samedi 26 octobre 2024

« Iphigénie en Tauride » de Christoph Willibald von Gluck - Opéra des Flandres à Anvers - 25/10/2024

Après avoir été présentée à Montpellier l’an passé, la nouvelle production d’Iphigénie en Tauride de C. W. Gluck fait halte à l’Opéra d’Anvers, avec une distribution totalement renouvelée. La mise en scène de Rafael R. Villalobos transpose le drame dans les affres contemporaines de la guerre en Ukraine, nous rappelant ainsi que la Tauride se situe dans l’actuelle Crimée.

 

Le metteur en scène Rafael R. Villalobos (37 ans) s’est fait remarquer en France par plusieurs spectacles provocateurs, dont Le Barbier de Séville et Tosca, tous deux montés à Montpellier. A Anvers, le jeune trublion espagnol poursuit dans cette voie, en montrant toutes les horreurs de la guerre, notamment une scène de viol particulièrement réaliste, perpétrée par Thoas : de quoi noircir ce personnage et rendre plus crédible son assassinat en fin d’ouvrage. La principale idée de Villalobos consiste toutefois à enrichir le livret de plusieurs saynètes parlées, extraites d’Euripide et Sophocle. On y découvre en flashback les parents d’Iphigénie, Agamemnon et Clytemnestre, qui se déchirent sous les yeux de leurs enfants, encore préservés des épreuves à venir. Il est vivement recommandé de réviser au préalable l’ensemble du mythe associé à ces personnages pour bien saisir l’intérêt de ces ajouts. Enfin, Villalobos associe passé et présent en montrant une représentation théâtrale soudainement interrompue par le fracas des bombes. Ce recours au « théâtre dans le théâtre » a certes pour effet d’ajouter une distanciation sur les événements, mais peine à convaincre de sa pertinence sur la durée du spectacle.  

Face à cette mise en scène en demi-teinte, le plateau vocal emporte l’adhésion, malgré une prononciation inégale du Français selon les interprètes. Ainsi de Michèle Losier qui déçoit sur ce plan, et ce malgré ses origines québécoises. Sa technique solide sur toute la tessiture est un atout heureusement plus décisif, entre qualités de projection et rondeur du timbre. On aime aussi sa capacité à faire vivre son rôle d’une sensibilité frémissante, à l’instar d’un Kartal Karagedik touchant de bout en bout, notamment dans ses piani finement ciselés. Déjà applaudi ici-même dans Don Carlos en 2019, le baryton turc maîtrise admirablement la métronomie exigeante de l’articulation, propre à ce répertoire. Mais que dire des qualités superlatives de Reinoud Van Mechelen en ce domaine ? On reste toujours aussi admiratif de la clarté d’émission et de la force d’évidence qui émane de ses phrasés aériens, révélateurs de sa familiarité avec le baroque. Ne l’a-t-on pas entendu en début d’année dans l’autre Iphigénie en Tauride (1704), plus méconnue, de Desmarest et Campra ? Pour un peu, nous aurons peut-être un jour la chance d’apprécier son art dans l’Iphigénie (1781) quasi contemporaine de Piccinni, le grand rival de Gluck.

Quoi qu’il en soit, le chanteur flamand n’est pas le seul à se distinguer : ainsi de Wolfgang Stefan Schwaiger, superbe d’autorité en Thoas, de même que les Chœurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. Leur cohésion et leur raffinement ne sont pas pour rien dans l’accueil chaleureux réservé par le public à l’ensemble des artistes, en fin de représentation. On aime aussi la direction engagée de Benjamin Bayl, qui privilégie des attaques franches et directes, très impressionnantes lors des parties orageuses, surtout audibles aux deux premiers actes.


vendredi 25 octobre 2024

« Katia Kabanova » de Leos Janacek - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/10/2024

Après une absence de 24 ans sur la scène liégeoise, Katia Kabanova de Leos Janacek fait son retour dans une nouvelle mise en scène confiée à la Française Aurore Fattier : une réussite quasi-parfaite, à saluer d’une pierre blanche, autour d’un plateau vocal de haut niveau.

 

Artiste associée au Théâtre de Liège, Aurore Fattier fait ses débuts dans le monde de l’opéra avec l’un des chefs-d’œuvre les plus parfaits de Janacek, que l’on ne se lasse pas d’entendre et réentendre. Adapté de la pièce éponyme d’Ostrovski, ce drame brûlant annonce Tchekhov par sa capacité à saisir les tourments, souvent ambivalents, d’individus pris au piège de destins tout tracés, comme du conformisme social. Janacek choisit de centrer l’action sur les états d’âme de Katia, une femme mariée tourmentée par son désir adultérin, en contradiction avec ses convictions morales et religieuses. L’incapacité de l’héroïne à sortir des schémas sociaux pré-conçus la conduit à la folie, là où son pendant plus « moderne », Varvara, choisit de s’affranchir de toute contrainte sociale en faisant le choix de la liberté, fût-ce au prix de la perte définitive de sa proche famille.

 

Les résonances de ce double apprentissage initiatique restent indissociables du parcours biographique de Janacek, qui aima en vainc une femme mariée, de 38 ans sa cadette. On comprend dès lors combien le récit tragique des amours contrariées de Katia dut profondément émouvoir Janacek, qui se lança à corps perdu dans la composition d’une musique d’une intensité rythmique éruptive et d’une grande force émotionnelle. Il faut ainsi concevoir l’orchestre comme un personnage à part entière du récit, qui accompagne les personnages d’une palette de couleurs mouvantes, à même de décrire chacun des caractères, bien au-delà du texte lui-même.

A cet égard, une des grandes réussites de la soirée liégeoise vient précisément de la direction flamboyante du chef Michael Güttler, qui n’a pas son pareil pour embrasser le drame de ses attaques franches et de ses tempi endiablés. Le maestro allemand sait aussi s’apaiser dans les parties plus lyriques ou émouvantes, afin de bien contraster les enjeux. On regrette toutefois qu’une sonorisation un rien excessive ne vienne trop favoriser l’orchestre par rapport aux chanteurs. Fort heureusement, le plateau vocal réuni est l’un des plus enthousiasmants du moment, malgré quelques réserves sur le rôle-titre. On aurait certes aimé un aigu moins criard dans les forte d’Anush Hovhannisyan (Katia Kabanova), de même qu’une épaisseur de timbre plus prononcée. Pour autant, la soprano arménienne s’empare de son rôle en une interprétation touchante de bout en bout, très réussie dans les scènes de fragilité.

