussi en salle ou en plein air, qui sera retransmis gratuitement le mercredi 18 juin prochain sur pas moins de quatre‑vingt‑cinq écrans de l’ouest de la France jusqu’en Allemagne (à Sarrebruck).

jeudi 22 mai 2025

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Krzysztof Warlikowski - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 21/05/2025

Il n’est finalement pas beaucoup d’occasions d’entendre à Paris l’un des plus beaux ouvrages lyriques de Richard Strauss, Le Chevalier à la rose : en dehors de la production d’Herbert Wernicke présentée à de nombreuses reprises à l’Opéra Bastille ces dernières années, le Théâtre des Champs-Elysées avait accueilli en 2009 une version de concert dirigée par rien moins que Christian Thielemann, avec Renée Fleming dans le rôle de la Maréchale.

Place cette fois au trublion polonais Krzysztof Warlikowski (né en 1962), qui s’offre une nouvelle bronca au moment des saluts, face à un public divisé sur l’appréciation de sa mise en scène. Fallait-il pour autant se laisser aller à foncer tête baissée vers le chiffon rouge tendue par le Polonais, aux provocations nombreuses mais jamais gratuites ? L’un des partis-pris du spectacle consiste ainsi à représenter le personnage d’Octavian en femme, dès le début du I : c’est là une manière de jouer sur les ambiguïtés de Strauss et son librettiste, capables de confier ce rôle à une mezzo-soprano en travesti, là où le choix d’un ténor léger aurait pu aisément s’imposer. Dès lors, les amours lesbiens de la Maréchale s’épanouissent pendant l’interlude, lors d’une vidéo explicite sur leur relation. Si l’idée apporte une certaine confusion pour le profane, en difficulté pour comprendre les enjeux du livret, elle ne séduit pas davantage un public déjà connaisseur de l’ouvrage, tant cette modification apporte peu, en dehors d’une actualisation contemporaine sur l’identité de genre.


Une autre idée de Warlikowski consiste à réduire la fascination pour le personnage de la Maréchale, dont la hauteur de vue finale ne doit pas faire oublier son côté sombre, entre adultère et penchants pédophiles (Octavian n’a que 17 ans). Les dernières projections vidéo, où on voit l’épouse retrouver son mari âgé, nous montrent le dur retour pour affronter la banalité du quotidien, loin de toute échappatoire. Dans le même temps, le ridicule du personnage d’Ochs (proche du Falstaff de Verdi) est ici minoré, tout en lui adjoignant un valet noir omniprésent et farfelu, volontiers danseur à ses heures. Si les notes d’intention de la mise en scène évoquent la question du racisme, la réalisation visuelle qui en est proposée au spectateur n’est pas claire.

Afin de pallier le statisme de l’action aux deux premiers actes, la scénographie somptueuse élaborée par Małgorzata Szczęśniak nous plonge dans une reproduction du Studio de la Comédie des Champs-Elysées (230 places), construit en 1913, soit deux ans après la composition du Chevalier à la rose. C’est là un prétexte pour transposer le récit dans l’univers arty de la Belle Époque, au chic superficiel et assumé, volontiers excentrique. Les costumes, également conçus par Szczęśniak, impressionnent par leur inventivité délirante, entre strass, paillettes et couleurs improbables.  Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de meubler quelques temps morts, il renforce aussi le livret sur les artifices de l’apparence, autour d’une direction d’acteurs admirablement soutenue. On notera enfin que Warlikowski évite certaines provocations souvent mal comprises (le recours aux piscines ou latrines par exemple), tout en distillant quelques détails troublants (ne faut-il pas voir dans le sweat-shirt Mickey une allusion au scandale provoqué en 2009 à Bastille pour Le Roi Roger de Szymanowski ?). Enfin, le Polonais ose quelques traits d’humour inhabituels, tel que le paquet de mouchoirs envoyé aux tourtereaux en fin de spectacle, comme une forme d’invitation à profiter d’un amour possiblement éphémère.

Face à cette mise en scène parfois confuse mais toujours passionnante, le public réserve un accueil chaleureux au plateau vocal, parmi les meilleurs du moment. Ainsi du vétéran Peter Rose, qui apporte toute sa science de la ligne pour donner à son Ochs des trésors de raffinement, sans jamais surjouer le côté comique, malgré quelques approximations au niveau de la justesse, notamment pour conclure le II. On aime plus encore la Maréchale d’une élégance suprême de Véronique Gens, qui fait oublier une puissance réduite dans les ensembles, par son amour des mots, toujours sculptés avec éloquence et précision. Jean-Sébastien Bou n’est pas en reste en Faninal, en donnant beaucoup de plaisir par son engagement sans ostentation, d’une grande justesse dramatique. La jeunesse vocale rayonnante de Niamh O’Sullivan dévoue à son Octavian des couleurs splendides sur toute la tessiture, autour d’une projection charnue. On se régale aussi de la Sophie de Regula Mühlemann, au timbre délicieusement orné dans les aigus, tout en offrant une belle présence scénique. Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à l’instar du superlatif Francesco Demuro en chanteur italien ou du solide commissaire de Florent Karrer.

On ne saurait non plus imaginer un Chevalier à la rose réussi sans un chef à la hauteur, ce dont s’acquitte Henrik Nánási : à la tête d’un Orchestre national de France admirable de couleurs (au niveau des vents surtout), le Hongrois se joue des variations d’atmosphère avec un sens des transitions fluide et félin. Du grand art pour cet ouvrage délicieux, que l’on se plait toujours à retrouver, qui plus est dans l’écrin idéal du Théâtre des Champs-Elysées.

mardi 13 mai 2025

« Giuditta » de Franz Lehar- Opéra national du Rhin à Strasbourg - 11/05/2025

Directeur général de l’Opéra national du Rhin depuis 2020, Alain Perroux créé une nouvelle fois l’événement en montant Giuditta (1934), une rareté jamais présentée en Alsace : l’ultime ouvrage lyrique de Franz Lehar émerveille par son inspiration crépusculaire, d’un raffinement orchestral proche de son ami et rival Puccini, sans parler de l’inventivité mélodique toujours aussi étourdissante. La production joyeusement loufoque imaginée par Pierre-André Weitz n’atteint pas au même génie, loin s’en faut, mais préserve l’essentiel par ses qualités scénographiques.

Tout dernier maître de l’opérette viennoise, Franz Lehar (1870-1948) a fait sa célébrité des rythmes de valse revisités à l’envie, avec une imagination jamais prise en défaut. Trop souvent réduite en France à son chef d’oeuvre La Veuve joyeuse (1905), la musique de Léhar a su progressivement évoluer vers davantage de profondeur, osant en fin de carrière des livrets à l’issue malheureuse, comme c’est le cas pour Giuditta. Promis à une inédite et prestigieuse création par l’Opéra de Vienne, cet ouvrage figure parmi les plus ambitieux de son auteur, ce qui explique pourquoi Lehar a travaillé son orchestration dans les moindres détails, offrant des harmonies mouvantes et chatoyantes, d’une superbe variété. Le livret, malgré ses aspects bavards, inspire le compositeur par l’évocation d’atmosphères locales au parfum truculent, du sud de l’Europe aux confins de la méditerranée. Il est à noter que la version française, ici présentée, modifie le nom des personnages comme des lieux représentés, qui nous transportent du midi français au Yemen, en passant par le Maroc.

Adapté du film Coeurs Brûlés (1930), avec Marlene Dietrich et Gary Cooper, le livret navigue entre plusieurs contrées comme un roman d’aventures, prétexte à une coloration délicieuse de l’action, admirablement rendue par le chef Thomas Rösner (né en 1973). En maître des transitions, l’Autrichien se joue des ambiances foraines initiales, avant d’embrasser les parfums orientaux d’une sensualité féline, sans parler des dernières scènes de cabaret, tout aussi pittoresques dans leur évocation. Si Lehar garde toujours le cap d’une bonne humeur revigorante, à rebours d’un livret plus mélancolique, il sait toutefois offrir quelques scènes d’une hauteur d’inspiration tendre et désabusée, à l’instar des solos réservés à Octavio. 


La mise en scène de Pierre-André Weitz, plus connu comme scénographe habituel d’Olivier Py, déçoit par sa conception trop tournée vers l’évocation visuelle, des cartes postales exotiques aux ambiances festives, à l’énergie roborative. Le recours omniprésent à la farce, surtout pour les seconds rôles, tourne en rond à force d’outrance et d’exagération, sans parvenir à faire rire. La direction d’acteur ne trouve jamais le ton juste entre caricature et cabotinage, à l’image de la tonitruante comédienne Sissi Duparc, faisant passer au second plan les interrogations liées aux amours contrariés de Giuditta et Octavio. On pense ainsi au retournement soudain de Giuditta à la fin du troisième tableau, lorsque l’héroïne se met à danser après avoir été délaissée par son promis dans le désert : aucune amertume ou ambivalence ne vient nuancer l’acceptation de l’échec de sa relation trop fusionnelle, ni souligner l’avènement de sa nouvelle carapace, celle d’une femme désormais fière de sa liberté chèrement acquise.  

Peu aidée par cette mise en scène qui laisse les chanteurs à eux-mêmes dans des situations redondantes, Melody Louledjian (Giuditta) peine à rendre crédible l’évolution de son personnage, de la beauté initialement prisonnière de son mari vieillissant à l’égérie de cabaret, désormais forte de sa célébrité. Vocalement, sa présence manque de charisme pour faire oublier un médium insuffisamment audible. Fort heureusement, la chanteuse française d’origine arménienne assure l’essentiel par ses phrasés à la ligne toujours bien dosée. On préfère toutefois le chant incarné de Thomas Bettinger (Octavio), qui perd en substance dans les hauteurs de l’aigu, mais parvient à toucher au cœur par sa sincérité dans les passages doux-amers. Habituellement plus à l’aise, Sahy Ratia (Séraphin) ne parvient pas à s’imposer dans un rôle en grande partie comique, qui demande un débit à la diction millimétrée. Sa voix trop blanche et son manque de graves sont particulièrement préjudiciables dans ses duos avec la lumineuse Sandrine Buendia (Anita), aux phrasés mordants et bien projetés. L’expérience de la soprano française acquise dans le domaine de l’opérette avec les Frivolités parisiennes (notamment dans Normandie de Misraki en 2019) est un atout indéniable et immédiatement audible. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, même si la tendance au surjeu, évoquée plus haut, reste palpable, y compris pour des interprètes aussi rompus au genre que l’excellent Rodolphe Briand. Avec l’orchestre, l’autre grand motif de satisfaction vient du Chœur de l’Opéra national du Rhin, toujours aussi parfait de précision et d’engagement.

samedi 10 mai 2025

« Le Conte du Tsar Saltane » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Teatro Real à Madrid - 08/05/2025

 

L’une des plus belles productions de Dmitri Tcherniakov fait étape au Teatro Real de Madrid pour fêter le 225e anniversaire de la naissance de Pouchkine : après Bruxelles en 2019, puis Strasbourg en 2023, Le Conte du Tsar Saltane (1900) de Nikolaï Rimski-Korsakov s’offre une première de l’ouvrage dans la capitale espagnole, en forme de triomphe public amplement mérité.

Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov frappe fort avec ce spectacle, au moins aussi marquant que son autre grande réussite, le doublé Iolanta/Casse-Noisette créé à l’Opéra de Paris en 2016 ; en adaptant l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Rimski-Korsakov, jamais plus inspiré que dans le domaine du merveilleux, Tcherniakov enrichit le livret d’une manière audacieuse, en faisant du Prince Guidon une sorte d’autiste traumatisé par l’exil injuste subi par sa mère. Raconté par la Reine, le conte prend une dimension autrement plus actuelle, en donnant une distanciation sur les événements, tout autant qu’un éclairage sur l’impossibilité du fils à affronter la réalité, trop dure pour lui. Le refuge dans le monde des contes devient alors une sorte de béquille de survie, à la fois salvatrice et « enfermante ». Les allers-retours constants entre le texte non modifié du livret et cette nouvelle histoire, seulement montrée, se jouent de tous les artifices : la direction d’acteur inventive oppose ainsi l’univers des contes, aux postures volontairement caricaturales, à la réalité plus cruelle du monde ordinaire. Le recours surprenant à la vidéo, autour des dessins réalisés par Tcherniakov et animés avec une maestria sans artifices inutiles, donne également un intérêt soutenu au spectacle, dont chaque scène trouve un double regard toujours passionnant.

Le public madrilène, d’une concentration manifeste pour découvrir ce chef d’oeuvre, ne s’y trompe pas et fait un accueil enthousiaste à la musique de Rimski-Korsakov, qui varie les atmosphères d’une inspiration mélodique étourdissante, du célèbre vol du bourdon aux effluves aériennes de la Princesse-Cygne. Le Russe fait aussi l’étalage de ses qualités d’orchestrateur dans les différents passages à la gloire du souverain, tout autant que lors des scènes de célébration populaire, aux choeurs admirables de cohésion à Madrid. On aime aussi l’attention du chef Ouri Bronchti à ne pas couvrir le plateau, entre allègement des textures et mise en valeur des détails de la partition. Si le tempo est parfois un peu trop lent, notamment dans les parties dévolues au merveilleux ou à l’ivresse marine, le parti-pris fonctionne bien tout du long, grâce à l’engagement sans faille des musiciens, admirables dans la fluidité des transitions.

Le plateau vocal se montre d’un haut niveau, en étant pratiquement identique à celui de la création bruxelloise, à quelques exceptions près. Ainsi de Nina Minasyan, qui se distingue dans le rôle de la Princesse-Cygne par ses aigus rayonnants et agiles, même si elle se montre moins convaincante dans les accélérations, notamment dans les trios avec Guidon et sa mère. A ses côtés, Ante Jerkunica (Saltane) montre quelques faiblesses dans les hauteurs de la tessiture, un rien arrachée, mais fait montre de sa grande classe interprétative par ailleurs. C’est en ce dernier domaine que Svetlana Aksenova (La Tsarine Militrissa) donne le meilleur, alors que la voix s’est un peu durcie avec les années. Rien de tel pour Bogdan Volkov, qui s’épanouit sans difficultés apparente sur toute la tessiture, tout en habitant son personnage d’une aura intrigante et toujours stimulante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, à l’instar de la Babarikha très incarnée de Carole Wilson ou du haut en couleurs Evgeny Akimov (Le Vieil Homme). Assurément un superbe plateau vocal pour un spectacle qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir, comme en témoignent plusieurs yeux encore embués par tant d’émotions, à la sortie du spectacle.

dimanche 27 avril 2025

Concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France - Beatrice Rana - Philharmonie de Paris - 25/04/2025

Beatrice Rana

Après dix ans passés à la tête du Philharmonique de Radio France, Mikko Franck (né en 1979) passe la main à la fin de la saison : d’ici fin juin, il faut donc profiter des derniers concerts pour célébrer le grand répertoire symphonique avec ce chef toujours attentif à faire ressortir le moindre détail d’orchestration, en un sens des équilibres jamais pris en défaut.