 

Déjà entendu ici-même en début d’année dans Rusalka de Dvorak, Anton Rositskiy (Boris Grigorjevic) fait de nouveau forte impression, à la fois par sa présence scénique et sa solidité de ligne, sur toute la tessiture. La Kabanikha haute en couleurs de Nino Surguladze s’impose tout autant, même si elle ne fait pas dans la demi-mesure. Avec son tempérament volcanique et ses graves mordants, son personnage apparaît ainsi plus manichéen qu’à l’habitude, en forçant le côté sombre de la belle-mère. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, de la sonore Jana Kurucova (Varvara) au ténébreux Dmitry Cheblykov (Dikoj). Enfin, dans son rôle complexe de pleutre soumis à sa mère mais sincèrement amoureux de sa femme, Magnus Vigilius (Tikhon) se distingue par son éloquence sans ostentation.

 

Un autre motif de satisfaction revient à la mise en scène réussie d’Aurore Fattier, qui plonge les interprètes dans une pénombre mystérieuse pendant la quasi-totalité du spectacle, en revisitant son décor unique par une variété d’atmosphères et d’éclairages proprement envoûtante. On aime aussi l’utilisation de la vidéo pour montrer les visages en gros plans et aider d’emblée à définir les caractères des personnages, par quelques mimiques ou détails d’accoutrement. A plusieurs moments-clés du récit, la vidéo sait aussi insister sur les éléments décisifs, tels que la clé qui ouvre la porte des désirs refoulés ou le panneau d’interdiction de baignade, dont l’ironie annonce cruellement le drame à venir. C’est plus particulièrement le destin tragique de l’héroïne qui intéresse Aurore Fattier, qui ajoute plusieurs figurants sur le plateau, des enfants au double adolescent de Kat’a : de quoi figurer l’innocence encore préservée des choix, parfois cornéliens, induits par la ronde ensorcelante du désir amoureux. 

lundi 21 octobre 2024

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Opéra de Milan - 19/10/2024

Dix ans après sa création à Salzbourg, puis Milan en 2016, la production du Chevalier à la rose de Richard Strauss imaginée par Harry Kupfer triomphe au Teatro alla Scala de Milan : un plateau vocal d’un luxe inouï accompagne les débuts très attendus du chef russe Kirill Petrenko, comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire. Un succès accueilli par un public évidemment dithyrambique, qui invite à utiliser tous les superlatifs.

On a beau avoir parcouru de nombreux théâtres dans le monde entier, pénétrer pour la première fois à la Scala reste un moment inoubliable, comme un pèlerinage enfin accompli. Ce ne sont pas tant les proportions monumentales des six rangées de loge en hauteur qui impressionnent durablement, mais bien l’impression de faire partie d’un chaudron en ébullition, prêt à accueillir les chanteurs d’une bronca sans précédent. Il faut dire que la salle de 2000 places affiche complet pour la reprise attendue du Chevalier à la rose (1911) de Richard Strauss, dans une production intemporelle de Harry Kupfer. Disparu voilà déjà cinq ans, le metteur en scène allemand place d’emblée les interprètes dans un écrin visuel superbe, entre plateau épuré constitué de quelques éléments de décors revisités à vue, le tout admirablement distancié par d’immenses photos en arrière-scène de la Vienne début de siècle, où se situe l’action. Les éclairages très crus baignent le plateau d’une élégance froide qui impose la concentration sur le texte, tandis que la direction d’acteurs impressionne par la finesse de la gestuelle et des regards, adaptée à chaque caractère et toujours en lien avec la moindre inflexion musicale. Le seul motif d’agacement revient au plateau tournant, dont le mécanisme légèrement bruyant et pourtant utilisé avec parcimonie, se fait entendre.

On retrouve les deux interprètes principaux entendus à Salzbourg voilà dix ans, dont l’art interprétatif reste au firmament : ainsi de Krassimira Stoyanova (La Maréchale), dont l’élégance sans ostentation donne une vérité théâtrale touchante à son rôle, ne lassant d’impressionner par ses moyens intacts, entre souplesse d’émission sur toute la tessiture et ligne de chant toujours nuancée. Son monologue crépusculaire qui conclut le I est bien évidemment l’un des moments les plus émouvants de la soirée, qui justifierait à lui seul sa présence à la Scala. Que dire, aussi, de son comparse Günther Groissböck (Ochs), dont Stoyanova accompagne la balourdise de son œil tantôt réprobateur, tantôt attendri ? La basse autrichienne ne force jamais le trait du comique, en lorgnant davantage vers un rustre impétueux et bon enfant. Le timbre a certes perdu de sa splendeur, mais l’interprète reste toujours de grande classe, à l’instar d’une Kate Lindsey magnifique de ferveur en Octavian. La chanteuse américaine est certainement l’une des grandes révélations de la soirée, autant par son engagement que sa fraîcheur vocale. On aime aussi le chant raffiné et aérien de Sabine Devieilhe (Sophie), dont l’aigu divin compense un léger manque de puissance dans le médium. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau exceptionnel, à l’instar de l’impayable Michael Kraus (Faninal), en barbon finalement attendri par la sincérité de sa fille. Bastian-Thomas Kohl (le Commissaire de police) complète le tableau par son émission bien projetée, au caractère affirmé.

On ne saurait imaginer une soirée réussie du Chevalier à la rose sans un chef à la hauteur de l’événement, tant l’orchestre de Strauss constitue un personnage à part entière, tout au long de l’ouvrage : c’est peu dire que Kirill Petrenko réussit ses débuts à la Scala, en montrant dès l’ouverture toute son affinité avec ce répertoire qu’il connaît dans chaque recoin, après son mandat de directeur musical à l’Opéra de Munich (2013-2019). On doit à Dominique Meyer, actuel directeur de la Scala, de l’avoir accueilli ici, ce qui n’est pas la moindre de ses réussites. Autant l’allègement de la pâte orchestrale que l’irisation des couleurs sans vibrato, exacerbés par les contrastes de tempi parfois dantesques, font de cette direction une référence de haut vol, que l’on n’est pas près d’oublier.

samedi 19 octobre 2024

« Manon Lescaut » de Giacomo Puccini - Opéra de Turin - 18/10/2024

En réunissant les trois plus célèbres adaptations de Manon Lescaut en autant de soirées successives, l'Opéra de Turin réaffirme son ambition : si les spectacles consacrés à Auber, Massenet et Puccini peuvent se voir séparément, la mise en scène d'Arnaud Bernard les lie en faisant référence aux grands classiques du cinéma d'autrefois.