En cela, il forme un partenaire idéal avec la pianiste italienne Beatrice Rana (née en 1993), sur la même longueur d’onde pour interpréter le Premier Concerto pour piano (1875, révisé en 1889) de Tchaïkovski. Aucune emphase inutile ne vient marquer l’introduction du thème initial majestueux, à juste titre parmi les plus célèbres de son auteur : le piano d’une grande lisibilité de Beatrice Rana se permet des variations d’intensité entre les passages en tutti avec l’orchestre et les parties plus apaisées, faisant valoir un toucher d’une parfaite maîtrise. La pianiste italienne sait où elle va, autour d’une myriade de nuances, admirablement soutenues par un Mikko Franck méticuleux face aux variations de tempi. La fougue romantique est laissée de côté, afin de privilégier des phrasés d’une sensibilité sans mièvrerie, d’une grâce et d’une légèreté diaphane dans l’Andantino (le plus réussi des trois mouvements). La pianiste s’efface alors pour laisser le premier rôle aux superbes vents du Philharmonique, notamment l’entrée de la flûte aérienne au début. Le piano félin de l’Italienne effleure à peine les touches en des phrasés rapidissimo, d’une étonnante vivacité. La transition avec l’Allegro conclusif surprend plus encore avec des cordes volontairement appuyées en contraste, tandis que le lyrisme tchaïkovskien parcourt tout l’orchestre en une virtuosité jamais prise en défaut. En bis, Beatrice Rana reste sur les mêmes cimes, en empruntant des tempi toujours aussi vifs pour révéler une Étude pour les huit doigts de Debussy, puis en détaillant davantage les méandres envoûtants de la Romance sans paroles n° 4 op. 85 de Mendelssohn.

Après l’entracte, l’atmosphère s’assombrit irrémédiablement dès les premières mesures de la Dixième symphonie (1953) de Chostakovitch, entonnées par les cordes seules. L’ambiance dépouillée trouve un point d’orgue impressionnant dans le premier tutti, avant que le champ de ruines ne retrouve sa place initiale. L’alternance de passages immobiles et mornes avec des fracas guerriers d’une haute intensité fait le lien entre les Septième et Huitième symphonies, composées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Désormais débarrassé de Staline, Chostakovitch peut retrouver son style volontiers mélancolique, loin des ouvrages de commande plus convenus, qui lui ont valu de retrouver les faveurs du régime totalitaire, notamment l’oratorio Le Chant des forêts (1949). La direction admirable de précision de Mikko Franck joue quant à elle la carte d’une expressivité sans ostentation, mettant en avant les couleurs individuelles, notamment dans la fin superbe du mouvement, d’une douceur énigmatique aux piccolos.

L’allant rythmique virtuose du bref Allegro donne ensuite envie de bondir de son siège pour embrasser l’énergie libératrice des tensions précédentes. Pour autant, Mikko Franck parvient à faire ressortir quelques détails sans nuire à l’élan narratif, avant une conclusion volontairement abrupte. Le délicieux Allegretto qui suit voit le chef finlandais à son meilleur, d’une finesse admirable dans l’élégance parfois orientalisante des variations d’atmosphère. Les interventions lunaires du premier cor solo donnent à ce mouvement, sans doute le plus original de la Symphonie, une modernité bienvenue dans ses répétitions intrigantes. Le Finale en deux parties imprime un climat d’attente et d’étrangeté dans sa longue introduction en forme d’Andante, au début redoutable au hautbois. Un thème plein d’entrain vient ensuite irriguer l’Allegro conclusif, un rien déstructuré dans la battue volontairement allégée de Mikko Franck, qui cherche à éviter toute effusion lyrique.

lundi 21 avril 2025

« Gypsy » de Jule Styne - Laurent Pelly - Philharmonie de Paris - 18/04/2025

Après Funny girl en 2019 au Théâtre Marigny, la musique de Jule Styne (1905-1994) fait son retour à Nancy, puis Paris, pour la création française de l’une des plus grandes réussites du genre, Gypsy (1959). On ne peut une fois encore que regretter l’absence d’un lieu permanent dédié au répertoire de la comédie musicale dans la capitale, comme ce fut le cas dans les années 2000 au Théâtre du Châtelet, sous la direction de Jean-Luc Choplin. Ce dernier assure aujourd’hui la programmation du Lido2, où plusieurs spectacles sont montés avec succès depuis deux ans (voir notamment A Funny Thing Happened on the Way to the Forum de Stephen Sondheim, en 2023).

Il faut donc se tourner vers la Philharmonie de Paris, dont la vocation n’est pourtant pas de monter des spectacles avec mise en scène, pour découvrir l’un des chefs d’oeuvre de Styne, au style jazzy étourdissant d’énergie rythmique, faisant valoir un sens du swing aussi cuivré que festif. Pour autant, le chef britannique Gareth Valentine sait faire ressortir une myriade de nuances dans les parties apaisées, afin de donner ses lettres de noblesse au genre, bien aidé en cela par un Orchestre de chambre de Paris en grande forme. On n’imaginait pas une telle affinité de cette formation avec cette musique enjouée et virevoltante. L’intense ovation finale réservées aux instrumentistes, présents sur scène pendant toute la soirée aux côtés des chanteurs, ne trompe pas sur la qualité décisive de l’accompagnement, à même de magnifier les qualités d’écriture de l’ouvrage. On se réjouit également de retrouver les dialogues finement ciselés de Stephen Sondheim (alors en début de carrière, après la réussite de West Side Story, en 1957) et légèrement écourtés par Agathe Mélinand. On passe aisément des dialogues en français aux numéros musicaux conservés en langue originale, avec des comédiens chanteurs aguerris à cette double exigence.

Le livret écrit par Arthur Laurents surprend tout aussi positivement, en proposant un récit très actuel, qui raconte la quête éperdue d’une mère pour rencontrer le succès artistique par procuration : n’hésitant pas à faire travailler ses deux filles dès leur plus jeune âge, dont Louise (future Gypsy), cette mère tyrannique et hystérique fascine par son énergie jusqu’au-boutiste, faisant d’elle le rôle central de l’ouvrage. Bâti sur les mémoires de l’artiste burlesque Gypsy, connue aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres pour ses talents de strip-teaseuse, cette comédie musicale constitue un biopic toujours passionnant à suivre dans ses moindres péripéties, des périodes initiales de galère aux scènes de cabaret savoureuses en deuxième partie, grâce à la musique délicieusement chaloupée de Styne.

Il fallait certainement une actrice hors norme pour endosser le rôle omniprésent de la mère abusive, ce que Natalie Dessay (Rose) relève haut la main : l’abattage scénique de la soprano reste un modèle du genre, qui compense quelques imperfections au niveau vocal, du fait d’une tessiture peu portée sur le grave. Les notes sont ainsi peu tenues, mais la Française assure l’essentiel, du fait de son formidable métier. On retrouve à ses côtés celle qui est également sa fille dans la vie, Neïma Naouri (Louise), qui fait valoir une jeunesse vocale rayonnante, aux phrasés admirables de raffinement. Medya Zana (June) n’est pas en reste dans la facilité et la souplesse des transitions, autour d’un joli brio scénique. On aime aussi le timbre profond de Daniel Njo Lobé (Herbie), même si l’interprétation est plus raide en comparaison. Rien de tel pour le superlatif trio des Hollywood Blonde, mené par une Barbara Peroneille, très en verve.

La mise en scène de Laurent Pelly, dont c’est là la première incursion dans la comédie musicale américaine, se joue des contraintes scéniques de la Philharmonie (pas de possibilité de décors) en mettant en avant les corps, des chorégraphies endiablées de Lionel Hoche aux éclairages baignés de pénombre de Marco Giusti. La carte de la finesse est toujours privilégiée, tout en donnant à l’alternance des saynètes une vitalité bienvenue, même si on aurait aimé une utilisation de la vidéo plus affirmée pour figurer les différents lieux. Quoi qu’il en soit, il faut aller voir ce spectacle merveilleux de bonne humeur, qui sera repris à Luxembourg, Caen ou Reims (dates non encore annoncées).

jeudi 10 avril 2025

« Les Contes de Perrault » de Félix Fourdrain - Valérie Lesort - Théâtre de l'Athénée à Paris - 08/04/2025

On ne saurait trop conseiller de se précipiter pour réserver ce spectacle en tout point réussi, donné en ce moment au Théâtre de l’Athénée, puis en tournée dans toute la France : plusieurs dates complémentaires seront bientôt annoncées sur le site des Frivolités parisiennes, afin de permettre au plus grand nombre de se replonger avec bonheur dans les contes bien connus de notre enfance.

La partition originale en quatre actes appartient au genre à grand spectacle de la féerie lyrique, dont les dimensions étendues et l’invention narrative ne la destinaient en rien au jeune public. Créés en 1913, Les Contes de Perrault bénéficient alors de moyens considérables en termes de décors et de costumes, à l’instar d’Offenbach dans les années 1870, du Roi Carotte (voir la production lyonnaise reprise en 2019) au Voyage dans la Lune (voir à Marseille en 2021). Alors au sommet d’une prolifique carrière en des genres variés, Félix Fourdrain (1880‑1923) surprend en se tournant vers une musique légère et virevoltante, admirablement orchestrée. Si le langage ne cherche pas à innover, en évoquant le raffinement harmonique de Massenet ou l’esprit piquant de Messager, le plaisir est toujours au rendez‑vous, du fait d’une inspiration mélodique exquise dans chacune des courtes vignettes proposées. Le site de référence de la comédie musicale ECMF permet d’écouter un enregistrement historique de la RTF, réalisé en 1952.

On doit à l’infatigable curiosité de Christophe Mirambeau, conseiller musical et artistique des Frivolités parisiennes, la résurrection de cet ouvrage au livret cocasse, qui mélange près d’une dizaine de contes célèbres pour inventer un pont inattendu entre eux, à la manière de la comédie musicale américaine Into the Woods (1986) de Stephen Sondheim. Si le récit élaboré n’atteint pas le même degré de profondeur que celui de Sondheim, il touche au but par sa fantaisie lumineuse et ses dialogues finement ciselés. S’il n’est pas nécessaire de réviser les contes pour apprécier le spectacle, la relecture préalable s’avère utile pour comprendre toutes les allusions distillées au fur et à mesure.


La difficulté de ce répertoire consiste à réunir des interprètes rompus au double exercice de l’excellence théâtrale et vocale, ce qu’y est ici réussi au‑delà de toutes espérances. Parmi les rôles très sollicités au niveau vocal, Anaïs Merlin se distingue par sa fraîcheur et son engagement éloquent, faisant valoir un timbre superbe et une émission aérienne. A ses côtés, Enguerrand De Hys n’est pas en reste, en montrant une nouvelle fois toute sa classe interprétative dans la diction millimétrée et la souplesse des changements de registre. Ancienne élève de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, Julie Mathevet ravit elle‑aussi par le raffinement de ses phrasés, très en phase avec son rôle de fée. Plus tonitruant et sonore, Romain Dayez fait valoir sa fantaisie débridée en Olibrius, à l’instar de la toujours hilarante Lara Neumann, en belle‑mère revêche et délicieusement vulgaire. Tout ce petit monde est admirablement dirigé par Dylan Corlay, qui n’a pas son pareil pour se jouer des incessantes variations d’atmosphère, sans jamais forcer le trait.

La mise en scène très visuelle de Valérie Lesort ravira petits et grands, en ce qu’elle joue avec les images colorées et tout en perspective d’un album « pop‑up ». Autant l’imagination délirante des costumes que la direction d’acteur « mécanique » ravissent tout du long, en occasionnant plusieurs surprises et gags savoureux. On se plonge avec délice dans ce retour volontiers régressif à l’enfance, enveloppé des musiques non moins irrésistibles du méconnu Fourdrain, que l’on voudrait ne jamais vouloir finir d’entendre. Une chose est sûre : il faut faire confiance au flair de Christophe Mirambeau et de l’ensemble Les Frivolités parisiennes, toujours à l’affut de truculentes curiosités du répertoire lyrique !

lundi 7 avril 2025

« Romeo + Julia » d'après Serge Prokofiev - Marcos Morau - Opéra des Flandres à Anvers - 05/04/2025

Plus grande compagnie de danse de Belgique, le Ballet des Flandres poursuit sa collaboration avec les chorégraphes majeurs de son temps, de Sidi Larbi Cherkaoui (voir L'Oiseau de Feu en 2017) à Anne Teresa de Keersmaeker (voir Mozart/Concert Aria's en 2022), en passant par Akram Khan (voir Giselle en 2018). Place cette fois au trublion catalan Marcos Morau (né en 1982), qui peine à donner un contenu porteur de sens à son spectacle, mais émerveille par son imagination visuelle d’une modernité toujours fascinante dans l’imbrication improbable des corps entremêlés.

Formé à Barcelone où il dirige sa propre compagnie "La Veronal", Marcos Morau a multiplié les récompenses prestigieuses, du Prix national de la danse en Espagne au titre de «Chorégraphe de l’année» décerné par le magazine allemand Tanz, l’an passé. Invité à l’Opéra de Lyon en 2022, il a proposé une adaptation pour le moins controversée de l’un des chefs d’oeuvre du répertoire, La Belle au bois dormant de Tchaïkovski : en réduisant l’ouvrage de moitié, Morau s’était permis de supprimer l’histoire originale et d’y adjoindre de (trop) nombreux bruitages électroniques. Ces derniers sont encore présents ici, entre prédominance du synthétiseur et basses assourdissantes, mais sont heureusement plus limités. Ces interruptions répétitives et anxiogènes apparaissent bien inutiles et prévisibles sur la durée, sans parvenir à faire oublier les regrettables coupures opérées sur la musique originale. Le choix de ne pas raconter l’histoire de Roméo et Juliette est également contestable, tant Morau peine à proposer une alternative lisible, se contentant de multiplier les scènes d’humiliation et de violence, sans dramaturgie élaborée. C’est là le principal écueil du spectacle, une nouvelle fois. 

On a beau se reporter au programme pour tenter de trouver un sens, l’effort est vain. On n’y trouve qu’un glossaire accumulant les raccourcis en forme d’images d’Epinal, censé guider le spectateur dans le cauchemar proposé. Il faut donc lâcher prise de ce point de vue pour pleinement apprécier le spectacle, aux qualités plastiques bien réelles. Morau a ainsi l’idée de nous plonger dans un décor et des costumes en noir et blanc d’une beauté intemporelle, en renouvelant les cadrages au gré de l’évolution des courtes saynètes finement ciselées par Prokofiev. La pénombre envoûtante permet de distinguer les corps virevoltant en des gestes souvent saccadés, jouant sur les mouvements des bras et de la tête, à rebours d’une vision classique de la danse. Les costumes permettent de rompre avec les repères habituels entre les sexes (les hommes étant souvent affublés de robes), tandis que la coloration générale sombre ne cherche pas à distinguer les deux camps en présence, entre Capulet et Montaigu. L’ajout de deux personnages juvéniles reste énigmatique, au-delà d’une vision convenue de l’innocence prêtée à l’enfance, sans lien avec le destin de Roméo et Juliette. Outre plusieurs cris, les danseurs se prêtent souvent à des rires obsessionnels, là aussi incompréhensibles au niveau dramaturgique, et finalement agaçants. Les images de rituels ou de rites d’initiation autour d’un immense brasier sont plus réussies, à l’instar des mouvements autour du podium et du plateau tournant, mêlées à une utilisation astucieuse des costumes (notamment les grandes robes rigides cachant les pieds).