L'Opéra de Turin et son directeur Mathieu Jouvin ne pouvaient manquer de fêter le centenaire de la mort de Puccini, et ce d'autant plus que deux de ses chefs-d'œuvre ont été créés dans l'ancienne capitale italienne : La Bohème et Manon Lescaut. C'est précisément la décision de présenter le troisième opéra de Puccini qui a fondé le projet de réunir les plus importantes adaptations lyriques inspirées par l'héroïne de l'Abbé Prévost. Cette initiative audacieuse, captée en direct par la RAI, permet de comparer les styles de chaque compositeur, comme des choix divergents opérés sur les livrets – celui de Massenet étant le plus fidèle au modèle littéraire.

Le cycle débute avec la musique de Puccini, d'une variété de couleurs tour à tour piquante et enveloppante, sans parler du souffle mélodique sans cesse renouvelé : de quoi rappeler combien l'orchestre puccinien constitue déjà un personnage à part entière, à même d'accompagner le drame de toute la fougue d'un compositeur alors âgé de 35 ans. Cette énergie se retrouve également dans la place prépondérante du chœur, très sollicité tout au long de la soirée turinoise et parfaitement préparé pour l'occasion. Il fallait aussi un chef de la trempe de Renato Palumbo pour assembler de toute sa vitalité ces différents éléments, qui semblent ainsi couler de source, au service d'une attention soutenue à la progression du récit.


L'Opéra de Turin a réuni une distribution d'une homogénéité parfaite jusqu'au moindre second rôle, donnant beaucoup de tenue à l'ensemble. Erika Grimaldi compose une Manon d’un luxe sonore inouï, entre velouté du timbre et souplesse aérienne des phrasés. On aimerait toutefois davantage de prises de risque au niveau interprétatif, à l’instar d’un Roberto Aronica (Des Grieux) qui compense ainsi un aigu souvent forcé.

La mise en scène d'Arnaud Bernard joue quant à elle la carte de la séduction visuelle, en choisissant le noir et blanc pour colorer plateau et costumes. Bien que trop répétitive, la transposition dans les années 1930 trouve une illustration élégante dans l'ambiance des films du courant du réalisme poétique (incarné notamment par Jean Renoir), dont plusieurs extraits sont projetés tout au long de la soirée. Si la direction d'acteur se montre un rien brouillonne dans les scènes collectives, on regrette aussi que le recours à la vidéo prenne autant de place, surtout lors des dernières scènes, parmi les plus émouvantes de l'ouvrage.

vendredi 18 octobre 2024

« Manon Lescaut » de Daniel Auber - Opéra de Turin - 17/10/2024

 

Au Teatro Regio de Turin, le projet de réunir les trois principales Manon du répertoire lyrique permet de mettre en lumière l'un des derniers succès de la longue carrière d'Auber. Le plateau vocal engagé, en grande partie francophone, vibre sous la baguette frémissante de Guillaume Tourniaire, grand artisan de la réussite de la soirée.

Il faut courir entendre la musique toujours aussi délicieuse d'Auber, qui n'a pas son pareil pour animer son inspiration mélodique d'une grâce toujours fluide et légère : alors au sommet de sa carrière en 1856, le compositeur ne s'embarrasse pas d'incorporer les nouveautés de son temps et conserve son langage musical traditionnel. Pour mener sa Manon au succès, il s'adjoint le talent de son habituel librettiste, Scribe, qui prend plusieurs libertés avec l'histoire originelle de l'abbé Prévost, notamment l'ajout d'un personnage féminin, Marguerite. Mais ce sont surtout les aspects sulfureux de la vie dissolue de Manon et Des Grieux qui sont lissés, au profit d’une conclusion bourgeoise, teintée de conformisme religieux.

Si le début de l'ouvrage est quelque peu poussif dans la présentation des différents personnages, il prend ensuite davantage d'ampleur par l'alternance fluide entre dialogues et airs, avec plusieurs duos et ensembles finement troussés. La fin de l'opéra touche au cœur en trouvant des teintes plus crépusculaires, d'une simplicité sans ostentation dans l'orchestration, sans parler de la clarté toute française, toujours en soutien des interprètes. Le tour de force de Guillaume Tourniaire consiste à faire vivre ces délices de raffinement d’un étagement infini de nuances, aux rythmes scintillants.


La distribution réunie parvient à relever le double défi d’une maîtrise vocale autant que théâtrale – du fait de l’importance des dialogues parlés. Rocío Pérez (Manon) domine la distribution de toute son agilité soyeuse, particulièrement dans les vocalises, tandis que Sébastien Guèze (Des Grieux) fait valoir la beauté de son timbre, malgré une émission souvent serrée. On aime aussi les graves mordants d’Armando Noguera, très investi en marquis d’Hérigny. À cet égard, afin de bénéficier de la meilleure acoustique à Turin, il convient de préférer un placement au plus près de la scène ou dans les hauteurs des loges. Une manière de profiter au mieux de la salle splendide du Teatro Regio, au geste architectural d'une modernité à couper le souffle.

La mise en scène d’Arnaud Bernard se montre un peu plus efficace que pour le volet dédié à Puccini, en tournant son inspiration vers le cinéma muet : l’exagération des mimiques des interprètes, en même temps que les recommandations souvent obséquieuses du réalisateur, créent des saynètes vivantes et délicieusement farfelues, même si un sentiment de lassitude vient là aussi saisir le spectateur au fil du spectacle, face à l’utilisation en boucle de cette idée.

De quoi nous rappeler que Turin a été l'une des cités fondatrices du cinéma en Italie, expliquant l'existence du plus grand musée dédié au Septième art en Europe, hébergé dans le bâtiment emblématique de la ville, la Mole Antonelliana.

dimanche 13 octobre 2024

« Ubu Roi » d’Alfred Jarry - Pascal Neyron - Théâtre de l'Athénée à Paris - 11/10/2024

 

Depuis son changement de direction en 2021, le Théâtre de l’Athénée a souhaité poursuivre sa collaboration avec Pascal Neyron, l’un des metteurs en scène les plus attachants découverts dans l’ancien théâtre de Louis Jouvet, notamment pour Le Testament de la tante Caroline de Roussel en 2019 ainsi que deux productions d’œuvres de Maurice Yvain, Là‑haut en 2022 et Gosse de riche en début d’année.