On ressort de ce spectacle avec la sensation d’avoir assisté à une proposition d’une modernité frappante au niveau visuel, mais qui s’en tient là, sans s’intéresser au fond. Puisse Morau enfin s’intéresser au sens, au-delà de quelques vignettes aussi superbes que superficielles, bien éloignées des grands mythes auxquels il ose se confronter. Reste l’exécution proprement dite au niveau chorégraphique, en tout point remarquable de cohésion, et d’autant plus impressionnante qu’elle demande un engagement physique de chaque instant, où le groupe ne semble parfois plus faire qu’un. L’autre motif de satisfaction vient de la direction musicale du chef britannique Gavin Sutherland (né en 1972), très attentif à la narration, qui porte le drame de toute sa classe interprétative.

lundi 31 mars 2025

« La forza del destino » de Giuseppe Verdi - Ersan Mondtag - Opéra de Lyon - 30/03/2025

 

Aux côtés de la création mondiale de L’avenir nous le dira de Diana Soh et de la première lyonnaise de 7 minutes de Giorgio Battistelli, créé en 2019 à Nancy, le festival annuel d’opéras de l’ancienne capitale des Gaules fait la part belle à l’un des titres les plus fameux de Verdi, La Force du destin (1862). Le principal motif de curiosité de cette nouvelle production consiste à découvrir plus avant le travail de l’un des trublions de la mise en scène en Allemagne, Ersan Mondtag, également chargé des décors.

Loin de son image de provocateur exubérant, forgée lors de ses premiers essais lyriques (voir notamment Le Lac d’argent de Weill en 2021 à Gand, puis à Nancy l’an passé), Mondtag se montre ici inhabituellement sage, en dehors d’une scénographie insistant sur la mort omniprésente pendant tout l’opéra. Le décor spectaculaire aux nombreux crânes amoncelés évoque ainsi une entrée de catacombes, rehaussée au premier plan de têtes coupées sur des piquets en dernière partie. L’Allemand cherche à insister sur les méfaits de la guerre, qui cernent les protagonistes tout du long, dès le premier tableau : on voit ainsi des civils occupés à préparer le conflit, en stockant des munitions. Si ce sous‑texte aide en partie à passer outre les nombreuses facilités du livret, aux coïncidences et raccourcis risibles, il se montre moins convaincant dans les scènes populaires, à la direction d’acteur maladroite et souvent convenue. Si la partie strictement visuelle est réglée avec un sens des éclairages admirablement varié, cela ne suffit pas pour affronter la totalité des plus de trois heures d’opéra (parmi les plus copieux de Verdi) : ce spectacle souffre surtout d’un manque d’idées pour donner davantage de profondeur et de crédibilité à cette histoire rocambolesque de vengeance obtuse, mâtinée de racisme.

Face à cette proposition globalement décevante, le plateau vocal donne autrement plus de satisfactions, malgré quelques réserves. Ainsi de la Leonora de Hulkar Sabirova, qui souffle le chaud et le froid du fait d’une tessiture insuffisamment étendue dans le suraigu. Le positionnement dans l’aigu, peu stable, joue avec les limites de la justesse, occasionnant une écoute éprouvante de ce point de vue. Fort heureusement, la soprano ouzbèque se rattrape par ses phrasés toujours raffinés, ainsi que sa capacité à fouiller le texte, aux traits délicats dans les piani. A ses côtés, Riccardo Massi (Alvaro) compense son absence de style, trop mélodramatique et au vibrato envahissant, par une technique solide et bien projetée. On lui préfère de loin la grande classe interprétative d’Ariunbaatar Ganbaatar (Carlo), d’une sûreté de ligne éloquente sur toute la tessiture et d’une grande justesse de ton au niveau dramatique. Que dire du toujours superlatif Michele Pertusi (Père gardien), à la noblesse de phrasés toujours aussi bouleversante ? On aime aussi la Preziosilla puissamment incarnée de Maria Barakova, malgré une caractérisation populaire insuffisante. On peut faire le même reproche à Paolo Bordogna (Melitone), vocalement impeccable, mais qui peine à faire vivre son personnage fantasque d’une folie bienvenue. Avec les seconds rôles tous parfaitement distribués, le Chœur de l’Opéra de Lyon s’illustre une nouvelle fois par ses qualités de précision et d’engagement.

Reste le meilleur pour la fin, avec la prestation énergique et parfaitement ciselée au niveau rythmique de Daniele Rustioni, qui n’a pas son pareil pour insuffler au mélodrame une intensité toujours stimulante pour l’ensemble du plateau. De quoi faire vivre l’un des ouvrages verdiens mélodiquement les plus inspirés et nous faire regretter le départ du chef italien pour New York, où il assumera le poste de premier chef invité du Metropolitan Opera. Sans attendre la nomination de son successeur, l’Opéra de Lyon a dévoilé sa prochaine saison, avec en point d’orgue la rare Louise (1900) de Gustave Charpentier, en coproduction avec le festival d’Aix‑en‑Provence. La découverte ou la redécouverte de ce chef‑d’œuvre, équivalent du vérisme en France, est un immanquable, à ne rater sous aucun prétexte !


dimanche 30 mars 2025

Concert de l’Orchestre national de Lyon - Tabita Berglund - Auditorium de Lyon - 29/03/2025

L'Auditorium Maurice-Ravel

Pour fêter ses cinquante ans, l’Auditorium de Lyon propose jusqu’au 21 septembre une exposition relatant la naissance de ce bâtiment emblématique du paysage lyonnais, dont on n’a pas fini d’admirer les lignes brutalistes toujours aussi audacieuses. De nombreux documents d’époque, des photos aux plans initiaux, relatent l’édification de ce temple à la gloire du béton brut, dont l’intérieur a été rénové entre 1993 et 2002 pour en améliorer l’acoustique. On découvre que l’Auditorium s’appelait à l’origine « Palais Maurice Ravel » pour finalement choisir un nom moins pompeux, toujours en hommage au compositeur français.

C’est à un passionnant programme autour des musiques du nord de l’Europe que nous convie la cheffe norvégienne Tabita Berglund (née en 1989) avec l’Orchestre national de Lyon. Sans aucun lien de parenté avec le Finlandais Paavo Berglund, la jeune femme s’est d’abord consacrée à une carrière de violoncelliste, avant de se tourner vers la direction, sous la supervision, notamment, de son compatriote Ole Kristian Ruud.

Le concert débute avec un hommage à la compositrice Kaija Saariaho, disparue voilà deux ans, autour de la courte pièce Lumière et pesanteur (2009). Il s’agit d’une adaptation pour orchestre seul (sans instruments électroniques) de la huitième station de l’oratorio La Passion de Simone (2006), d’après la vie et les écrits de la philosophe Simone Weil. Dédié à Esa‑Pekka Salonen, infatigable défenseur de la musique de Saariaho, ce court extrait fait valoir une infinie variété de subtilités tissées en des atmosphères ambivalentes, à mi‑chemin entre sonorités enchanteresses et morbides. Le début sinueux et sombre, marqué de glissandi, met en valeur de rares percussions lumineuses, tout en suspendant le temps d’un soyeux ensorcelant, admirablement rendu par les phrasés félins et souples de Tabita Berglund.

Tabita Berglund

Après ce délice d’évocation éthérée, la Passacaille (1927) du Norvégien Ludvig Irgens‑Jensen (1894‑1969) sonne comme un coup de tonnerre autrement plus emphatique, en nous embarquant dans un passionnant élan virtuose, aux allures de poème symphonique. Les nombreuses mélodies enchevêtrées parcourent les groupes d’instruments en une science de l’écriture polyphonique dont l’aspect décousu trouve tout son sens dans ses chevauchements nerveux et vibrants. La battue souple et agile de Berglund évite toute lourdeur, en privilégiant allègement et vivacité. Cette œuvre tonale, admirable de mise en place ici, passionne par ses audaces contrapuntiques, dont le finale majestueux avec orgue rappelle un modèle évident, Jean‑Sébastien Bach.

 Après l’entracte, les quatre légendes de Lemminkäinen (1896) de Sibelius font entendre une musique aux lignes plus délicatement ouvragées, composée peu de temps avant sa Première Symphonie (1899). Il est intéressant de constater que Tabita Berglund s’intéresse à nouveau à cette première manière encore tournée vers le romantisme, elle qui a fait ses débuts en France en interprétant précisément cette symphonie à Toulouse en 2022. Avec la suite Lemminkäinen, Sibelius commence à se détourner du style opulent préféré par son modèle Tchaïkovski ou son parfait contemporain Richard Strauss. Baignée du son suave du cor anglais tenu par Eloi Huscenot, la célèbre pièce consacrée au « Cygne de Tuonela » résonne comme un bijou de raffinement, sans aucune mièvrerie, du fait du geste alerte de Berglund, qui n’hésite pas à faire ressortir plusieurs détails au niveau des contrechants. A l’image de la première partie du concert, cette volonté de ne pas survaloriser la mélodie principale donne davantage de modernité à cette musique, plus imprévisible sous cette battue. Toute la vitalité de la pulsation rythmique est parfaitement rendue, grâce à un orchestre manifestement ravi de se sentir entre de bonnes mains.

Le Finale (« Le Retour de Lemminkaïnen ») trouve un ton d’éloquence péremptoire, au galop entraînant, que Berglund joue d’une traite. De quoi finir le concert en trombe, suite aux ambiances plus nerveuses (malgré un passage lunaire et plus « expérimental » à la caisse claire) du mouvement précédent. Après ce concert très réussi, on se réjouit de découvrir dès la mi‑mai la nouvelle saison de l’Orchestre national de Lyon : espérons que le succès public du présent concert, au programme qui sort des sentiers battus, saura engager les décideurs à poursuivre sur le chemin de l’audace et de la curiosité.

lundi 24 mars 2025

« Die schöne Helena » de Jacques Offenbach - Barrie Kosky - Opéra Comique de Berlin - 22/03/2025

Toujours metteur en scène en résidence au Komische Oper, Barrie Kosky reste incontournable dans cette maison qui vient de dévoiler sa prochaine saison. Les chiffres donnent le tournis en laissant admiratif : sur les vingt‑deux productions présentées (dont neuf nouvelles), six seront des reprises de ses anciens spectacles (dont Le Nez), aux côtés d’une très prometteuse Lady Macbeth de Mzensk, à découvrir dès fin janvier 2026.

En attendant, la reprise de la production de 2017 de La Belle Hélène (1864) d’Offenbach est donnée en langue allemande, pour les dialogues comme le chant, avec de nombreuses modifications et ajouts au niveau musical. L’Ouverture annonce la couleur, diamétralement opposée au minimalisme de la veille dans Akhenaton, en déployant une énergie proche de l’hystérie sur le plateau : les six danseurs masculins, habillés en culotte courte bavaroise revisitée, rivalisent de poses toutes plus triviales les unes que les autres, en lâchant des cris toujours plus rauques. Leur présence omniprésente pendant toute la soirée, mise en valeur par l’avancée d’un bandeau de scène devant l’orchestre, donne ce côté décoiffant et volontairement bruyant, voulu par Kosky.

C’est peu dire que le metteur en scène australien joue la carte de l’outrance, avec une liberté encore plus débridée que la récente production des Brigands à Paris, déjà éloquente en la matière. A ce jeu‑là, la vulgarité assumée du jeu d’Hélène frise l’indigestion, entre poses improbables et accents exagérés, afin de nous rappeler qu’elle n’est qu’une femme‑trophée et passablement écervelée, dans les mains de son vieillard de mari. L’idée consiste à mettre à distance le spectateur sur les velléités sous‑jacentes de moralité bourgeoise sur les attendus du mariage.

Il faut accepter ce parti pris de surenchère permanente pour apprécier les qualités de ce spectacle, pourtant bien réelles. On aime ainsi le rôle central accordé au grand prêtre Calchas, qui moque la grandiloquence des sermons, comme les difficiles velléités d’abstinence – si l’on en croit les regards énamourés vers des danseurs plus ou moins dénudés. Kosky a aussi l’idée de mettre en relief les origines cosmopolites d’Offenbach en plaçant plusieurs extraits additionnels tout au long du spectacle, des fanfares juives populaires à la musique savante germanique (Beethoven, Wagner, Mahler, etc), en passant par quelques tubes chantés en français, de Brel et Piaf à Aznavour.

Face à ce spectacle tonitruant, le plateau vocal apporte beaucoup de satisfactions. Ainsi de la soprano américaine Nicole Chevalier (Hélène), qui émerveille dans la folie scénique, se prêtant à toutes les facéties de Kosky sans sourciller, tout en proposant une incarnation vocale éblouissante. A ses côtés, Tansel Akzeybek (Pâris) n’est pas en reste dans la virtuosité d’un aigu aérien, également très bon comédien. C’est peut‑être plus encore Stefan Sevenich (Calchas), par ailleurs excellent chanteur, qui émerveille dans son rôle hilarant, à force de regards hallucinés. Seul Christoph Späth déçoit quelque peu en Ménélas, entre un chant morne et une composition insuffisamment extravertie. Il est vrai qu’il est bien difficile de rivaliser avec ses comparses sur le plateau, chœur compris (parfait au niveau technique).

Enfin, le chef français Adrien Perruchon parvient à insuffler une certaine finesse dans cet océan de bonne humeur grivoise, où la mise en scène a clairement pris le pouvoir. Une soirée qui laisse l’impression d’avoir vu un spectacle ébouriffant de Barrie Kosky, avec quelques vignettes musicales intercalées.

dimanche 23 mars 2025

« Akhnaten » de Philip Glass - Barrie Kosky - Opéra Comique de Berlin - 21/03/2025

Le projet de rénovation de la salle historique du Komische Oper, située à deux pas de l’avenue Unter den Linden, se poursuit depuis l’été 2023, ce qui explique pourquoi les spectacles sont relocalisés en d’autres lieux, dont le principal est le Schillertheater, dans l’ouest de la capitale. D’une capacité d’environ 1 000 places, ce théâtre reconstruit en 1953 offre un rapport idéal avec la scène, ainsi qu’une acoustique de bonne qualité, malgré un son un peu étouffé dans les graves.

La nouvelle production d’Akhenaton (1983) de Glass s’y déroule à guichets fermés, ce qu’indique le metteur en scène Barrie Kosky dans un long entretien reproduit dans le programme du spectacle. La confiance des Berlinois pour les productions de l’ancien directeur du Komische Oper (2012‑2022), encore aujourd’hui metteur en scène en résidence, autant que la popularité de la musique « minimaliste », semblent les raisons évidentes de ce succès incontestable. Considéré comme l’un des chefs‑d’œuvre lyriques de Glass, Akhenaton fascine en premier lieu pour son sujet, qui met en avant la figure emblématique du créateur de l’un des tous premiers monothéismes, avant Moïse. Si l’époux de Néfertiti a acquis, de ce fait, une réputation toujours importante de nos jours, force est de constater qu’on ne sait pas grand‑chose de lui, ses successeurs s’étant évertués à faire oublier son héritage. Les fouilles opérées à la fin du XIXe siècle ont toutefois donné lieu à toute une série d’élucubrations plus ou moins fantasmatiques, du fait des représentations du pharaon, à l’androgynie troublante.


La musique hypnotique de Glass, aux infimes variations d’intensité, épouse ce destin énigmatique, sans chercher à constituer une dramaturgie élaborée. Seuls quelques extraits lus par le narrateur en différentes langues viennent situer les moments‑clés du récit. Les longs tableaux agissent davantage comme des éléments de suggestion, qui nous baignent dans plusieurs ambiances évocatrices. Le chant soliste, dans ses scansions volontairement simplifiées au niveau textuel, agit le plus souvent comme un instrument baigné dans le fondu orchestral, privé de virtuosité. Seul le rôle‑titre et Néfertiti trouvent un chant plus affirmé par endroits : à ce jeu‑là, John Holiday s’épanouit davantage dans la rondeur des phrasés et la souplesse de transition entre les registres, là où Susan Zarrabi impressionne par ses moyens plus tranchants, parfaitement projetés. Tous les autres rôles montrent un niveau d’une belle homogénéité, à l’instar du chœur, très investi, et du chef américain Jonathan Stockhammer, à la direction admirable de lisibilité.