Autant de réussites dans le domaine de l’opérette, toujours avec la complicité de l’ensemble Les Surprises, qui lui ont donné envie de s’intéresser à la pièce Ubu Roi (1896) d’Alfred Jarry, avec la musique de scène de Claude Terrasse (1867‑1923), l’un des héritiers d’Offenbach. Le chant est cette fois‑ci absent de la scène de l’Athénée, mais le mélomane a le plaisir de découvrir la musique pétillante du jeune Terrasse, alors en début de carrière, dans une adaptation pour onze instruments (sans les cordes, comme c’était le cas en 1922). C’est là un apport indéniable par rapport à la création, qui avait préféré le piano seul (voir aussi la production donnée au Musée d’Orsay en 2005). On se délecte ainsi toute la soirée des rythmes de fanfares en forme de courtes vignettes musicales, qui irriguent toute la pièce en donnant des leitmotivs à chacun des principaux personnages. Terrasse s’amuse à saupoudrer son orchestration de toute une palette de bizarreries, entre légères dissonances et orchestrations farfelues, pour coller au plus près des péripéties rocambolesques d’Ubu.

Echec retentissant à sa création, Ubu Roi est devenu depuis un classique de l’humour absurde, en annonçant avant l’heure le courant surréaliste, et plus près de nous les satires désopilantes des Monty Python jusqu’aux Robins des Bois, en passant par celles d’Alain Chabat et d’Alexandre Astier. Paradoxalement, ces héritiers sont allés tellement plus loin dans l’exploration du genre qu’ils ont donné un coup de vieux au texte de Jarry, qui n’a plus aujourd’hui le même parfum de scandale qu’en 1896.

Il fallait certainement toute la fantaisie débridée d’un Pascal Neyron pour parvenir à remettre la pièce au goût du jour, sans lui faire perdre son esprit à mi-chemin entre surréalisme et caricature des tragédies shakespeariennes, de Hamlet à Macbeth. Pour cela, Neyron choisit de dépouiller la scène de tout décor, plaçant au centre de l’attention le couple sordide, qui se chamaille tout du long comme deux enfants attardés. Les intonations passent sans cesse du sérieux au décalé, donnant au spectateur le recul nécessaire sur la farce. L’enchaînement sans temps mort des péripéties évite aussi toute lourdeur, tandis que Neyron s’amuse à revisiter les rares éléments de décor, principalement des sortes de boyaux métalliques que les comédiens empruntent comme costumes lors de l’hilarante bataille dans la pénombre enfumée.

La frénésie des comédiens évite toute hystérie pour trouver le ton juste : on tient en Paul Jeanson (Père Ubu) un interprète habité par son rôle, qui ne recule devant aucune bassesse pour figurer le pleutre flamboyant, bien aidé par une Sol Espeche (Mère Ubu) délicieusement vénéneuse. On aime aussi le verbe haut et clair de Jean‑Louis Coulloc’h, tandis que Nathalie Bigorre complète la distribution avec bonheur. L’ensemble Les Surprises est intégré plusieurs fois à l’action, sans jamais se départir de sa parfaite cohésion au niveau musical. Un spectacle réussi, dont l’humour bon enfant conviendra parfaitement à un public adolescent, et bien au‑delà !

vendredi 11 octobre 2024

« Lorsque l’enfant parait » d’André Roussin - Théâtre Marigny - 09/10/2024

Après une tournée triomphale dans toute la France et au-delà de nos frontières, Catherine Frot et Michel Fau font leur retour à Paris, accueillis cette fois par le Théâtre Marigny, pour fêter la 300e représentation de Lorsque l’enfant parait. En exhumant l’un des plus grands succès de la carrière d’André Roussin (1911-1987), les deux complices contribuent à redorer le blason d’un genre souvent sous-estimé, le théâtre de boulevard.

Doublement réunis en 2015 pour le film Marguerite, puis la pièce Fleur de Cactus, Catherine Frot et Michel Fau ont choisi de partager à nouveau l’affiche pour rendre hommage à André Roussin, une des grandes figures du spectacle vivant de son temps, alors aussi célèbre que Sacha Guitry. D’abord comédien, le natif de Marseille se tourna rapidement vers l’écriture, en multipliant les succès populaires sur scène, avec des personnalités aussi attachantes et reconnues que Suzanne Flon, François Perrier ou Elvire Popesco. La carrière bien remplie de cet admirateur et fin connaisseur de Molière lui valut ensuite d’accéder à la direction du Théâtre de la Madeleine, puis d’être élu à l’Académie française : une ambition nourrie avant tout par la qualité littéraire de ses pièces, au verbatim certes accessible, mais constituées de dialogues savoureux et ciselés au cordeau.

Lorsque l’enfant parait est créé en 1951 dans la mise en scène de son mentor Louis Ducreux : la pièce reste pas moins de quatre ans d’affilée à l’affiche, à l’instar des deux autres succès précédents d’André Roussin. Les péripéties parfois rocambolesques évoquent les comédies de caractère de Feydeau, en frisant à plusieurs reprises le comique d’absurde par l’accumulation de quiproquos plus ou moins vraisemblables. Pour autant, c’est davantage le regard sociologique porté sur cette période d’après-guerre qui intéresse aujourd’hui, tout autant que la critique d’une bourgeoisie aisée et étriquée, dont Roussin était issu. La pièce traite du sujet pour le moins audacieux de l’avortement, puisque la dépénalisation de cette pratique ne devait intervenir que vingt-quatre ans plus tard avec la loi Veil. Rappelons aussi que la dernière « faiseuse d’anges » a été guillotinée en 1943, soit huit ans plus tôt !