La proposition de Barrie Kosky consiste à nous plonger dans l’enfermement mental du pharaon, capable de renverser l’ordre établi des religieux pour se laisser aller par la suite à un isolement fatal pour son pays. Refusant toute figuration littérale d’une Egypte fantasmée, le décor minimaliste en forme de cube blanc reste omniprésent pendant toute la représentation, en imposant la concentration sur le moindre détail révélé : la scénographie irréelle et intemporelle lorgne plusieurs fois vers les aspects abstraits proches de l’univers de Bob Wilson, avec quelques postures figées dans certaines scènes, mais contrastées ensuite par un bouillonnement typique du travail vibrant de Barrie Kosky en matière de direction d’acteur. L’Australien reste fidèle à la non‑dramaturgie voulue par le livret, en cherchant à épouser la signification profonde de chaque tableau, par la seule force de l’expression visuelle. Dans cette optique, les corps sont particulièrement mis au centre de l’attention : outre les sept danseurs sollicités tout au long du spectacle en une performance physique éprouvante, le chœur et les solistes composent des tableaux mouvants, d’une beauté plastique renouvelée par l’infinie variété des éclairages, entre jeux d’ombres et de couleurs (principalement en noir et blanc). Les humeurs changeantes du chœur, du triomphalisme percussif initial au lynchage du souverain, trouvent une évocation nerveuse au niveau chorégraphique, aux allures de transe. De quoi mettre en relief les scènes plus intimistes, notamment celles de la solitude du pouvoir, toujours soutenues par les éléments visuels et la danse, deux atouts décisifs de ce spectacle magnifique, malgré un léger essoufflement en dernière partie.

samedi 22 mars 2025

« Les Voyages de M. Broucek » de Leos Janácek - Robert Carsen - Staatsoper à Berlin - 20/03/2025

Parmi les ouvrages lyriques les plus méconnus de Janácek, Les Voyages de M. Broucek (1920) fait figure d’infatigable rareté, principalement en raison d’un livret assez faible, partagé entre une première partie satirico-burlesque sur la Lune et une seconde plus patriotique, située à Prague au XVe siècle. Pour autant, il s’agit d’un de ces opéras les plus imaginatifs de son auteur par l’ampleur et la variété de l’accompagnement orchestral, débordant de vitalité, surtout le volet initial composé entre 1909 et 1917. Ecrit d’un seul jet en 1917, le second trouve davantage d’unité et d’épaisseur dans l’architecture globale, mais paraît moins original, malgré la présence insolite d’une cornemuse.

Il n’est donc guère étonnant qu’un tel ouvrage ait pu intéresser un symphoniste aussi éminent que Simon Rattle, ancien directeur musical du Philharmonique de Berlin (2002‑2018), capable de se saisir des ambiances mouvantes et sautillantes avec un sens de l’articulation souple et agile, autour de vifs tempi. C’est là une expérience sonore à expérimenter dans les conditions du spectacle vivant, comme à Genève en 2008 pour la création suisse, ou à défaut au disque, avec les deux versions de référence récentes, aussi différentes que complémentaires (Jirí Belohlávek en 2008, puis Jaroslav Kyzlink l'an passé).


Aux côtés de la réussite de la partie strictement symphonique, le chant se montre tout aussi réjouissant, tant Peter Hoare impressionne dans le rôle‑titre à force de clarté d’émission et de facilité dans les accélérations. Sa composition théâtrale est l’un des grands moments de la soirée, en trouvant le ton juste entre éloquence et ridicule grandiloquent, sans jamais tomber dans la caricature du beauf aviné. On aime toujours autant le verbe haut et le timbre rayonnant d’Ales Briscein dans ses différents rôles, tandis que Lucy Crowe assure bien sa partie, malgré quelques duretés dans l’aigu.

La mise en scène de Robert Carsen ne convainc malheureusement qu’à moitié, en insistant peu sur des aspects essentiels du livret, tels que les antagonismes sociaux entre les personnages. On est également surpris de constater une direction d’acteur inhabituellement brouillonne lors du tableau sur la Lune, dont la transposition festive hippie, façon Woodstock, parait bien cheap. Carsen peine aussi à bien identifier les notables lunaires, alors que ces derniers constituent le pendant snob de Broucek, que Janácek abhorre tout autant.

Peter Hoare

Heureusement, quelques idées fortes viennent rattraper l’ensemble, à l’instar des éléments visuels initiaux situant l’action en 1969, au moment de l’alunissage américain. Entre passionnantes images d’archives et utilisation astucieuse du plateau (notamment la transformation d’un fût de bière en... navette spatiale), le spectacle reste toujours agréable à suivre, prenant toutefois davantage de saveur en seconde partie. La transposition de l’action au temps de l’anéantissement du Printemps de Prague par les Russes, en 1968, permet au spectateur d’apprécier un contexte plus proche de lui, là où le récit national tchèque du XVe siècle paraît moins connu. Il faut donc faire abstraction de quelques incohérences avec les références originales des dialogues, pour pleinement entrer dans cet hommage à l’action collective pour faire reculer l’oppresseur. La chorégraphie faisant référence à la victoire sportive des hockeyeurs tchèques sur les russes reste l’un des moments les plus délicieux de la soirée, en écho avec la même idée déjà développée à Paris fin 2024, dans Les Fêtes d’Hébé de Rameau.

jeudi 20 mars 2025

« Samson » de Jean-Philippe Rameau - Claus Guth - Opéra Comique - 19/03/2025

Présentée au festival d'Aix-en-Provence à l'été dernier, la nouvelle production de Samson de Jean-Philippe Rameau fait cette fois étape à l’Opéra-Comique : de quoi découvrir un ouvrage perdu et reconstruit en forme de pasticcio, suite au méticuleux travail opéré conjointement par Raphaël Pichon et Claus Guth, à partir du livret original écrit par Voltaire. Tout, dans ce spectacle, passionne, jusque dans ses excès d’enthousiasme dans la fosse.

Après le projet déjà audacieux de réunir des raretés schubertiennes dans une dramaturgie originale, appelée L’Autre voyage, Raphaël Pichon choisit à nouveau de sortir des sentiers battus, en se situant à mi-chemin entre reconstitution historique et création originale. Accusé d’impiété par la censure, Samson ne trouve en effet jamais le chemin de la scène, expliquant pourquoi la musique est recyclée entre plusieurs autres chefs d’oeuvre raméliens, ce qu’attestent plusieurs correspondances concordantes. Tel un archéologue à la recherche du moindre indice, le chef français s’est attaché à recréer cet ouvrage composé en 1734, dans la foulée du succès du premier opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie.

Plusieurs éléments de la volonté initiale manifestée par Voltaire ont été respecté, comme la faible place des récitatifs et des divertissements dansés, mais aussi le choix d’une fin tragique, inhabituelle pour l’époque. D’autres choix sont plus contestables, tel que celui de renoncer à suivre la lettre du livret de Voltaire, afin de le réécrire au service d’une nouvelle dramaturgie. Il faut évidemment accepter ce parti-pris (assumé par le chef et le metteur en scène) pour donner sa chance au spectacle. Parmi les innovations, Claus Guth choisit de retourner au récit de l’Ancien testament, au moyen de nombreuses citations projetées, qui narrent la vie du héros depuis son enfance. Les références messianiques autour de la naissance de Samson, annoncée par un ange, prennent ainsi une place inattendue. Outre l’ajout du rôle de l’Ange, celui de la mère de Samson permet de recentrer l’histoire autour de sa tragédie personnelle, en victime collatérale des velléités guerrières infatigables de son fils. Les monologues interprétés par la comédienne Andrea Ferréol, au ton juste et déchirant, rythment l’action en donnant une autre temporalité, à même de donner une distance bienvenue par rapport aux événements passés.