Si le sujet de la fermeture des maisons closes est, lui aussi, abordé, c’est surtout pour mettre en miroir les ambivalences morales d’un homme de pouvoir (ici le ministre de la famille incarné par Michel Fau), pris au piège du respect de sa parole publique face aux nécessités de sa vie privée. La pièce moque ainsi avec férocité la capacité de chacun à s’arranger avec les principes, dès lors qu’il se retrouve confronté à la réalité, en un jeu de domino un rien prévisible, mais mené sans temps mort. Enfin, le contexte de la guerre froide et de la peur d’un conflit nucléaire reste omniprésent pour appréhender le racisme décomplexé de la mère (incarnée par Catherine Frot), à l’encontre des Russes. On peut interpréter de différentes manières l’épilogue de la pièce, qui revient à une moralité plus conformiste, en faisant la promotion de la natalité : était-ce là le moyen d’échapper à la censure ? Ou bien est-ce là une pirouette facile, alors que toute la pièce a démontré le parti-pris inverse ? Chacun sera libre de son interprétation, mais peut-être que le titre de la pièce, emprunté à Victor Hugo, constitue déjà un indice des références idéologiques de son auteur, sensible aux avancées sociales.

Repris dans les années 1980 par Marthe Mercadier, le rôle de la mère trouve en Catherine Frot une interprète de grande classe, qui ne surjoue jamais la bourgeoise écervelée et soumise, que l’époque rigide des années 1950 voudrait lui faire jouer. Si Michel Fau a choisi de rester au plus près du texte original, il allège la tonalité du patriarcat alors triomphant par l’ajout de nombreux sous-textes visuels. On reconnait bien là la patte de l’ancien partenaire attitré d’Olivier Py sur scène, qui sait, en une expression de visage ou une infime variation de ton, nous rappeler que la farce n’est jamais loin, sans jamais en faire trop, à l’instar de sa mise en scène discrète. On aime aussi le désopilant et haut en couleur Maxime Lombard en grand-père vachard, tandis que les jeunes pousses Laure-Lucile Simon et Baptiste Gonthier n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs ainés Agathe Bonitzer et Quentin Dolmaire, dont ils ont repris les rôles respectifs avec bonheur.

Concert de l'Orchestre national de France - Sakari Oramo - Maison de la Radio - 10/10/2024

Kyrill Gerstein
L’Orchestre National de France et son chef invité Sakari Oramo nous offre l’un des concerts les plus mémorables de ce début de saison en exhumant le rare Concerto pour piano (1896) de Ferruccio Busoni, un ouvrage dont on n’a pas fini d’appréhender la folle démesure, jusqu’à son Finale inattendu avec choeur d’hommes. Au piano, le génial Kirill Gerstein semble enfiler avec une facilité déconcertante toutes les difficultés de ce monument redouté.

L’Orchestre National de France a choisi de fêter le 100e anniversaire de la disparition de Ferruccio Busoni (1866-1924) en mettant à l’honneur l’un des ouvrages les plus dantesques du répertoire, d’abord par sa durée de 70 minutes (la plus longue parmi ses équivalents), puis par sa difficulté extrême pour le pianiste, sollicité tout du long. Issu d’une double ascendance allemande et italienne par ses parents, tous deux musiciens, Busoni a très tôt embrassé une carrière de pianiste prodige, avant de se consacrer à l’enseignement et à la composition. Son admiration pour Liszt s’épanouit avec force dans cet ouvrage encore imprégné des influences post-romantiques de sa première manière (à l’inverse de ses quinze dernières années, davantage tournées vers un allègement orchestral et un certain flottement tonal, comme dans son ultime chef d’oeuvre, l’opéra Doktor Faust).

Le Concerto pour piano fait entendre autant un élan brahmsien aérien au niveau de la forme, qu’un gigantisme puissamment évocateur évoquant Strauss ou Mahler. Le tempérament italien irrigue également cette pièce généreuse par sa capacité à entrecroiser les différents motifs, en un lyrisme imprévisible et toujours palpitant. Difficile à appréhender, l’ouvrage mérite mieux qu’une approche superficielle et gagne à la réécoute, tant il fourmille d’idées et d’audaces. Il fallait certainement un chef de la trempe de Sakari Oramo pour oser s’attaquer aux difficultés multiples, quasi expérimentales par endroits, et donner une telle sensation d’évidence dans les enchaînements, tous fluides. Si le Finlandais a eu la tristesse de voir disparaître le jour même l’un de ses illustres compatriotes en la personne de Leif Segerstam (1944-2024), il n’en laisse rien paraître en embarquant les forces du National en un engagement de tous les instants, entre tempi vifs et ruptures marquées. Il sait aussi s’apaiser pour révéler les passages plus apolliniens, telle que la fin touchante du premier mouvement. On aime aussi sa propension à embrasser les aspects plus dansants, notamment dans la Tarentelle, qui précède le dernier mouvement étonnamment doux, avec le chœur d’hommes. Ce chœur fait entendre un Busoni moins moderne dans ses réparties homophoniques : de quoi trahir le réemploi d’un morceau composé plus tôt dans sa carrière, pour un opéra resté inachevé.

Kirill Gerstein semble ne faire qu’un avec cette musique qu’il connaît par cœur, de bout en bout, lui qui inscrit régulièrement les pièces pour piano de Busoni à ses programmes. Autant sa technique percutante que son tempérament sont un régal de chaque instant, que l’on pourra retrouver à la réécoute sur France Musique, à moins de rejoindre Berlin (les 17 et 19 octobre) ou Londres (le 1er novembre), où Gerstein et Oramo conduiront les orchestres locaux pour le même programme. On notera toutefois que ces villes ont choisi de l’étoffer, en y adjoignant une pièce de Debussy à Berlin et une symphonie de Grażyna Bacewicz (1909-1969) à Londres. N’était-il pas possible de faire la même chose à Paris ? C’est là le seul regret de cette soirée malgré tout très réussie, qui donne envie de découvrir plus avant la musique de Busoni.

mercredi 9 octobre 2024

Opéras en un acte de Hindemith, Bartók et Honegger - Anthony Almeida - Opéra national de Lorraine à Nancy - 08/10/2024

On s’est récemment extasié sur Le Petit Marat de Mascagni, programmation audacieuse d’Angers Nantes Opéra, mais que dire de son équivalent à Nancy, qui, sous le titre « Héroïne », propose en cet automne la réunion de deux ouvrages en un acte et d’un oratorio, d’une force expressive mémorable ? On doit cette proposition au dynamique directeur de l’institution, Matthieu Dussouillez, qui n’a pas son pareil pour dépoussiérer le répertoire lyrique et propulser l’opéra dans une dynamique contemporaine.