La volonté de mettre en relief les musiques de Rameau avec une création contemporaine en « sound design » est moins indispensable, même si elle donne au spectacle une tonalité plus actuelle. Les ambiances éthérées agissent davantage comme des marqueurs de transitions, auxquels on s’habitue peu à peu. On préfère les autres aspects décisifs du spectacle, de la superbe scénographie revisitée par des éclairages variés et inventifs (notamment un immense néon qui s’abaisse horizontalement pour accentuer les événements surnaturels) à la direction d’acteur mouvante et bondissante, telle une chorégraphie. Les effets de ralentis ou d’immobilisme, toujours surprenants, opposent bien les deux camps en présence.

En dehors de quelques détimbrages en première partie de soirée, Jarrett Ott compose un Samson vibrant et incarné, d’une humanité très touchante. La prononciation idéale du français se pare d’un léger vibrato, admirablement projeté. On aime la voix puissante d’Ana Maria Labin (Dalila), certes moins à l’aise dans la diction, mais dont le caractère fait ressortir son timbre corsé. Parfois en difficulté dans les accélérations, Julie Roset (Timna) ravit dans les passages plus apaisés, faisant valoir des phrasés et un timbre délicieux. Aux cotés des superlatifs Laurence Kilsby (Elon) et Camille Chopin (l’Ange), seul Mirco Palazzi (Achisch) montre quelques limites dans les graves, tout en assurant l’essentiel.

Enfin, la direction de Raphaël Pichon emporte tout sur son passage, à force d’énergie incandescente dans les attaques, de tempi survitaminés et d’une volonté d’articulation prononcée. Cette direction « en technicolore« , aux forte omniprésents, donne un vent de jeunesse à Rameau, qui ne vise pas à faire l’unanimité. Ce geste tempétueux sait heureusement trouver le chemin d’une musicalité plus déliée dans les parties doucereuses, comme un baume apaisant, surtout en dernière partie de soirée.

dimanche 16 mars 2025

« Juliette ou la clé des songes » de Bohuslav Martinů - Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil - Opéra de Nice - 15/03/2025

Directeur de l’Opéra de Nice depuis 2019, Bertrand Rossi (né en 1973) a bien compris que l’attractivité d’une maison lyrique passe par des productions inattendues, qui font vivre toute la diversité du répertoire. C’est donc là une saison réjouissante à l’aune de ce critère, avec deux projets très attendus : la rareté puccinienne Edgar en novembre dernier), puis le chef‑d’œuvre lyrique de Martinů, Juliette (1938). Si l’on excepte la production de cet ouvrage à l’Opéra de Paris ici, la musique du plus célèbre compositeur tchèque du XXe siècle, avec Leos Janácek, reste inexplicablement négligée en France, alors que Martinů y a vécu sans discontinuer de 1923 à 1940. Si Paris a été le point d’attache principal, la ville de Nice a représenté une destination de choix, entre l’achèvement de l’opéra Juliette en 1936 chez le peintre Joseph Sima, puis un établissement prolongé entre 1953 et 1955, donnant notamment lieu à la composition de Mirandolina (voir en 2010 à Bobigny). Il est donc heureux que l’Opéra de Nice se rappelle ces liens féconds, ce que la mise en scène illustre également, en montrant plusieurs lieux emblématiques de la ville par la projection vidéo.

Si Martinů compose ses six Symphonies de 1942 à 1953, essentiellement pendant sa période américaine, il est déjà un orchestrateur accompli lorsqu’il se tourne vers la muse lyrique, à partir de 1927 : il a en effet consacré la première partie de sa carrière à d’autres genres, comme la musique concertante et de ballet (pas moins de quinze ballets composés tout au long de sa vie). On retrouve dans Juliette toute l’effervescence symphonique frémissante et mouvante, si caractéristique de l’élève de Roussel, qui nous rappelle que la réussite d’un tel opéra est avant tout à chercher dans la fosse : il faut donc féliciter en premier lieu la prestation du chef néerlandais Antony Hermus (né en 1973), qui infuse une énergie rythmique saisissante d’intensité, entre fluidité des transitions et attaques sèches. C’est peu dire qu’il donne le meilleur de l’Orchestre philharmonique de Nice, manifestement très engagé pour démêler les échos à Stravinski, dès les premières mesures, ou les ivresses mélodiques aux cordes, en un style proche de Bartók et Honegger.


Martinů choisit d’adapter la pièce éponyme du dramaturge Georges Neveux, créée en 1930, puis adaptée au cinéma par Marcel Carné en 1950. D’abord destiné à Kurt Weill, le livret est centré par Martinů sur le seul monde des rêves, le rendant plus surréaliste encore. Toute la contextualisation initiale de la pièce, qui voit Michel apparaître comme un voleur rêvant de sa promise en prison, disparaît au profit d’un récit volontairement abscond. Le livret de l’opéra voit ainsi le héros Michel à la recherche d’un idéal féminin entre mirage et fantasme, tout en rencontrant une galerie de personnages farfelus, tous privés de mémoire. Faut‑il voir dans l’intérêt pour ce sujet les craintes profondes que le compositeur formulera par la suite, en 1940, en pleine guerre ? L’extrait de la lettre citée par Guy Erismann dans sa biographie (Actes Sud, 1990, p. 190) est ainsi troublant : « Le temps s’est arrêté, tout disparaît au toucher de la main, les pensées ne trouvent nulle part ni écho, ni soutien. Elles s’évadent quelque part dans le vide qui s’ouvre et aspire le navire. Les dernières lueurs de n’importe quelle espérance semblent être englouties par l’abîme. L’inutilité et la vanité de toute action s’introduisent dans la conscience. Tout ce que j’ai, pendant ma vie, poursuivi, fait, écrit, pensé, tout cela semble inutile. »

Loin de contextualiser cette période sombre, les metteurs en scène Jean‑Philippe Clarac et Olivier Deloeuil choisissent d’ancrer le récit dans un réel plus proche de nous, en montrant d’emblée le héros Michel dans le coma, avant une tentative de réveil en fin de soirée, dans un cabinet d’imagerie par résonance magnétique. Le dispositif scénique permet de pallier astucieusement l’exiguïté du plateau, en resserrant l’action entre trois miroirs sans tain, surplombés de trois écrans vidéo, tandis que le chœur intervient sur des gradins en arrière‑scène. La fantaisie des costumes et maquillages est bienvenue, mais ne trouve une réelle beauté visuelle qu’aux deux derniers actes, avec des éclairages plus fouillés. Plus réussie en ce domaine, la production vue à Francfort en 2015 reste dans les mémoires. Quoi qu’il en soit, cette production touche au but par sa direction d’acteur toujours finement réglée et sans excès, qui donne beaucoup de vigueur à l’ensemble.
Le plateau vocal montre aussi beaucoup de satisfactions, à l’instar du rôle principal interprété par Aaron Blake, d’une souplesse de ligne idéale, à la projection aisée sur toute la tessiture. Sa prononciation du français se montre à la hauteur des enjeux, de même que la touchante Ilona Revolskaya (Juliette), à la voix un peu plus lourde et de ce fait un peu moins agile. On aime aussi la présence incarnée de Samy Camps, malgré un aigu qui perd en substance. Paul Gay et Oleg Volkov font preuve d’une présence vocale plus affirmée encore, tandis que la délicieuse Elsa Roux Chamoux se distingue par sa fantaisie lumineuse, dans ses courts rôles.