La soirée débute avec la Sancta Susanna (1922) de Paul Hindemith, premier grand choc lyrique d’un compositeur qui marquera ensuite durablement les esprits avec ses chefs‑d’œuvre au modernisme plus accessible, de Cardillac (1926) à Mathis le peintre (1938). Au début des années 1920, Hindemith est encore marqué par les influences de Debussy et Reger, irriguées des contrastes de l’expressionnisme, façon Elektra de Strauss. Au‑delà de son sujet sulfureux, Sancta Susanna vaut surtout pour sa tension qui prend d’emblée à la gorge pour ne plus vous lâcher, entre mélodies fuyantes et évasives au début, jusqu’à l’explosion finale, en forme de déflagration. La brièveté même de l’ouvrage (d’environ 25 minutes) renforce son efficacité théâtrale, à l’instar d’autres huis‑clos étouffants et prenants, tel que Riders to the Sea (1937), opportunément programmé par plusieurs institutions voilà déjà quinze ans à Paris.

Immédiatement enchainée, la musique du chef‑d’œuvre lyrique de Bartók, Le Château de Barbe‑Bleue (1918), trouve des sortilèges harmoniques toujours plus ensorcelants à mesure que le drame intimiste se déploie entre les protagonistes. A rebours du conte de Perrault, le livret explore la soif de connaissance de Judith pour son promis, qui hésite à se confier, avant de la laisser pénétrer une à une les portes de son château, comme une métaphore de son ouverture progressive à l’autre. On ne trouve point d’épouses sacrifiées ici, mais davantage un passionnant et troublant chemin initiatique entre deux âmes, de l’impatience de Judith aux réticences pudiques de Barbe‑Bleue. Après l’entracte, La Danse des morts (1940) d’Arthur Honegger sonne moins moderne, en convoquant sa double influence française et germanique, entre clarté des lignes et chœurs puissamment architecturés. On est toutefois surpris par les emprunts à des chansons populaires bien connues, revisitées en un ballet joyeusement morbide et surréaliste : autant de qualités qui mettent en valeur l’excellent chœur local, malgré quelques stridences dans les aigus des sopranos.


Pour ses débuts en France, le metteur en scène Anthony Almeida choisit de lier les différents ouvrages par une dramaturgie discrète, qui a pour principal avantage d’imposer la concentration sur le texte. Une petite fille apparait à plusieurs moments du spectacle pour incarner une innocence encore protégée de l’expérience du désir et de l’amour. Les différents destins des héroïnes sont autant de futurs possibles pour elle, avant une réunion opportune en fin de soirée entre ces trajectoires divergentes et enfin réconciliées. Il aurait toutefois fallu donner davantage de consistance visuelle à cette idée, afin d’éviter l’impression d’assister à une simple mise en espace, à la scénographie certes parfaitement réglée par les éclairages variés, mais qui repose sur une direction d’acteur trop peu imaginative sur la durée. Cet écueil est surtout préjudiciable pour aider à éclairer les allusions symboliques du drame conjugal entre Judith et Barbe‑Bleue : on finit par tourner littéralement en rond, à l’instar du décor revisité sous toutes ses facettes. D’où l’impression d’une mise en scène trop distante dans ses partis pris aussi minimalistes qu’interchangeables. Dommage.

Cette déception est d’autant plus regrettable qu’on tient avec Rosie Aldridge, déjà entendue en 2019 à Nancy dans Les Hauts de Hurlevent d’Herrmann, une des grandes mezzos dramatiques du moment, capable d’insuffler une tension dès ses premières interventions. Autant le mordant de sa diction que son à‑propos rythmique mettent en valeur des graves aussi charnus qu’admirablement projetés. On trouve une même solidité technique et un même sens de l’engagement chez la toujours parfaite Anaïk Morel (Susanna), à l’instar du superlatif Joshua Bloom (Barbe‑Bleue), pourtant très modeste au moment des saluts. Seul Yannis François se montre plus timide dans son rôle, sans parler des quelques décalages avec la fosse.

Cette dernière est tenue de main de maître par la Coréenne Sora Elisabeth Lee, qui prouve une nouvelle fois son affinité avec ce répertoire du début du XXe siècle, après la réussite des Oiseaux de Walter Braunfels, donnés en 2022 à Strasbourg. Son geste legato allie vivacité et transparence, en un élan aérien et frémissant, sans jamais se départir des nécessités théâtrales.

dimanche 6 octobre 2024

Concert des Talens Lyriques - Christophe Rousset et Paul Figuier - Festival d'Ambronay - 05/10/2024

Philippe Jarrousky

Le Festival d’Ambronay a choisi d’orienter la programmation de son quatrième et dernier week‑end de concerts sur les contre‑ténors, ce qui conduit inévitablement à comparer les chanteurs qui se sont produits à deux soirées d’intervalle, Paul Figuier et Philippe Jaroussky. On ne peut trouver partis pris artistiques plus opposés que ceux du mesuré Christophe Rousset la veille et de la plus débridée Christina Pluhar : l’esprit populaire et festif de la chef autrichienne irrigue d’une vitalité immédiatement audible le concert, tout en bénéficiant d’un soliste accompli en la personne de Jaroussky. Si le contre‑ténor français lutte parfois contre un instrument fatigué avec les années, à l’aigu durci, quel art interprétatif et quelle aisance dans la communication avec les musiciens !

On se souvient d’un jeune homme plus timide en début de carrière, qui se laissait heureusement embarquer par la fantaisie lumineuse de ses partenaires, Marie‑Nicole Lemieux en tête. Autant le succès public que la pleine confiance dans ses moyens, entre maîtrise du souffle et souplesse des changements de registre, ont permis à Jaroussky de briser la glace depuis de nombreuses années, pour trouver ce plaisir partagé avec les musiciens, qui fait tellement de bien à voir. L’artiste n’a plus rien à prouver et se lâche, en se permettant aussi plusieurs interactions avec le public, notamment dans les deux derniers bis déhanchés (dont on ne dévoilera pas la surprise). Il faut dire que la répartition des interprètes en demi‑cercle invite à la communion pour faire vivre d’une énergie solaire le répertoire choisi, entre airs populaires français et espagnols, surtout en première partie de concert.


On est une fois de plus subjugué par l’art de Christina Pluhar pour construire un programme très varié dans la valse des émotions, qui swingue littéralement à plusieurs reprises, jusqu’à une sorte de « bœuf » jazzy dans la Ciaccona de Maurizio Cazzati. L’art des transitions entre les morceaux bénéficie de sa sensibilité millimétrée dans les moindres détails, souvent ornée des interventions majestueuses de Doron Sherwin au cornet à bouquin, très sollicité dans les ornements.

samedi 5 octobre 2024

Concert des Talens Lyriques - Christophe Rousset et Paul Figuier - Festival d'Ambronay - 04/10/2024

Paul Figuier

A 63 ans, Christophe Rousset n’en finit plus de voir son travail encensé grâce à son partenariat toujours plus fécond avec l’ensemble Les Talens Lyriques, qu’il a fondé voilà déjà trente‑trois ans. Son appétit et sa curiosité se nourrissent d’un sens toujours affirmé de la rigueur et de l’ambition artistique, très respectueux des ouvrages, qui vient d’être récompensé par trois prix prestigieux, ce qui est peu commun, décernés par les International Opera Awards. Outre la nouvelle production de Kublai Khan de Salieri au Theater an der Wien (avec un disque à paraître l’an prochain), les enregistrements avec le génial ténor Michael Spyres et à la résurrection de l’opéra Fausto de Louis Bertin (voir ici) ont ainsi été honorés, à l’instar des recensions élogieuses dans nos colonnes.

D’où vient pourtant que l’on ressort passablement déçu du concert dédié aux extraits de cantates pour alto de Bach, donné à Ambronay, avant Paris et Istamboul (les 3 et 5 décembre prochains, avec le contre‑ténor Zoltán Daragó, comme pour le disque à paraître en novembre chez Aparté) ? On peut évidemment goûter modérément l’exercice qui consiste à isoler des parties d’ouvrages, mais toujours est‑il que cela peut donner envie de découvrir la suite chez soi, avec les nombreuses intégrales existantes. C’est bien davantage le parti pris interprétatif trop mesuré et sage qui gêne ici, donnant une impression d’un Bach uniforme et linéaire, enveloppé de velours et de soie. Non pas qu’une telle optique soit indéfendable, mais il aurait fallu pour cela bénéficier d’un interprète moins noué par l’enjeu (le concert était retransmis en direct sur Culturebox), en la personne de Paul Figuier.

Le contre-ténor français affiche d’emblée une nervosité visible à ses tics de visage, quand ça n’est pas son pantalon, remonté à plusieurs reprises pour pallier l’absence de ceinture. Si le premier air virtuose fait les frais de ce trac évident, au détriment de la nécessaire justesse, les passages suivants font davantage valoir sa musicalité, entre clarté d’émission et mise en valeur de son beau timbre. On regrette toutefois une projection insuffisante, notamment dans les graves, pour pleinement nous emporter. C’est d’autant plus regrettable que Les Talens Lyriques bénéficient d’un interprète d’exception en la personne du hautboïste Gilles Vanssons, très sollicité par le programme tout au long de la soirée.

vendredi 4 octobre 2024

Concert de l’Orchestre national de Lyon - Leonard Slatkin - Auditorium de Lyon - 03/10/2024

Leonard Slatkin

L’Orchestre national de Lyon ne pouvait manquer de fêter le quatre-vingtième anniversaire de son directeur musical honoraire, Leonard Slatkin (né en 1944), qui reste aujourd’hui encore l’un des chefs les plus appréciés par les musiciens, suite à son mandat (2011‑2017) dans la capitale des Gaules. L’une des particularités du Californien est précisément d’avoir ouvert la formation au répertoire de son pays, et ce dès 2011 et la série de concerts « L’Amérique de Leonard Slatkin », puis régulièrement ensuite (voir notamment en 2017 l’une des soirées consacrées à la musique symphonique de John Adams).

C’est dans cet esprit que la première partie de soirée fait découvrir une page (d’environ douze minutes), appelée Timepiece, de Cindy McTee (née en 1953). L’épouse de Leonard Slatkin, compositrice et professeur de musique, n’a pas son pareil pour convoquer toutes les ressources de l’orchestre en un brio allant, alternant ambiance mystérieuse et verticalités abruptes (à l’orchestration marquée par les percussions), pour mieux revenir à des passages sinueux aux cordes, mêlés d’un sentiment d’urgence qui donne toujours envie d’entendre la suite. La compositrice vient sur scène pour recueillir des applaudissements nourris de la part du public, agréablement surpris par cette entrée en matière au tonus revigorant.


Le contraste n’en est que plus marqué avec la pièce plus connue qui suit, le Second Concerto pour violoncelle (1966) de Chostakovitch et son ambiance sombre et dépouillée. Comme à son habitude, Leonard Slatkin ne s’embarrasse pas d’un excès de pathos, entre lisibilité et sens de la mise en place. Le soliste, Sheku Kanneh‑Mason, (né en 1999) est sur la même longueur d’onde en privilégiant des phrasés gracieux et aériens, qui mettent en valeur l’expression des timbres. L’élan narratif comme les grincements volontiers narquois restent toutefois au second plan d’une interprétation un rien séquentielle, où le violoncelliste britannique se fond parfois volontairement dans la masse des tutti, sans virtuosité expansive. En bis, il surprend en rendant hommage à Bob Marley via l’adaptation de l’une de ses chansons, She used to call me Dada.

Après l’entracte, la Troisième Symphonie (1946) de Copland résonne de toute sa force expressive, volontiers massive dans ses grands phrasés homophoniques opposés par bloc, à la manière du classicisme altier de la Cinquième Symphonie de Prokofiev, composée un an plus tôt. Leonard Slatkin ne s’embarrasse pas de détails en imprimant des tempi assez vifs, sans attaques sèches. Il réussit davantage les passages majestueux, grâce à la clarté des lignes de l’excellent Orchestre national de Lyon, très bien préparé pour l’occasion. Si les parties plus lyriques et apaisées manquent d’un rien de rebond et de fantaisie, on reste toutefois solidement arrimé au geste du chef américain, toujours sur et précis. Parmi les morceaux de bravoure du compositeur, le finale inoubliable revisite la célèbre Fanfare pour l’Homme ordinaire, composée en 1942 pour accompagner l’entrée en guerre des Etats‑Unis. L’élan patriotique évite toutefois tout pompiérisme, en mettant en valeur l’imagination mélodique de Copland, très inspiré ici. La charge émotionnelle, qui monte peu à peu et empoigne tout du long l’auditeur, explique pourquoi cet ouvrage reste l’un des plus populaires de son auteur : sa découverte en concert, à l’instar des « symphonies de guerre » tout aussi spectaculaires de Chostakovitch, est un moment incomparable pour l’auditeur. De quoi expliquer pourquoi l’Orchestre national de Lyon a réservé deux dates à ce programme, avant de retrouver le même Slatkin pour d’autres œuvres originales le 11 octobre, cette fois de Gershwin, Barber et... Slatkin. Enjoy! 

jeudi 3 octobre 2024

« Il piccolo Marat » de Pietro Mascagni - Sarah Schinasi - Angers Nantes Opéra - Théâtre Graslin à Nantes - 02/10/2024

En ces temps de coupes budgétaires qui n’épargnent aucunes de nos maisons d’opéra, on se félicite que plusieurs d’entre elles osent sortir des sentiers battus pour proposer des raretés aussi inattendues que La Sérénade (1818) de Sophie Gail (en ce moment à Rennes) ou Edgar (1889) de Puccini (en novembre prochain à Nice). Au Théâtre Graslin, le public a récompensé cette audace en venant en nombre fêter l’avant‑dernier opéra méconnu de Pietro Mascagni, Le Petit Marat (1921), dont l’action se passe à Nantes pendant la période révolutionnaire. Il est vivement recommandé de lire au préalable le résumé de l’intrigue ou d’assister à la présentation de l’historien Jean‑Clément Martin, peu avant le spectacle, pour bien situer les enjeux de cet ouvrage, au livret passablement confus dans ses nombreux sous‑textes.

Le choix du sujet s’inscrit dans le contexte de la crainte des conséquences de la révolution bolchevique russe de 1917, qui a polarisé l’attention en France, comme en Italie, jusqu’à provoquer des scissions irréconciliables et acter la fondation de deux partis distincts (socialiste et communiste). La peur de l’effet domino du « péril rouge » incite à rappeler les méfaits de la Révolution française, et tout particulièrement ceux de la période sanglante de la terreur. C’est précisément un de ses épisodes les plus douloureux, celui des « noyés de Nantes », qui est évoqué ici : il s’agissait alors, pour les révolutionnaires, de vider les prisons pour ne plus avoir à nourrir des opposants politiques (devenus coûteux en temps de crise), mais surtout de marquer les esprits par des massacres de masse à valeur d’exemple, censés briser les velléités de révolte régionale (de Nantes jusqu’à la Vendée).

S’il ne faut pas attendre du livret une exactitude historique absolue, celui‑ci sait toutefois rendre compte du climat d’incertitude et d’urgence propre à cette période, où tiennent lieu de loi les mesures expéditives des tenants du pouvoir. Ce pouvoir fait précisément l’objet d’une lutte acharnée entre les envoyés parisiens (ici incarné par « l’Orco », une sorte de cousin éloigné de Scarpia) et les milices locales telles que la compagnie Marat (nom donné en hommage au célèbre pamphlétaire appelant à protéger les acquis de la Révolution par tous moyens, y compris la violence). L’un de ses membres, surnommé « le petit Marat », va chercher à faire libérer sa mère des geôles nantaises, avec l’aide de Mariella (nièce de l’Orco), une admiratrice de la Vierge et de... Marat (le vrai).


Malgré ce livret difficile à appréhender, la musique de Pietro Mascagni (1863‑1945) impressionne d’emblée par la variété de son inspiration, qui ambitionne de rivaliser avec le génie puccinien, auquel le compositeur est indissociablement comparé. Mascagni cherche aussi à se défaire de l’étiquette de vériste, qui lui colle à la peau depuis l’immense succès rencontré par Cavalleria rusticana (1890) – un ouvrage souvent couplé de nos jours avec Paillasse de Leoncavallo. Si plusieurs passages mélodramatiques rappellent cette première manière, on est surtout impressionné par la présence soutenue et haute en couleurs de l’orchestre, qui fait figure de personnage à part entière, tout au long de la soirée. A plusieurs reprises, Mascagni ose des audaces harmoniques et colore le drame d’une palette sombre et morbide, à l’orchestration dépouillée par endroits. On regrette toutefois que la direction solide et honnête de Mario Menicagli manque par trop d’imagination pour mettre davantage en relief les variations mouvantes de ces atmosphères, qui font pourtant tout le prix de l’ouvrage. L’audition n’est pas non plus aidée par le placement de l’orchestre sur scène, occasionnant une sonorité compacte et passablement étouffée, tandis que les chanteurs répartis au‑dessus de la fosse recouverte ont, à l’inverse, une expression autrement plus sonore.

Si Angers Nantes Opéra a dû renoncer à présenter la mise en scène de Sarah Schinasi, créée à Livourne en 2021, faute d’une fosse suffisamment étoffée pour accueillir tous les musiciens, il a finalement été demandé à l’Italienne d’élaborer une mise en espace sur la base de son travail initial. On aurait bien évidemment aimé pouvoir bénéficier du confort visuel des costumes pour identifier chaque camp en présence, ce que les accessoires et éclairages variés tentent de pallier en partie, de même qu’une direction d’acteurs vigoureuse. Sur le plan interprétatif, la distribution se montre de bonne tenue, compte de la difficulté vocale des nombreux rôles en présence, y compris parmi les comprimari (rôles de soutien). Malgré plusieurs détimbrages dans le suraigu, Rachele Barchi (Mariella) relève crânement la difficulté, en mettant en avant des qualités dramatiques éloquentes, à l’instar d’un Samuele Simoncini (Le petit Marat), aux atouts comparables, malgré une émission trop étroite.

On est toutefois davantage enthousiasmé par la noirceur brute de décoffrage d’Andrea Silvestrelli (L’Orco), qui colle parfaitement au rôle. Que dire, aussi, de sa projection mordante, qui renforce l’impact physique de sa prestation, de même que le sonore Stravos Mantis (Le Charpentier). On aime aussi le chant incarné, sans pathos excessif, de Sylvia Kevorkian (La Mère), tandis que Matteo Lorenzo Pietrapiana (Le Soldat) compense une posture un rien trop raide par une solidité technique bienvenue. Enfin, le Chœur d’Angers Nantes Opéra emporte l’adhésion, tout particulièrement grâce aux excellentes individualités appelées à se distinguer dans des petits rôles.